Andrée Jacob retrouvée

Published by Marie-Jo Bonnet on

Andrée Jacob au studio Harcourt le 8 octobre 1954. © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie.

Portrait de la résistante Andrée Jacob, journaliste et chroniqueuse, grande figure du tout-Paris culturel au siècle dernier, par l’historienne Marie-Jo Bonnet qui a documenté son parcours et a fait poser, en 2019, une plaque à son nom square Louvois, en face de la BnF (site Richelieu, Paris IIe).

Je publie ce long et bel article de Marie-Jo Bonnet avec une émotion toute particulière, teintée de mélancolie.
J’ai connu Andrée Jacob autrefois, brièvement, à partir de 1995. Je ne me souviens plus vraiment très bien comment j’ai fait sa connaissance ; je crois que c’était par Jean-Pierre Biron, qui dirigeait alors le service de la communication au Centre Pompidou (et que j’avais surnommé in petto Lord Biron).
C’était difficile de ne pas aimer cette femme chaleureuse, espiègle, immensément cultivée. J’arrivais dans son appartement de la rue Rousselet, je m’installais et nous buvions du whisky en fumant des cigarettes, tout en papotant pendant une heure. En 1997, j’ai emménagé derrière les Invalides, c’était encore plus simple de la visiter en venant à pied.
Que pouvait bien avoir à se raconter une demoiselle de 90 ans et un jeune homme à peine trentenaire ? mais bien des choses, et des proustiennes. Andrée m’avait offert et dédicacé son livre sur les dames qui tenaient salon, dont il est question dans le texte qui suit ; je l’ai toujours, bien sûr : je le regarde de temps à autre pour raviver quelques souvenirs. La conversation venait aussi sur Max Jacob, son cousin éloigné, et sur Léon-Paul Fargue, dont elle disait sans détours, mais sans acrimonie, qu’elle avait été, je cite, « son nègre ».
Nul doute qu’avec son ami elle-même évoquait Proust, que Fargue avait connu et dont il brosse parfois un portrait sans complaisance. Le cinéma était l’autre grand sujet entre nous. Andrée m’interrogeait sur les films que j’avais vus, ceux qui venaient de sortir et que nous voulions voir ou éviter : elle fréquentait la Pagode voisine à laquelle elle se rendait en taxi. C’était d’ailleurs son mode de déplacement privilégié dans Paris, et elle était connue des chauffeurs de Lutèce. Elle ne cessait de me vanter l’agrément de ce moyen de transport, qui lui permettait de garder un contact permanent avec ses nombreux amis. J’ai compris avec elle que la campagne, c’est fait pour les jeunes et qu’une fois atteint un âge canonique, ce qui nous attend du monde rural n’est plus que l’ennui et la solitude dans un silence de mort. Alors qu’avec le taxi en ville, c’était la mobilité et la sociabilité assurées…
De l’Occupation il était quelquefois question. Sans être taiseuse sur ses activités clandestines, il fallait un peu la prier pour développer. Elle s’amusait beaucoup d’avoir pu passer toute la période de 40 à 44 à Paris malgré sa judéité, mais elle ne s’expliquait pas vraiment sur ce tour de passe-passe.
En 1998 j’ai dû quitter Paris pour Clermont-Ferrand pour quatre ans ; quelques téléphonages permettaient de garder le contact avec Andrée, puis un jour plus rien, un rien qui disait tout de sa disparition.
De retour à Paris je n’ai pas cherché à en savoir davantage sur ses ultimes années, jusqu’à ce jour de 2024 où son nom est apparu dans le fichier des archives du studio Harcourt, à la date du 8 octobre 1954.
Et c’est par le texte de Marie-Jo Bonnet que j’apprends, 28 ans plus tard, tant de choses que j’ignorais de cette amie fugitive (qu’elle a fait coffrer le correspondant tardif de Proust, Bernard Faÿ, entre autres) et exemplaire, faute d’avoir pu poursuivre nos pétillants papotages. Nicolas Ragonneau


