Autour de Sargent & Proust

John Singer Sargent, Les jardins du Luxembourg au crépuscule, 1879, Philadelphia Art Museum

Sargent est à l’affiche cet automne, avec l’exposition au Musée d’Orsay John Singer Sargent : Éblouir Paris (jusqu’au 11 janvier 2025) et la parution de la première monographie en français sur son œuvre – Sargent : Le beau monde et son revers (par Emily Eells, Isabelle Gadoin et Charlotte Ribeyrol ; publiée chez Cohen & Cohen1). Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce peintre cosmopolite, né à Florence en 1856 de parents américains, n’avait pas encore reçu ces honneurs, alors qu’il avait fait ses études – et ses premières armes – à Paris. L’exposition du Musée d’Orsay se concentre sur ces années parisiennes de Sargent, depuis son arrivée dans la capitale en 1874 jusqu’à son départ pour Londres en 1886, où il mourra en 1925.

Proust, de 15 ans son cadet, n’a sans doute jamais rencontré Sargent, du moins l’état actuel de nos recherches ne permet pas d’affirmer le contraire. Il est peu probable que Sargent ait lu À la recherche du temps perdu mais nous avons la preuve que Proust a vu deux portraits peints par Sargent. Il en a vraisemblablement connu d’autres car ils évoluaient dans les mêmes cercles mondains et artistiques, comme on peut le constater en visitant Sargent : Éblouir Paris. Cette exposition nous plonge dans l’univers de Proust : nous y découvrons les portraits des amis qu’ils avaient en commun et des lieux qu’ils fréquentaient tous les deux. Ce dialogue entre peinture et littérature met en lumière une même quête : Sargent, dans ses tableaux, comme Proust dans son livre, cherchent à figer le visage du monde de la Belle Époque qui s’efface, en donnant à voir ses couleurs.

Promenade au Luxembourg

Au cœur de l’exposition, on peut admirer Les Jardins du Luxembourg au crépuscule où Sargent saisit sur le vif un moment anodin de la vie parisienne : un couple flâne dans le parc par une belle soirée de pleine lune ; la femme relève sa robe d’une main, un éventail dans l’autre ; l’homme tient nonchalamment son canotier à la main, et sa cigarette laisse derrière lui un nuage de fumée. Sargent peint cette vie moderne avec subtilité, évoquant dans le même cadre le dôme du Panthéon, sous lequel reposent les héros de la patrie, et un simple quidam lisant son journal. Le titre suggère que Sargent ne cherche pas seulement à saisir un instantané de la vie parisienne, mais aussi à explorer les jeux de lumière : celle, naturelle, de la lune se reflétant dans le bassin, et celle, artificielle, des becs de gaz (que l’on aperçoit à gauche, à l’arrière-plan du tableau, sous les arbres), allumés pour éclairer la rue de Vaugirard à la tombée du jour. Il n’est guère étonnant que cette scène, où une dame en rose avance au bras d’un Charles Swann, ait été choisie pour orner la couverture d’une traduction de Du côté de chez Swann.

Madame X, la beauté anonyme

La couverture de notre ouvrage Sargent : le beau monde et son revers présente le Portrait de la duchesse de Sutherland, peint par Sargent en 1904. Cette aristocrate pose à la manière de Madame Gautreau, la star de l’exposition du Musée d’Orsay. Le titre de ce célèbre portrait, présenté au Salon des Beaux-arts de 1884 comme Mme X, était une vaine tentative de préserver l’anonymat de celle qui s’était pourtant fait une réputation de « beauté professionnelle » sur la scène parisienne. Quant à la duchesse de Sutherland, Sargent la représente dans un jardin, vêtue d’une robe verte brodée de fleurs blanches et argentées, la tête ceinte d’une couronne de laurier et tenant à la main une branche de saule pleureur. Sa tenue, tout aussi audacieuse que celle de Mme X, qui avait fait scandale vingt ans plus tôt, découvre les épaules et arbore un décolleté tout aussi vertigineux. La duchesse aux idées progressistes adopte la même posture que son illustre prédécesseure : le bras droit tendu et légèrement tourné, la main posée non plus sur un guéridon, mais sur la margelle d’un bassin. Toutefois, là où Sargent avait peint le visage de Madame Gautreau de profil, le regard perdu dans le lointain, la duchesse de Sutherland nous toise, de face. Présenté au Salon du Grand Palais en 1905, le portrait a failli être vu par Proust, qui écrit alors à Robert de Montesquiou : « Quant à Sargent, comme le Salon ferme à la tombée du jour, je n’en ai jamais vu2. »

