Entretien avec Pierre Alechinsky
Pierre Alechinsky expose ses « Travaux d’accompagnement » à la Galerie Gallimard jusqu’au 6 mars et publie chez cet éditeur un recueil de trois beaux textes sous le titre Ambidextre, tandis qu’il habille de neuf la réédition de la Recherche en Folio. Le grand peintre nous accorde un bref entretien, dans un style qui n’appartient qu’à lui, sur son rapport à Marcel Proust, un auteur avec lequel il entretient une relation intime depuis plus de 60 ans.
Quelle place occupe la Recherche dans votre panthéon littéraire ?
Je réouvre à longueur de vie la Recherche et à n’importe quelle page je m’étonne d’avoir souligné tel passage, alors que cet autre…
Votre démarche pour Un Amour de Swann réside, je cite, « dans la décoration des marges ». Il est moins question d’illustrer que de capter le Temps. Comment on choisit, pour Un amour de Swann et pour Ces robes qui m’évoquaient Venise, ce qui doit accompagner ces textes ?
En instance d’illustration les deux cents pages qui m’avaient été proposées stagnaient depuis des mois sur un coin de table. Du haut de leur dignité typographique, elles me narguaient. J’avais lu Un amour de Swann une première fois à 27 ans. La traversée par bateau de Marseille à Yokohama prenait en 1955 un mois de vie — avec le retour, deux. J’aurai tout le temps de lire, m’étais-je dit. J’avais emporté quelques livres dont celui-là. J’aurais mieux fait de prendre tous les volumes de La recherche du Temps perdu au lieu d’emporter un panaché allant de Pas d’orchidées pour Miss Blandish à Un Barbare en Asie. Depuis, sur une soixantaine d’années, j’ai bien effectué trois traversées de la Recherche. Mais pourquoi représenter des personnages qui d’évidence ne seront ni les personnages du Narrateur écrivant ni les personnages de quiconque lisant ? Chaque lecteur imagine son Odette, et c’est fort bien ainsi. On a beau se la représenter, jamais elle ne sera, de la première à la dernière page en point d’orgue, ce qu’elle fut dans la trajectoire qui s’imposa au Narrateur. C’est dans la matérialité de l’écriture manuscrite immédiate, truffée de béquets et paperolles, que les personnages et leurs manières d’être et de parler prirent consistance. Alors, illustrer Un amour de Swann… Laissons le lecteur à sa lecture. Du coup, persuadé de mon inutilité, je me sentis enfin délivré de toute obligation. Je formai fermement le numéro de Gallimard pour annoncer que je renonçais. Ils comprendront, me disais-je, la sonnerie à l’oreille, tandis que distraitement ma main s’était mise à tracer en bordure de page quelques lignes respiratoires. Ma main avait répondu à l’appel des marges. Vivement, je raccrochai avant qu’on ne décroche. Les marges sont des promenoirs pour une main qui dessine. Je compris alors qu’elle resterait discrète, qu’elle n’entrerait pas dans le texte par effraction. Je n’ai donc pas illustré Un Amour de Swann. Tout au plus me suis-je permis — côté jardin — d’en décorer les abords. Mon crayon aura cependant commis en sourdine quelques allusions. L’éclisse d’un violon, la courbe d’une robe, d’un dos, d’une chevelure, la canne théâtrale de Charlus. C’est alors que — côté cour — m’est venu sous le crayon un va-et-vient pendulaire. Le Temps, n’est-ce pas. Sorte de dessin animé primitif en forme de cadran dont les aiguilles, se souvenant de la lettre S, montent et descendent, tournent et passent.
Vous avez signé les couvertures de l’intégrale de la Recherche en Folio. Comment avez-vous travaillé pour cette série ?
Ces aquarelles en « premières de couve » des volumes de la Recherche me sont venues en ne pensant à rien d’autre qu’à leur logique propre. Ma main prolongée d’un pinceau m’a offert le spectacle de leur apparition. J’étais dans une chambre d’hôtel à Vercorin, j’étais devant un paysage de neige, j’étais debout devant un table à bonne hauteur. C’était il y a une cinquantaine d’année. Le papier me parla sans dire un mot. Tout se passa dans le rectangle du papier. Un papier d’une texture d’il y a longtemps. Puis j’allai m’étendre. Le divan était accueillant. J’ouvris La vraie vie de Sebastian Knight de Vladimir Nabokov et repris ma lecture tandis que l’eau des couleurs s’évaporait.
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Richard LEJEUNE · 6 février 2020 at 6 h 24 min
Voilà l’exemple type d’un très grand artiste belge, très peu connu du grand public, – même chez nous ! – qui s’exprime à la fois avec la plume et ses pinceaux, dans un style littéraire remarquable. Merci, Monsieur Ragonneau pour cet entretien avec la belle langue de Pierre Alechinsky : ce fut pour moi un réel plaisir de lecture.