

Ci-dessus, deux portraits de Bernard Grasset par le studio Harcourt, 28 janvier 1953, l’année de son amnistie. © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie.
Bernard Grasset a fait l’objet de deux séances photo au studio Harcourt. La première fois fin 1939 ou début 1940 ; la seconde fois en 1953 : il fume sur toutes les images des deux séances.
L’historien de l’édition Pascal Fouché, qui publie une lettre inédite de Proust à Gaston Calmann-Lévy dans la NRF de septembre, mais surtout deux importants volumes de correspondance (le premier entre Proust et Grasset et le second entre Proust et Gaston Gallimard), revient sur les rapports chaotiques entre ces deux grandes figures des lettres françaises.
Les Éditions Grasset ont été, sans conteste, depuis la création des Éditions Nouvelles – Bernard Grasset Éditeur, en 1907, l’un des principaux éditeurs de littérature du XXe siècle. Outre la publication des 4M, Mauriac, Maurois, Montherlant et Morand, la maison est connue pour avoir accepté de publier, à compte d’auteur, Le Temps perdu que Marcel Proust leur propose au début de l’année 1913 après avoir essuyé le refus de plusieurs éditeurs. Le livre, devenu Du côté de chez Swann, sort le 14 novembre 1913 et fait déjà l’objet d’une réimpression dès la fin du mois de décembre. C’est donc un succès inattendu pour le fondateur, Bernard Grasset, qui s’en est enorgueilli : « quand Swann me fut apporté – il y a quelque vingt ans – je ressentis un tel trouble en abordant l’ouvrage, que proprement je ne pus poursuivre ma lecture. […] Toujours est-il que la grandeur de l’ouvrage me saisit, sans qu’il me fût possible d’y pénétrer, et qu’ainsi je devins l’éditeur de l’œuvre, qui est peut-être la plus importante de ce temps, pour ainsi dire avant de la connaître. »
Publier Proust sans l’avoir lu
Tout laisse à penser que Bernard Grasset enjolive quelque peu cette histoire. En effet, s’il est certain qu’il ne l’a pas lu avant de l’accepter, il est également évident qu’il ne prendra la mesure de l’ouvrage qu’après sa publication. Il est d’emblée d’accord pour l’éditer, en deux tomes, quand Proust lui offre spontanément d’en payer l’édition, parce que le compte d’auteur est une pratique courante chez lui. On sait pourtant qu’il lit tout de même ou fait lire ce qu’on lui propose afin de ne pas mettre son nom sur un livre par trop médiocre. Mais dans le cas de Proust, s’il se contente de le feuilleter pour établir un devis, c’est que, d’une part Proust lui est recommandé par René Blum, avec qui il est fréquemment en relations du fait de ses fonctions dans la presse, et que, d’autre part Proust n’est pas un débutant : il a publié un livre chez Calmann-Lévy et des traductions au Mercure de France et il écrit des articles notamment dans Le Figaro. Il n’a donc aucune raison de le lui refuser sans même prendre la peine de le lire.
Un tirage modeste
Proust fait énormément de corrections mais offre de lui-même d’en payer le coût supplémentaire ce qui comble l’éditeur. L’auteur s’aperçoit également que le volume prévu pour faire 700 pages sera beaucoup trop dense et décide finalement de l’arrêter autour de 520. Plutôt que de diminuer la contribution financière prévue, Grasset propose d’augmenter le tirage de 1 250 à 1 750 exemplaires. On ne peut pas dire qu’il ait encore pris la mesure de l’œuvre ! S’il tire quand même 2 200 exemplaires de ce premier volume, ce qu’il n’avouera jamais à Proust, c’est davantage pour augmenter son profit éventuel que parce qu’il croit en son avenir. Mais l’accueil réservé à ce premier tome de la Recherche, les amis de Proust ne tarissant pas d’éloges et les autres critiques reconnaissant qu’ils n’y sont pas indifférents, fait prendre conscience à Bernard Grasset, non seulement qu’il n’a pas eu tort, mais aussi du potentiel de l’œuvre. On ne sait pas précisément à quel moment il a fini par le lire, mais des propositions pour d’éventuelles traductions dès le début décembre et la réimpression qu’il programme à la fin du mois, finissent certainement de le convaincre que Proust est un auteur qui compte.