Ferme, naturel, plein de vie

Avec cette affirmation, Proust semble oublier celui présenté au Salon des Beaux-Arts au Champ-de-Mars en 1891, sous le titre Portrait de jeune garçon. Sargent y représente la femme et le fils du sculpteur américain Augustus Saint-Gaudens. Cette toile figurait parmi les nombreuses œuvres évoquées par Proust dans son compte rendu Impressions des salons, publié dans Le Mensuel du 8 mai 1891. Il n’a que trois mots à en dire : « ferme, naturel, plein de vie ». Si ce tableau ne lui laissa pas une impression durable, il paraît en revanche inconcevable qu’il ait pu oublier le portrait saisissant que Sargent réalisa du docteur Pozzi, figure éclatante du Paris fin-de-siècle. C’est chez lui, place Vendôme, que Proust a vu le portrait, précisément intitulé Le Docteur Pozzi chez lui (Dr Pozzi at home).

Samuel Pozzi : un portrait légendaire de Docteur Dieu

Le docteur Samuel Pozzi était un collègue et ami du père de Marcel Proust, et son frère cadet, Robert, deviendra plus tard l’assistant de ce célèbre gynécologue chirurgien. On lui doit la pratique du diagnostic bi-manuel et l’instrument médical permettant la préhension du col utérin, appelé encore à ce jour « pince de Pozzi ». Marcel l’a rencontré à l’âge de quinze ans et garde le souvenir d’un dîner chez lui, sa première sortie mondaine. 

Sargent travaillait encore sous la tutelle du portraitiste Carolus-Duran lorsque celui-ci l’amena chez Pozzi, au début des années 1880. Sargent y aurait remarqué le portrait de la femme de Pozzi, regrettant qu’il n’y en eût pas un de son mari, en pendant. Peu d’indices révèlent les termes de la commande et la nature exacte des rapports que le peintre entretenait avec le docteur. Mais il ne fait aucun doute qu’il était attiré par cet homme charismatique, d’une séduction irrésistible. C’était aussi un coureur de jupons infatigable qui eut des aventures avec certaines des femmes les plus célèbres de la Belle Époque, dont Sarah Bernhardt. Celle-ci l’a surnommé « Dr Dieu », le même surnom que Proust prêtera à son personnage du Dr Cottard, en le plaçant dans la bouche de Madame Verdurin dans La Prisonnière (RTP, III 963).
Dans ce portrait plus grand que nature, Sargent fait poser son sujet dans un cadre à la fois intime et théâtral. Il compose une véritable symphonie en rouge traduisant le pouvoir, la sensualité et le goût de luxe de ce médecin du beau monde. Ses doigts jouent sur le rouge cardinalice de sa robe de chambre : ceux de la main droite tripotent sa collerette, alors que ceux de la main gauche, posés sur la ceinture, y exercent une pression légère comme pour la dénouer d’un coup. Proust avait-il ce portrait à l’esprit lorsqu’il habille la Duchesse de Guermantes en rouge de la tête aux pieds ? Si le Duc insiste pour qu’elle change de chaussures pour compléter sa toilette avant de sortir dans le monde, Sargent chausse Pozzi de pantoufles turques pour montrer que ce pacha est bien chez lui.

L’argent de la barbe et le rouge de Sargent

Une trentaine d’années après sa première rencontre avec Pozzi, Proust est retourné le voir en novembre 1914, en quête du document médical nécessaire pour se faire réformer. Il est frappé par le grand portrait de Sargent, comme en témoigne ce qu’il écrit au docteur le lendemain de sa visite :

« Cher Monsieur bien que d’homme à homme ce genre de compliments soit peu agréable, mais un écrivain doit oublier qu’il a un sexe et se faire la voix de tous, j’aurais voulu dire l’autre jour que de toutes les œuvres d’art que j’ai vues chez vous l’autre jour celle que j’ai encore le plus admirée, c’est vous-même ! Pendant que vous me montriez le merveilleux portrait de Sargent et que vous vous excusiez sur la dissemblance avec le modèle actuel, je n’osais vous dire, à cause du même sentiment de gêne que je disais t[ou]t à l’heure, que vous êtes, à l’heure actuelle, mieux. […]. À en parler en pure esthétique, je crois que l’argent dont est semée votre barbe, (et à cause de la douceur que cette tonalité ajoute à votre visage) vous grime de façon plus seyante encore que le rouge de Sargent. Je comparais les deux effigies et préférais la seconde3. »