C’est par l’intermédiaire de la spirituelle Geneviève Straus qu’Andrée Jacob s’est autorisée à évoquer Proust dans un de ses derniers livres, publié en 1991. Comment en serait-il autrement ? Andrée Jacob avait seize ans à la mort de Proust en novembre 1922, donc trop jeune pour le connaître. Puis trop occupée par la vie trépidante pour prendre le temps d’approcher ce monument littéraire. C’est donc après une vie bien remplie qu’elle entreprend la rédaction d’un petit livre, Il y a un siècle, quand les femmes tenaient salon,  consacré au salon de deux femmes à Paris à la fin du XIXe siècle, Geneviève Straus et la comtesse de Loynes.
C’est la première qui nous intéresse ici. Car pour une femme de culture comme Andrée Jacob, écrire sur Geneviève Straus, fille et épouse de musicien, était important. Non seulement parce qu’elle fut un des modèles de la Duchesse de Guermantes dans À la recherche du temps perdu, le plus spirituel a‑t-on dit, mais parce qu’elle joua un rôle de tout premier plan lors de l’affaire Dreyfus en apportant le soutien inconditionnel de son salon au combat pour la vérité. Ce qui intéresse surtout Andrée Jacob dans son livre, c’est de mettre en regard deux femmes intelligentes, brillantes qui avaient réunis dans leur salon les esprits les plus influents de l’époque mais qui vont prendre une position radicalement différente au cours de l’Affaire Dreyfus. Pour et contre Dreyfus. Politiquement à gauche et à  droite. Le salon de Geneviève Straus devenant le cœur battant du soutien à Dreyfus tandis que celui de la duchesse de Luynes s’affirme nationaliste et anti-dreyfusard. 

L’interlocutrice de toute une vie

Proust connut bien Geneviève Straus malgré leurs vingt ans d’écart. Elle fut d’abord pour lui la mère de son ami de jeunesse, Jacques Bizet, avant de devenir l’interlocutrice de toute une vie à travers une riche correspondance qu’elle échangea jusqu’à la mort du romancier avec son « petit Marcel ». Née Halévy en 1849, fille du compositeur de l’opéra La Juive, elle épousa en première noce Georges Bizet, le compositeur de Carmen, avec qui elle eut son fils Jacques qui devient un condisciple de Proust au lycée Condorcet. La mort prématurée de Bizet en 1875, convainc Geneviève d’épouser dix ans plus tard l’avocat Émile Straus dont la fortune lui permet de s’installer avec son fils 134 Boulevard Haussmann. Proust est invité chez les Straus dès 1889 — il a dix huit ans — et devient progressivement un habitué des dimanches de Mme Straus qui reçoit dans son salon de la rotonde les écrivains, artistes et hommes politiques en vue, dont de nombreuses relations du faubourg Saint-Germain. C’est là que Proust rencontre Charles Haas, le futur modèle de Swann, tout en développant un attachement indéfectible à la maitresse de maison.Le jeune Proust ne tarde pas à chroniquer son salon dans Le Gaulois de 1893 tout en recueillant des informations sur ce milieu qui vont servir d’humus à la rédaction de sa Recherche.

De l’innocence de Dreyfus

Si les rapports de Proust avec Mme Straus intéressent tant Andrée Jacob, née aussi dans une famille juive à la fin de l’affaire Dreyfus, c’est principalement parce que le salon devient « le quartier général du dreyfusisme militant ». La défense de l’innocence du capitaine Dreyfus est en effet une question de conscience, poursuit-elle en citant Georges Pinter, montrant que Mme Straus, aussi bien que Zola, Picquart et Proust étaient capables « d’accepter un sacrifice pour la cause de la vérité ».
Proust en effet, a joué un rôle important lors du déclenchement de l’affaire Dreyfus en 1897 et restera en première ligne jusqu’à la réhabilitation du capitaine en 1906. A partir de là, ses rapports avec Geneviève Straus prennent une tournure plus littéraire. En 1918, il lui écrit pour lui demander la permission de la portraiturer dans son futur Pastiches et Mélanges : « Il me reste à savoir si cela ne vous déplaît pas de figurer dans ce pastiche. J’ai levé toutes les autres objections. Celle-là seule m’arrêterait. Mais il me semble que le plaisir infini que j’ai à parler de vous, vous devez en éprouver un tout petit peu à ce que je parle de vous… ».
Plaisir qui sera amplifié par la publication du tome III de la Recherche intitulé Le côté de Guermantes. C’était un an avant sa mort et cinq ans avant la propre mort de Geneviève Straus à Paris, à l’âge de 72 ans. Et l’on comprend qu’Andrée Jacob termine l’évocation du salon de Geneviève Straus par une citation de sa dernière lettre à Proust, datée de mai 1921 : « Marcel, mon petit Marcel, comme j’aimerai vous voir ! Il me semble que nous aurions tant de choses à nous dire ! Mais ce serait à la fois trop amusant… et trop triste et je crois que ça n’arrivera plus jamais. Jamais ! Quel mot cruel ! Je ne puis m’habituer à l’idée de ne plus vous revoir. […] Merci encore de l’immense joie que je vous dois. Je vous aime tendrement. Votre vieille et fidèle amie. »
On remarquera que l’émotion à l’évocation de cette joie de l’avoir connu fait probablement écho chez Andrée Jacob au regret d’avoir écrit si tard sur Proust, Geneviève Straus et l’affaire Dreyfus. A‑t-elle pris conscience que cette histoire était une sorte d’introduction à ses propres engagements dans la Résistance, la lutte contre l’antisémitisme et l’histoire de Paris ? 