Retenir le fugitif
Il attend pourtant jusqu’au mois de mars 1914 pour lui demander le manuscrit du deuxième tome prévu dans leur contrat. Lorsque Proust lui fait part de propositions d’aller publier ce deuxième volume chez l’éditeur Fasquelle ou aux Éditions de la NRF, il sait trouver les mots pour le retenir, jouant en particulier sur la fidélité. Proust cède, ne voulant pas apparaître comme ingrat à l’égard de celui qui a malgré tout pris un risque en l’éditant. Les arguments financiers ont aussi fini de le convaincre : Grasset lui offre à la fois de le publier à compte d’éditeur et de lui verser des droits d’auteur substantiels. C’est décidé, il lui confie son deuxième tome et il lui propose même de publier un recueil de ses articles, ce qui deviendra Pastiches et mélanges, tout en suggérant qu’il soit édité en même temps que le deuxième tome de la Recherche. Il avoue tout de même une préférence pour qu’il soit confié à une autre maison pour ne pas semer la confusion chez ses lecteurs. Nul doute, si Grasset avait insisté pour le publier, que Proust le lui aurait très probablement promis. Il n’aurait certainement pas réussi à le sortir avant la guerre, mais il ne pouvait pas le savoir quand il a préféré, dès le lendemain, lui conseiller de le donner à Gallimard comme compensation au fait de ne pas lui avoir cédé la suite de la Recherche. « Mon grand tort, avoue Bernard Grasset, est de transporter du lyrisme dans l’exercice de mon métier ».
C’est ainsi qu’est composé pour Grasset, de mai à juillet 1914, le deuxième tome prévu de la Recherche qui est alors Le Côté de Guermantes. La guerre ne va permettre ni son édition à l’automne ni la réimpression programmée en même temps de Du côté de chez Swann, ce qui va marquer la fin de la collaboration de Proust avec Grasset mais pas la fin de leurs relations car il reste à solder les comptes.
Cinq éditions
Proust est persuadé que son livre s’est beaucoup mieux vendu que ce qu’on lui annonce, et certain que Grasset lui a donné des chiffres inexacts. S’il n’a pas totalement tort, on l’a vu, en ce qui concerne le nombre d’exemplaires, il se trompe pour le nombre d’éditions. Grasset n’a imprimé que cinq éditions même si Proust achète effectivement pendant la guerre des exemplaires marqués « sixième édition ». Il s’agit en fait de volumes invendus retournés par les libraires qui ont été pourvus d’une nouvelle couverture, celle qui aurait dû servir pour la réimpression à l’automne 1914. Grasset, loin des affaires à ce moment-là, se borne à démentir avoir fait davantage d’éditions au lieu de fournir à Proust cette simple explication ce qui le conforte dans cette idée, qui restera bien ancrée, qu’on lui ment.
De Grasset aux éditions de la NRF
C’est certainement l’une des raisons, outre le fait que Bernard Grasset est absent de Paris et que sa maison est à l’arrêt, qui va le décider, en 1916, à accepter l’offre des Éditions de la NRF de reprendre la suite de la Recherche même s’il dit ne pas vouloir faire paraître son deuxième tome avant la fin de la guerre. Après avoir chargé René Blum de sonder Grasset, l’échange de correspondance entre Proust et Bernard Grasset a perdu le caractère courtois qu’il avait avant-guerre. Alors qu’au printemps 1914 Grasset avait argumenté sur la confiance pour le garder, il a le tort cette fois d’évoquer leur contrat ce qui met Proust hors de lui. Revenant même volontairement du « Cher ami » au Cher Monsieur », il ne comprend pas que Bernard Grasset ne lui laisse pas le choix de reprendre sa liberté comme il avait su le faire en 1914. Le lien est rompu et Grasset ne peut pas lutter face à un auteur qui met en avant sa maladie et des problèmes financiers et l’assure tout de même qu’il pourrait toucher une indemnité. Sûr de son bon droit car il s’est gardé la propriété de son œuvre, Proust accepte l’offre des Éditions de la NRF qui s’alignent sur les conditions de Grasset ce qui en fait d’emblée leur auteur le mieux rémunéré… Ils mettront presque trois ans à publier ce deuxième tome bien différent de ce qu’il aurait été en 1914 : À l’ombre des jeunes filles en fleurs est passé avant Le Côté de Guermantes. Il apporte leur premier prix Goncourt aux Éditions de la NRF devenues Librairie Gallimard.