La moustache de Winnaretta Singer

Proust ne cache pas sa fascination pour Pozzi. Il compare le docteur âgé de 35 ans, tel que Sargent l’a représenté, au même homme 33 ans plus tard, s’intéressant ainsi au passage du temps qui lui « grime » le visage, pour reprendre le verbe utilisé par Proust. Il s’en servira de nouveau pour décrire comment le temps a marqué le visage des connaissances que son Narrateur retrouve dans « Le Bal de têtes » à la fin de la Recherche.
Dans les salles de l’exposition, le portrait de Pozzi est accroché de telle sorte qu’il semble jeter un regard vers Madame X – qui serait, elle aussi, tombée sous son charme – et, un peu plus loin, vers la salle où se trouve le portrait de Winnaretta Singer, fille de l’inventeur de la machine à coudre Isaac Singer, et héritière d’une immense fortune. Sargent peint son portrait en 1889, alors qu’elle porte encore le titre de Princesse de Scey-Montbéliard. Il la représente à un moment charnière de sa vie : elle vient de se séparer de son premier mari, mariage annulé car jamais consommé. Le peintre capte sa personnalité imposante, esquissant l’ombre d’une moustache au-dessus de sa lèvre supérieure comme une sorte de clin d’œil à ses goûts gomorrhéens. Elle épouse en secondes noces le prince Edmond de Polignac, compositeur innovateur, et ami de Proust, dont il partage les orientations sexuelles. Les époux de ce mariage blanc ont vécu en harmonie, unis par une passion commune pour la musique.

Les harmonies subtiles de Fauré

Une galaxie de peintres et de musiciens gravitait autour de Winnaretta Singer, Princesse de Polignac, grande mécène et promotrice de nouveaux talents. Elle organisait de nombreux concerts dans le salon de son hôtel particulier, rue Henri-Martin, où son monde croisa celui de Proust. Les tableaux réunis dans la dernière salle de l’exposition en cours résonnent d’échos et de correspondances entre Proust et Sargent. Le portrait de Gabriel Fauré, représenté de profil, la tête rejetée en arrière et le menton volontaire, frappe d’abord par le silence de la concentration qui s’en dégage. Puis, du fond de la toile, décliné dans des tons bruns, les harmonies subtiles de Fauré s’élèvent et se font entendre. C’est un compositeur que Winnaretta a soutenu dès le début de sa carrière et dont Sargent a aussi promu la musique, notamment outre-Manche. Dans la même salle, on peut aussi contempler le tableau représentant Paul-César Helleu peignant en plein air, à côté de sa femme. On sait combien le personnage du peintre de la Recherche lui doit : comme pour Helleu, la femme d’Elstir a servi de modèle et de muse à une partie de son œuvre. Helleu, qui était un grand ami de Sargent, a assisté aux concerts chez Winnaretta Singer, et l’a croquée dans une pointe-sèche intitulée Chez la Princesse de Polignac ; Tissot et trois jeunes femmes (1885).

Winnaretta, lectrice de Proust

Proust a sans doute vu le portrait de la Princesse de Polignac, soit lors de son exposition au Salon des Beaux-Arts en 1890 (l’année avant le Salon dont il a fait le compte rendu), soit chez Winnaretta elle-même. Savait-il qu’elle est l’une des premières à faire connaître son œuvre en Angleterre ? En effet, lors d’un dîner chez Lady Randolph Churchill – la mère de Winston – elle ne cessa de parler de Du côté de chez Swann, paru quelques semaines plus tôt, en novembre 1913.  En faisant poser Winnaretta dans un intérieur richement décoré – fauteuils Louis XVI, tapis d’Aubusson, boiseries – vêtue d’une robe à traîne de satin blanc et rose, et une luxueuse étole de fourrure, Sargent la représente comme une grande dame du vieux monde. Mais derrière cette image d’une tradition apparente se cache une femme éprise de modernité, passionnée par les avant-gardes, en porte-à-faux avec le monde qu’elle semble incarner. Dans ce décalage même, qui caractérise l’œuvre de Sargent, le peintre – comme Proust dans son roman – immortalise le moment marquant le passage entre l’ère du temps perdu et l’aube d’un monde nouveau.

Conférence d’Emily Eells sur John Singer Sargent à l’hôtel littéraire Le Swann le 20 novembre à 19h.


  1. Je remercie très vivement Élyane Dezon-Jones pour sa relecture attentive de ce texte. ↩︎
  2. Correspondance de Marcel Proust, V, p. 294. « je n’en ai jamais vu » est souligné par Proust. ↩︎
  3. Lawrence Joseph, « Marcel Proust et “Docteur Dieu”’ : Lettres inédites à Samuel Pozzi », Bulletin Marcel Proust 51 (2001), p. 27- 28. ↩︎

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