Une enfance au cœur de Paris

Fille d’Edmée Hauser et Jules Jacob, Andrée Jacob est née le 22 juillet 1906, dans le Marais, 3 rue Papin. Elle habite ensuite rue des Filles du Calvaire où ses parents sont commerçants. Son enfance est endeuillée par la mort d’une de ses petites sœurs jumelles, Emma, et c’est à Denise, sa deuxième petite sœur, qu’elle dédicacera son livre sur les salons.
Dès son plus jeune âge, elle baigne dans la riche histoire de Paris : sa mère la confie souvent à sa belle-sœur Alice Hauser, qui habite rue Payenne, dans l’hôtel Le Pelletier Saint-Fargeau où se trouve au deuxième étage la bibliothèque historique de la ville Paris (BHVP). Dans cet hôtel où son autre oncle Serge Hauser est bibliothécaire, elle commence à voir des livres, à en lire, à développer une curiosité pour l’histoire et pour cette institution à laquelle elle restera fidèle toute sa vie y, compris après son déménagement à l’hôtel Lamoignon, rue Pavée. Elle demande ainsi à Jean Derens, conservateur en chef de la BHVP dans les années 1980, de préfacer la partie de son livre sur Geneviève Straus, après une anecdote sur l’affaire Dreyfus très révélatrice de ses engagements. C’est Florence Valabrègue, la petite-nièce d’Andrée, qui me l’a racontée.
En 1994, alors qu’elle travaillait comme responsable de la communication de la BHVP, grâce à l’intervention de sa grand-tante, Jean Dérens lui fit visiter l’exposition « Anatole France, Humanisme et actualité » qu’il préparait dans la salle moderne annexe de la bibliothèque. « Je m’étonnais qu’aucune vitrine ne soit consacrée à l’affaire Dreyfus, raconte-t-elle. Il me prit à part et me dis en chuchotant qu’il n’était pas certain que Dreyfus soit innocent… Nous devions déjeuner tous les trois — Andrée, Jean et moi — quelques jours plus tard dans un petit bistrot pas loin de la bibliothèque. J’avais, au préalable,  expliqué à Andrée que Jean pensait que Dreyfus était coupable. Au restaurant, Jean et moi étions assis en face d’elle. Andrée ne lui adressait pas la parole.  Elle me dit alors qu’elle ne lui parlait pas parce qu’il pensait que Dreyfus était coupable. Puis, en fin d’après-midi, Jean vint me chercher dans mon bureau pour m’emmener dans la salle d’exposition où une nouvelle vitrine consacrée à l’affaire Dreyfus m’attendait. »

Léguer à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris

Les choses étant mises au clair, Andrée Jacob pourra léguer ses archives à la BHVP, s’inscrivant dans une continuité culturelle qui est certainement aussi importante que la filiation génétique pour cette femme qui n’a pas eu d’enfant. C’est d’ailleurs un point commun avec Proust. « L’amour stérile », comme l’appelle Proust en évoquant l’histoire de Françoise dans une nouvelle parue en 1893 sous le titre « Avant la nuit », occulte souvent une autre forme de fécondité, la création littéraire.
Sa vocation de bibliothécaire solidement étayée par ses liens familiaux, Andrée Jacob en fait son métier après des études d’archiviste paléographe à L’Ecole Pratique des Hautes Études. On a l’impression, en observant son parcours professionnel, que ses différentes affectations la préparait à son engagement dans la Résistance. En 1930, elle fait un stage de 18 mois comme bibliothécaire auxiliaire au Musée de l’Homme avant d’y être engagée en 1936 aux côtés d’Yvonne Oddon, future créatrice du réseau du Musée de l’Homme, dès 1940.