« Le pauvre homme me fait pitié »
Il reste à solder les comptes mais Proust accepte d’attendre le retour de Grasset et, apaisé, fait tout pour qu’ils gardent de bonnes relations : « par le fait même que je perdrai un éditeur je retrouverai un ami » lui écrit-il. Quant à Grasset, se justifiant auprès de René Blum, il déclare : « Le pauvre homme me fait pitié aussi ai-je été aussi conciliant et cordial que j’ai pu. »
Au retour de Bernard Grasset, c’est Gaston Gallimard qui est retenu loin de Paris et ce n’est finalement qu’au printemps 1919 que Grasset finit par proposer de régler leur différend à l’amiable. Gallimard, qui a racheté les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, estime qu’il ne doit plus rien à Grasset et Proust n’est pas prêt à payer pour ce qu’il estime être son bon droit. Grasset renonce à toute indemnité et Proust aux droits d’auteur qu’on lui doit encore sur les deux dernières éditions officiellement de 500 exemplaires chacune : « Vous ne me devez rien et je ne vous dois rien » finissent-ils par admettre. Proust assure néanmoins qu’il fera tout son possible pour confier à Grasset des extraits ou un nouveau livre ce que celui-ci ne va pas manquer de lui rappeler régulièrement. Il tente d’obtenir des prépublications pour la revue Nos loisirs dont il s’occupe un temps puis, en octobre 1920, envisage de publier des « Morceaux choisis » de la Recherche : « Je suis tellement certain que c’est là un livre qui s’impose que je viens vous prier, dans le cas où il ne pourrait être établi immédiatement, de vouloir bien garder le plus grand secret sur ce projet dans la crainte de voir que quelque autre firme ne s’en empare » ajoutant, pour tenter de le convaincre : « Vous m’avez un jour écrit, lorsque j’ai dû abandonner mes droits sur la seconde édition de Swann, que vous me donneriez quelque jour, une compensation ; ne pensez-vous pas que voilà l’occasion ? » Il essaiera à nouveau l’année suivante d’obtenir un volume pour sa nouvelle collection « Les Cahiers verts » mais, là encore, il n’y parviendra pas. Même si Proust se dit prêt à lui donner un texte, il est désormais lié à Gallimard qui pourrait lui laisser publier des extraits en revue mais en aucun cas une œuvre inédite.
Entretemps, Proust n’a pas manqué de lui annoncer la prochaine parution de ses livres forçant Grasset à se rappeler ce qu’il a perdu : « Je suis trop éditeur, en effet, écrit-il, pour que le plaisir que j’éprouverais à vous lire ne soit pas mêlé d’une très grande amertume et de beaucoup de jalousie. » La sortie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs et l’attribution du prix Goncourt ne font sans doute que confirmer ces sentiments, et le fait d’acheter des exemplaires des éditions originales qui paraissent chez Gallimard vient probablement les renforcer.
Bernard Grasset, maniaco-dépressif
Né en 1881 à Chambéry, docteur en Droit, Bernard Grasset est un homme à la fois talentueux et complexe qui oscille depuis toujours entre des périodes de grande énergie et de profonde dépression. Il se décrit lui-même comme égoïste ou serviable, enthousiaste ou glacé, dévoué à ceux qu’il aime. Il reçoit son premier prix Goncourt en 1911 avec Monsieur des Lourdines d’Alphonse de Châteaubriant et l’obtient une deuxième fois l’année suivante avec Les Filles de la pluie d’André Savignon. Mobilisé en 1914, mais rapidement hospitalisé après avoir craqué psychologiquement, il est finalement réformé en juillet 1916 pour « psychasthénie grave », une névrose dont il ne guérira jamais qui lui occasionnera bien des soucis tant familiaux que professionnels. Il doit régulièrement s’absenter pour se faire soigner remplacé alors par son fidèle second, Louis Brun, jusqu’à ce que celui-ci soit tué par sa femme en 1939. Louis Brun, dès 1913, est ainsi un interlocuteur privilégié de Proust ; il fait notamment le lien avec l’imprimeur de Mayenne, Charles Colin. Bibliophile, il s’attribue toujours un exemplaire sur grand-papier des livres que publie Grasset ; pour Du côté de chez Swann, c’est le n° 5 sur Japon qu’il se fait dédicacer et qu’il truffera de lettres de Proust. On dit que Bernard Grasset lui-même aurait racheté cet exemplaire lors de sa vente à prix d’or en 1942 avant qu’il soit revendu au libraire de Gallimard, Roland Saucier.
