Félicien Marbœuf, l’homme qui refusait la paternité de la Recherche

Published by Nicolas Ragonneau on

Jean-Yves Jouannais publie enfin la correspondance inédite de Félicien Marbœuf, le plus grand écrivain du silence, avec Marcel Proust (Verticales). Un roman qui joue, et de la belle et bonne littérature.

« Le meilleur film sur la Seconde Guerre mondiale est une fiction » disait Chris Marker d’En Angleterre occupée (It happened here de Kevin Brownlow et Andrew Mollo, 1965), une sombre uchronie où le nazisme triomphait au pays de Churchill. De la même façon je pourrais dire de Félicien Marbœuf (1852−1924) Correspondance avec Marcel Proust de Jean-Yves Jouannais que le livre le plus jubilatoire du centenaire de la mort de Proust est un roman.
On connaissait l’existence de cette correspondance depuis des années, elle était souvent évoquée et parfois citée. On en dispose enfin dans son intégralité et nos yeux ébahis découvrent ce que Jean-Yves Jouannais affirmait : Marbœuf est bel et bien l’instigateur et l’auteur de passages-clés de la Recherche, même s’il récuse l’évidence…

L’anti-canular

Félicien Marbœuf, né de l’imagination fertile de Jean-Yves Jouannais alors dans ses jeunes années, s’invite dans Artistes sans œuvres : I would prefer not to (Hazan, 1997) en compagnie de Félix Fénéon, Armand Robin ou Jacques Vaché, de véritables figures de la littérature situées aux marges de la production mais qui n’en jouissent pas moins d’un important prestige. Comme Jouannais l’explique souvent, la création de Marbœuf relevait moins du canular (qu’il abhorre) que d’une réflexion sur l’échec, la création littéraire et le bonheur de la page blanche. Car Marbœuf est en quelque sorte un négatif de Stéphane Mallarmé ou de Guido Anselmi (le cinéaste de Huit et demi dans le film de Federico Fellini), un leucosélidophile1 qui n’exalte rien d’autre que l’infertilité textuelle et l’agraphie. On est déjà en territoire proustien : Marbœuf ressemble à l’archétype du « célibataire de l’art » mais aussi un peu au Narrateur de la Recherche, un Narrateur ni procrastinateur ni velléitaire, mais un dandy « essentiellement cérébral », un arbitre du bon goût distribuant les points et dont l’idéal littéraire serait si absolu qu’il serait déterminé à demeurer stérile.

Une aventure collective

Félicien Marbœuf, 1860 par Antoine Roegiers. Huile, 2009.

La création du personnage Félicien Marbœuf, le jeune homme qui inspire à Flaubert Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale, le pionnier des mots croisés, le collectionneur de photos d’écrivains endormis (le « chineur de sommeils » écrit Proust), n’a rien de la gestation en solitaire dans le silence d’un bureau d’écrivain. Au contraire, c’est une aventure collective et pluridisciplinaire qui dure depuis des années. En 2009, Jouannais invitait des peintres, des architectes, des graphistes, des créateurs de mode et des écrivains (dont Pascal Quignard) à donner collectivement chair à Félicien Marbœuf dans une exposition à la Fondation d’entreprise Pernod-Ricard. On y découvrait, entre autres choses, des morceaux de correspondance, des documents personnels et des portraits du plus grand écrivain n’ayant jamais rien écrit. Marbœuf est comme une encre sympathique extrêmement lente : il apparaît petit à petit et pas forcément dans un ordre très logique. 

Le véritable moteur de la Recherche

Il restait, selon les propres mots de Jean-Yves Jouannais, « à donner encore un peu plus d’épaisseur à la figure de Marbœuf » avec la publication de la correspondance intégrale de sa correspondance avec Marcel Proust, de 1896 à 1922 et qui reproduit un portrait de Marbœuf et deux lettres manuscrites (dont une en couverture) calligraphiés par le graphiste Philippe Dabasse.
Elle se présente sous la forme d’un élégant roman épistolaire saturé de références et de clins d’œil, rassemblant les lettres des deux correspondants, entrecoupées d’extraits d’entretiens entre Marbœuf et Mary McIsaac et de notes de l’éditeur (Jouannais lui-même), ces contrepoints venant heureusement compléter la biographie de l’écrivain du silence. L’ensemble, qui rappelle de loin La Nouvelle Héloïse, est placé sous le signe immédiat du jeu littéraire et de la littérature à contraintes par une magnifique épigraphe de Georges Perec, révèle une dramaturgie très savamment distillée et une connaissance profonde de l’œuvre proustienne, mais aussi — évidemment — de la correspondance de l’écrivain (si j’osais, je dirais que Jean-Yves fait son Tadié). On aime cette progression lente mais inéluctable vers la compréhension, l’intimité, après le « coup de foudre à retardement » entre les deux hommes. Félicien Marbœuf / Marcel Proust, comme si on opposait le rien au tout romanesque. Mais ce n’est pas si simple, car Jouannais a mis beaucoup de lui dans Marcel Proust, et beaucoup de Proust dans Félicien Marbœuf. Ainsi ce dernier est-il le véritable moteur de la Recherche. Les pastiches, ou plus exactement les pastiches d’esquisses de Proust sont dans les lettres de Marbœuf, comme autant de moments clés de la Recherche : Madeleine (évidemment), la femme de Marbœuf, trouve la mort dans une chute de cheval (suivez mon regard) près de Montluçon (ville natale de Jouannais). 