Une femme de gauche

Durant les années d’avant guerre, Andrée acquiert également une culture politique fortement ancrée à gauche. En 1931, elle participe à l’Association d’Artistes Révolutionnaires (AAR), puis s’occupe bénévolement des enfants d’Espagne et jusqu’au pacte germano-soviétique, de la bibliothèque des amis de l’URSS. Cela ne l’empêche pas de fréquenter les cercles catholiques thomistes de gauche animés par le philosophe Jacques Maritain et son épouse Raïssa. Elle y rencontre la nièce de Maritain, Éveline Garnier, qui va jouer un rôle important dans sa vie puisqu’en mai 1940, elle s’installe avec elle rue Rousselet, dans le 7e arrondissement de Paris. Le couple d’amies va traverser ensemble l’Occupation en exerçant des responsabilités de plus en plus importantes dans la Résistance. Éveline Garnier sera nommée chef du réseau NAP (Noyautage des Administrations Publiques) en juin 1944, après l’arrestation des trois chefs nationaux. Andrée occupant des responsabilités importantes dans la mise en place d’une nouvelle administration non collaboratrice.

L’amie des Fargue

Un autre élément important dans la vie d’Andrée Jacob est sa conversion au catholicisme. « La foi me titillait », dira-t-elle à sa petite-nièce Florence Valabrègue qui la questionnait sur ce curieux engagement. Max Jacob, un cousin éloigné, s’était converti et on peut supposer que c’est sous l’influence de ce milieu de chrétiens de gauche, qu’elle s’engage après avoir demandé conseil à son cousin, Maxime Benjamin Jacob, musicien connu devenu bénédictin sous le nom de Dom Clément. Elle fait deux ans de catéchisme avec l’abbé Alterman  avant d’être baptisée en 1939, à la grande satisfaction de Jacques Maritain qui a la manie de vouloir convertir les homosexuels. Notons malgré tout, que c’est au cours des dimanches après-midi de Maritain à Meudon, qu’elle rencontre le Père Riquet et Claude Bourdet, le fils de l’administrateur de la Comédie Française Edouard Bourdet, qu’elle retrouvera dans la Résistance pour devenir la secrétaire du réseau NAP dont il est le chef.



Andrée Jacob par Chériane, huile sur toile signée en haut à droite et dédicacée « Pour Andrée », 1938. Collection particulière. Photo Marie-Jo Bonnet

La rencontre avec l’écrivain Léon-Paul Fargue dont elle devient secrétaire en 1937, s’avère tout aussi importante dans ces années de formation. C’est elle qui rédige des articles signés Fargue pour la revue Aujourd’hui, et effectue bien d’autres recherches sur Paris qui seront utilisées par Fargue pour écrire Le piéton de Paris. Elle approfondira ses recherches après la guerre pour ses propres livres sur l’histoire des arrondissements de Paris. Invalide de guerre, Léon-Paul Fargue vit à Montparnasse avec la peintre Chériane. Elle réalise un très beau portrait d’Andrée en 1938 et finira par l’épouser en 1944 avec Andrée pour témoin. Fargue est un patriote authentique anti nazi. En octobre 1940, il accompagne Andrée Jacob au commissariat de police où elle est convoquée avec sa carte d’identité qui reçoit le tampon « Juif » en grosses lettres rouges. Fargue pique une telle colère, raconte-t-elle dans un témoignage d’après guerre, qu’il lui interdit de porter l’étoile jaune.