Le métier d’éditeur ? Savoir dire non
L’éditeur est un joueur a l’habitude de dire Bernard Grasset mais il ajoute « Notre métier ? C’est d’abord le courage de refuser ». « Savoir dire non », selon lui, est ainsi la première qualité requise chez un éditeur. Mais il faut avant tout bien choisir ses auteurs : « Un éditeur, de nos jours, acquiert une notoriété dans la mesure où il sait découvrir et imposer ses découvertes ». Après la première guerre, il se distingue par ses lancements publicitaires : ceux notamment de Maria Chapdelaine de Louis Hémon, premier titre des « Cahiers verts », et du Diable au corps de Raymond Radiguet qui s’accompagne d’un clip publi-rédactionnel pour les actualités Gaumont. Chaque livre doit être considéré comme un événement quitte à exagérer les chiffres de vente. Il constitue son « écurie » comme il l’appelle lui-même, avec Jean Giraudoux, François Mauriac, André Maurois, Paul Morand, Henri de Montherlant et même André Malraux avant qu’il ne le quitte pour Gallimard. Les écrivains reconnus passent souvent de Grasset à Gallimard ou de Gallimard à Grasset, la concurrence et l’émulation sont coutumiers ce qui n’empêche pas le respect, Gallimard devenant l’éditeur de Bernard Grasset, l’un des seuls éditeurs à avoir fait une œuvre d’auteur, notamment pour expliquer son métier.
Le plus grands des éditeurs

En 1929, le New York Times le désigne comme « le plus grand des éditeurs ». Alors qu’il échappe, dans les années 1930, à une prise de contrôle de sa maison tentée par sa famille qui profite de sa faiblesse psychologique, ce sont sa complaisance envers le régime de Vichy et ses prises de positions pendant la seconde guerre qui vont faire de lui un paria. Il ne s’est en effet pas contenté de dire et d’écrire ce qu’il pense, il a aussi voulu imposer ses idées notamment sur une réorganisation de sa profession. Alors qu’il a publié Hitler et moi d’Otto Strasser, un des principaux opposants au régime nazi et refusé d’éditer Les Décombres de Rebatet, il a accueilli Jacques Doriot et Pierre Drieu La Rochelle, dans une collection « À la recherche de la France », et publié notamment André Suarez, Pierre Bonnard, Charles Lesca et Jacques Chardonne. Il va le payer très cher : c’est « sur sa production qu’un éditeur doit être jugé » avait-il écrit. Il va l’être. Après Robert Denoël, dont on ne sait toujours pas si sa mort brutale est liée à ses activités ou à l’appétit que suscite sa maison, c’est Bernard Grasset qui va servir d’exemple ; condamné à la confiscation de ses biens et à la dissolution de sa maison d’édition, il ne devra qu’à une grâce présidentielle, en 1948, « en raison des services rendus à la littérature française contemporaine », puis à une amnistie, en 1953, le fait de pouvoir en reprendre le contrôle.
Il meurt deux ans plus tard après avoir cédé sa maison à Hachette qui la fusionnera avec les Éditions Fasquelle. Grâce à ses successeurs, Bernard Privat, neveu de Bernard Grasset, puis Jean-Claude Fasquelle et Olivier Nora, elle retrouvera très vite son rang d’éditeur exigeant au service de la littérature.
Pascal Fouché présente ses parutions proustiennes lors d’une soirée exceptionnelle, animée par Nicolas Ragonneau, à l’hôtel Swann le 9 octobre (19h). Pour l’occasion, Jacques Letertre expose un magnifique choix de lettres de Proust (ou à Proust), dont certaines jamais vues.
Un grand merci pour ce nouveau et passionnant moment de lecture.