Biscotte rime avec Bergotte

Ailleurs, le 5 mai 1909 Proust dévoile à Marbœuf l’épisode de la biscotte-pas-encore-madeleine. La réaction de l’écrivain du silence ne se fait pas attendre et il condamne cet emprunt à Wagner et ses biscottes zurichoises : « Quelle est cette méchante fable de toast grillé ? Vous sentez-vous wagnérien au point de sacrifier aux mêmes idoles que notre tonitruant Siegfried de Leipzig ? ». Si, comme on l’a dit, Jouannais connaît son archéologie proustienne et les travaux critiques sur le bout des doigts, il n’oublie pas d’être drôle : « Saurais-je vous conseiller d’oublier cette trop fragile “biscotte” qui a contre elle, en premier lieu, d’être synonyme de “casquette” chez Courteline ; en second lieu, de devoir rimer avec Bergotte, et plus richement encore, avec “cocotte” ». Et de conseiller derechef de remplacer la biscotte par une madeleine en louant ses vertus « myrrophores » et sa capacité à déclencher la mémoire involontaire. 

Mon cher Marcel Proust,
Je me suis toujours couché de bonheur, comme l’on dirait « pleuré de joie » ou « pâmé d’angoisse », tant mon appétit de rêves était puissant et me tenait tout au long du jour.

Félicien Marbœuf, lettre du 10 décembre 1900

Autre passage obligé, embuscade tendue dans un défilé, l’incipit : c’est Marbœuf qui se couche tôt dans la joie et qui pose les fondations de Combray. Jean-Yves Jouannais a‑t-il lu l’article de Thierry Laget « Se coucher tôt ou bâtir une cathédrale » sur notre site ? En effet, de manière troublante, celui-ci écrivait : « Ainsi, pour Proust, se coucher tôt signifie ne pas laisser d’œuvre ». Ou s’agit-il d’un plagiat par anticipation puisque chez Jouannais, Proust, c’est surtout Marbœuf ?

Guerre de Troie et Bal de têtes

Quant à Proust, il s’adonne à un pastiche de Claudel mais se montre plus précis et plus direct dans ces missives inventées que dans sa véritable correspondance (pleine de circonlocutions, d’infinies précautions et de volutes proustiques), même si Jouannais n’évite pas l’obstacle : les condoléances proustiennes (imaginaires ou reprises) notamment, véritables morceaux de bravoure. Par ailleurs, l’immense culture de la littérature de guerre étalée dans ces lettres de Proust trahit largement Jouannais et son Encyclopédie des guerres. Et en toute logique, Marbœuf perd son unique descendance au front dans les derniers jours de la Grande Guerre tandis les récits de la Guerre de Troie forment la source du bal des têtes du Temps retrouvé. Livre de masques paradoxaux et de retournements inattendus, Félicien Marbœuf est aussi une marqueterie de pastiches : « Le pastiche est le principe, la source, le motif de toute littérature, sans exception »

Glooscap, la capitale de l’échec ?

Après la mort de sa femme (et une sombre histoire d’attentat à la pudeur non mentionnée dans les lettres), Marbœuf choisit l’exil au Canada dans la ville nouvelle de Glooscap, cité qui n’existe pas mais située dans un lieu réel : la baie de Passamaquoddy au Nouveau-Brunswick, et dont on doit la création à l’architecte Alain Bublex. Marbœuf ne pouvait pas choisir de vivre ailleurs que dans une ville imaginaire qui se trace de façon invisible dans le Nouveau Monde, mais en territoire Micmac. Glooscap, noté en français Glouscap, est d’ailleurs une divinité micmac. Cette civilisation n’a pas, stricto sensu, d’écriture… La graphie britannique de Glooscap interpelle : ces deux o ressemblent-ils à un double zéro, celui de l’échec, ou au signe ∞, l’horizon inatteignable de l’infini en littérature ?
Je vous laisse avec cette question, je vais préparer le centenaire de Marbœuf (2024) et le le site marbœufnomics.com.

Vue de Glooscap. Copyright Alain Bublex

Remerciements à Antoine Roegiers.

  1. littéralement, « celui qui aime la page blanche » []
Categories: Proustiana

2 Comments

Ruth Brahmy · 20 octobre 2022 at 11 h 22 min

Très savoureux article, cher Nicolas ! Je m’en vais de ce pas me procurer la correspondance Marboeuf/ Proust.
Longue vie au site marboeufnomics.com !!😅

Cactus · 22 octobre 2022 at 7 h 52 min

Le grand Nicolas c’est vous , merci !!

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