Entrée dans la résistance dès 1940

Elle décide alors de vivre avec de faux papiers sous le nom de Marie-Thérèse Bourdon. Sous l’Occupation, elle voit souvent les Fargue, déjeune deux fois par semaine chez eux et se rend aux dimanches où ils reçoivent les amis, et « tout le monde », résistants comme collabos. C’est chez eux qu’elle ira se réfugier avec Éveline Garnier au printemps 1944 quand la Gestapo tentera de les arrêter rue Rousselet.
Dans cette vie de dangers, elles s’engagent également dans la défense les persécutés, et notamment les Juifs mis hors la loi par le gouvernement de Vichy. Andrée a conduit ses parents en « zone libre », à Bussières (Loire), où  la famille Garnier possède une maison. Elle-même visée dans sa vie professionnelle par les lois antisémites du gouvernement Pétain, elle a été expulsée de son emploi de bibliothécaire et une deuxième fois, en 1941, de son emploi aux messageries Hachette où elle était chargée du service bibliographique.

Sauver les enfants juifs

Elle entre alors à la S.E.G.O.S. (Service de l’organisation scientifique rattaché au centre d’information interprofessionnel), où elle peut commencer un premier travail de maillage des entreprises puisqu’elle est en contact avec les gros industriels. Dès octobre 1940, les deux amies mettent sur pied, avec Jean Gouin, un système d’alerte pour les fonctionnaires traqués ou menacés d’arrestation. Avec Mme Flament, une assistante sociale, elles organisent également un service de faux papiers pour les familles juives, fabriquant plus de 75 jeux de faux papiers tout en s’occupant de l’aide aux enfants juifs.
Elles font du renseignement pour le réseau Gloria jusqu’à l’arrestation des principaux animateurs et s’engagent de plus en plus contre l’antisémitisme grâce aux liens d’Andrée chez les chrétiens de gauche. Contactées par le Père Riquet début 1943, elles diffusent Témoignage chrétien à Paris en prenant tous les risques. Car ce journal, réalisé par des chrétiens de gauche, a consacré à l’antisémitisme un numéro qui fera date, tant par son courage que par le côté exceptionnel de cette prise de position. Puis à la mi 1943, le Père Riquet la met en contact avec Claude Bourdet, chargé de monter un réseau NAP en zone nord en vue du changement de l’administration au moment de la Libération. C’est une vie toujours aussi trépidante car elle est chargée avec le NAP de recruter des résistant(e)s dans les administrations publiques, garder le contact, gérer le budget de plus en plus conséquent (grâce aux parachutages d’argent), s’occuper du secrétariat général dont l’activité augmente au fur et à mesure que le débarquement devient une réalité prochaine. En quinze jours, un groupe de quatorze personnes est monté, dont il n’en restera plus que quatre à la Libération. Les imprudences sont évidemment très grandes pour ces apprentis agents secrets qui sont mus par la foi et le patriotisme.

Une vie de résistante éreintante

Comme elle le racontera dans son témoignage de 1946 conservé aux Archives nationales 1, Bourdet vit en ascète complet 2 dans une chambre misérable de Neuilly. « Il ne voulait même pas distraire une heure de son temps pour les loisirs et les plaisirs, n’allait jamais au théâtre et se passait régulièrement de repas ». De son côté, Andrée Jacob a une vie éreintante. Bourdet la fait terriblement courir. Détail révélateur dira-t-elle, Bourdet est grand et marche à longues enjambées tandis qu’Andrée Jacob est petite. Il la fait trotter à ses côtés sans même s’en rendre compte. Elle va chez lui à Neuilly dès 8 heures du matin, ne revient de ses courses que vers 10 heures du soir, souvent obligée de ressortir pour de nouvelles courses. Le tout à vélo et dans la crainte de mauvaises rencontres.
Elle est enregistrée à Londres comme Chef de mission de 2e classe des Forces Françaises combattantes. Elle reçoit un salaire et travaille sous le pseudonyme de « Danielle » tandis qu’Éveline reçoit celui d”«Anne ». En octobre 1943, outre les finances, Andrée Jacob s’occupe des contacts avec le secrétariat général du directoire des MUR (Mouvements Unis de la Résistance), le CNR (Conseil National de la Résistance) dirigé par Georges Bidault, et le Service des liaisons postales dirigé par Jacques Jourda. En effet, entre 600 et 700 lettres sont à collecter et à distribuer chaque jour. Cela nécessite de nombreux agents de liaison (des jeunes étudiantes principalement payées 4000 francs par mois), ainsi qu’un maillage de boîtes aux lettres qui sont relevées deux fois par jour. Andrée Jacob doit ensuite lire le courrier et elle va se réfugier chez Jacqueline Chaumié qui a pour avantage supplémentaire de cacher les archives du NAP aux Archives nationales où elle travaille.
On remarquera qu’elles connaissent et travaillent avec tous les grands noms de la Résistance gaulliste.  Ce qui ne veut pas dire qu’elles seront reconnues comme des « grands-noms ». Le problème en effet est qu’elles sont des femmes dans ce milieu d’hommes qui n’a toujours pas accordé le droit de vote aux femmes. Andrée raconte ainsi un détail révélateur du problème d’autorité auquel sont confrontées les deux femmes face à des hommes qui n’ont pas l’habitude d’obéir à des femmes. En juin 1944 tous les chefs ont été arrêtés, y compris Claude Bourdet arrêté le 25 mars 1944 avant d’être déporté. Qui va-t-on nommer à sa tête ? De difficiles négociations sont engagées avec Alexandre Parodi, délégué général du Comité de libération nationale, qui préfère  liquider le NAP. Finalement, les grands chefs sont obligés de se replier sur Andrée et Éveline qui ont réussi à échapper aux arrestations grâce à leur sang-froid et c’est ainsi qu’Éveline Garnier se voit confier la direction par intérim du NAP avec Yves Bayet, chef du réseau NAP police de la région parisienne, qui aura un rôle si important pendant l’insurrection.

Un acte de bravoure à la Bibliothèque nationale

Andrée et Eveline participent activement à l’insurrection parisienne déclenchée les 15 et 17 août 1944. Le 19 août au matin, à l’aide d’un peloton de FFI, elle occupe la Bibliothèque nationale et fait arrêter son directeur Bernard Faÿ au moment où il allait s’enfuir avec le fichier du Grand Orient de France. Bernard Faÿ, collabo notoire avait accepté de prendre la place de Julien Cain, révoqué de ses fonctions d’administrateur de la Bibliothèque nationale avant d’être déporté à Buchenwald. Elle fait hisser le drapeau tricolore sur le toit et installe des plantons aux portes pour empêcher toute sortie des documents précieux, permettant ainsi de préserver le patrimoine national. On reconnaît dans cet acte la femme cultivée, amoureuse des livres capable d’initiatives courageuses dans les moments décisifs.
On remarquera que les résistants sont aussi misogynes que les autres. Andrée Jacob raconte ainsi que de Boissieu, à qui elle reprochait de les avoir lâchées, lui répond « Nous n’avons besoin de personne. Il y a assez de femmes du monde sans emploi qui sont désireuses de nous aider. » Ce qui veut dire que les jeunes femmes qui travaillent pour la Résistance n’ont pas besoin d’être payés puisque « les femmes du monde » sont mariées et ont suffisamment de revenus pour travailler gratuitement !

Localiser les déportés

Plaque en hommage à Andrée Jacob au square Louvois, en face de la BNF (site Richelieu) inaugurée en août 2019. Une plaque Éveline Garnier lui fait face dans le même square.

Mais ce n’est pas fini pour les deux femmes qui entrent au Ministère des Prisonniers, Déportés et Rapatriés, dirigé par Henri Frenay. Elles s’occupent de la recherche et de la localisation des déportés. Trois membres de la famille d’Andrée ont été déportés à Auschwitz et ne reviendront pas. Attachée au cabinet du ministre, Andrée Jacob est déléguée de la France aux conférences préparatoire de la Convention de Genève et rédige le projet de convention pour la protection des populations civiles. Elle fait également partie de la mission dirigée par l’historienne Olga Wormser et contribue à la documentation du film d’Alain Renais, Nuit et Brouillard.
L’année 1955 marque un nouveau tournant pour elle avec la mort de sa mère, Edmée Hauser, et la rencontre d’Annette Chalut, médecin et ancienne déportée qui a épousé un des chef du Nap, déporté lui aussi. Elles voyagent en Espagne et ont un accident sur le chemin du retour. Blessée au bras, Andrée est rapidement guérie mais prend la décision de se séparer d’Eveline Garnier après quinze ans de vie commune. Andrée n’a jamais véritablement parlé de sa vie amoureuse mais il est certain qu’elle était attirée par les femmes. Est-ce cet aspect caché de son existence qui l’a rapprochée de Proust ? C’est possible d’autant plus que le sujet était particulièrement tabou à cette époque. Jacques Maritain a tout fait pour marier sa nièce, sans succès, comme il avait cherché à convertir Cocteau au catholicisme pour la rédemption de son âme.
Andrée va occuper la fonction d’Administrateur civil 1ère classe et chef du bureau du personnel au Ministère des Affaires culturelles jusqu’en 1962. Elle est alors élue maire adjoint du 2e arrondissement et entame une nouvelle carrière littéraire. Elle écrit à présent dans Le Monde une chronique régulière sur Paris. En vingt ans, elle aura écrit plus de trois cents articles, dont le dernier, titré « Au cœur des forêts royales du Valois, sur les pas de Gérard de Nerval ». Membre de la commission du vieux Paris à partir de 1986, elle est à l’origine des « sucettes » qui sont installées devant les principaux monument des Paris contenant des éléments historiques. Elles sont toujours en place aujourd’hui.
Elle commence aussi la publication d’une série de « Vie et histoire » des arrondissements centraux de la capitale, avec son livre sur les salons publié aux éditions Seydoux en liaison avec la BHVP. Parmi les illustrations de son livre sur les salons figure un portrait de Marcel Proust de 1890 dit « portrait aux cheveux en brosse », issu d’une collection particulière.
Le 18 février 2002, Andrée Jacob s’éteint à son domicile de la rue Rousselet après une vie bien remplie de citoyenne au service de la culture et de la liberté.

Parmi ses nombreuses décorations citons :
Décembre 1945 : Médaille de la Résistance française
1945 : Croix de guerre avec palmes 1939 1945
1946 : Chevalier de la Légion d’honneur
1965 : Officier de la Légion d’Honneur
Officier de l’instruction publique
Officier de l’Ordre du Mérite du Bénin
Chevalier des Arts et Lettres.


Je tiens à remercier ici Florence Valabrègue, petite-nièce d’Andrée Jacob, qui l’a bien connue dans la dernière partie de sa vie et eut l’idée de rassembler de nombreux éléments biographiques indispensables à l’écriture de ce texte.


  1. Déclaration de Mlle Andrée Jacob, direction de la documentation à l’ex Ministère des prisonniers, aujourd’hui au cabinet du ministre des pensions, recueilli par Edouard Perroy, le 15 mai 1946. A N, 72AJ/66. ↩︎
  2. Probablement inspiré par ses discussions avec Annemarie Schwarzenbach sur l’ascétisme. Voir Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, ZOE 2007. ↩︎


2 Comments

Madeleine Gardin · 17 janvier 2025 at 19 h 15 min

En dehors de l’intérêt proustophile de cet article (je suis auteure d’un petit livre sur Proust intitulé de manière faussement naïve « Comment Proust peut gâche votre vie »), j’ai été frappée par l’anecdote concernant de Boissieu, car je me suis vu répondre exactement la même phrase : « Nous n’avons besoin de personne. Il y a assez de femmes du monde sans emploi qui sont désireuses de nous aider. » par un éditeur qui me faisait faire des traductions que je trouvais sous-payées !!! Amusant de constater qu’aujourd’hui, plus personne n’oserait tenir de tels propos !

Marcelita Swann · 18 janvier 2025 at 19 h 06 min

Remarkable article, Nicolas, with your personal memories of Andrée Jabob.
It’s important for our Dreyfus Affair files. 

Footnote 2 : « Probablement inspiré par ses discussions avec Annemarie Schwarzenbach sur l’ascétisme. Voir Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, ZOE 2007. »

Remembering Véronique Aubouy’s film, “Je suis Annemarie Schwarzenbach. »
Interview : Véronique Aubouy on “Je suis Annemarie Schwarzenbach » TEDDY AWARD : https://www.youtube.com/watch?v=nsdLI5bM8wc

Véronique’s film-in-progress, « Proust lu : » https://www.aubouy.fr/proust-lu.html)

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à la lettre d'information

Surinformé comme Marcel ? ne manquez aucun article du site en vous inscrivant ici.

Merci. Vous recevrez désormais notre lettre d'information.

Pin It on Pinterest

Share This