Mary Marquet, Proust à voix haute

Published by Nicolas Ragonneau on

Mary Marquet par le studio Harcourt, 1940 © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie

Les femmes qui lisent Proust en public ne sont pas légion. La grande comédienne Mary Marquet (1895−1979) restera dans l’histoire comme la toute première à publier, sur disque, des enregistrements de Proust dits à voix haute, à la suite de ses récitals poétiques, lancés à la fin de 1940.

Pour beaucoup de spectateurs et de téléspectateurs, s’ils se sont donné la peine d’aller voir qui se cachait sous le costume de la religieuse, Mary Marquet demeure la mère supérieure beaunoise de La Grande Vadrouille (Gérard Oury, 1966). On peut dire qu’il s’agissait d’un rôle de composition. En effet, il y avait une certaine ironie à confier ce rôle truculent de résistante en scapulaire à la grande actrice (par le talent, mais aussi par la taille, près d’1 mètre 80), car pendant les années d’Occupation elle n’avait pas tout à fait endossé le même costume. Sa carrière, longue et brillante, commencée dans la troupe de Sarah Bernhardt et presque achevée dans le Casanova de Fellini (1975), demeure entachée par son grand dynamisme professionnel en zone occupée, de 1940 à 1944, et qui lui vaudra un séjour en prison1. Elle n’avait pas attendu l’entrée des vainqueurs dans Paris pour nouer de bonnes relations avec la crème de l’amitié franco-allemande. Mieux, Marie-Agnès Joubert rapporte dans son livre, La Comédie-française sous l’Occupation, qu” « elle avait choisi son camp dès 1938, en donnant un récital poétique tenu à Baden-Baden lors du deuxième congrès franco-allemand sur le thème de “la contribution de la France et l’Allemagne à la vie culturelle de l’Europe2′ ». En août 1940, et alors que la Comédie Française s’apprête à regagner la capitale depuis Lyon, son amie Colette la charge de remettre une note à Otto Abetz au sujet de son mari, Maurice Goudeket, afin de savoir si celui-ci, étant juif, peut bel et bien revenir en zone occupée3.

Un nouveau genre de spectacle

De l’occupation, la sociétaire de la Comédie Française, de retour dans son appartement de la rue Foucault (XVIe arrondissement), n’en manquait pas à ce moment-là. Au Français, dirigé par les proustiens Jacques Copeau (de 40 à 41) puis Jean-Louis Vaudoyer (de mars 41 à mars 44), Mary Marquet apparaît, entre autres, dans la distribution de sept pièces créées en quatre ans, de 1941 à 1944, dont Phèdre de Racine et Le Soulier de Satin de Paul Claudel (mise en scène de Jean-Louis Barrault). Micheline Marie Marguerite Marquet aime aussi passionnément la poésie, alors pour honorer la lyre elle décide de créer des récitals thématiques avec ses textes préférés. Pense-t-elle à son récital de Baden-Baden en imaginant cette série de représentations ? On est à l’automne 1940, et l’armée allemande finit de prendre ses quartiers dans Paris. La presse, dont Paris-Soir, annonce, dès le 29 octobre, trois récitals de poésie de Mary Marquet. Le premier, « de Ronsard à Charles Péguy », a lieu le 9 novembre 1940, à la salle Pleyel (Salle Chopin, capacité : 509 places). Affluence considérable, succès immédiat, renouvelés en novembre et en décembre pour ses récitals Anna de Noailles et « De Musset à Claudel », toujours à Pleyel. Mary Marquet vient d’inventer un nouveau genre de spectacle, rapide, facile à déployer car nécessitant peu de moyens, ni costumes ni décors, un genre de divertissement « pauvre » qui semble anticiper les jours difficiles dans la capitale et répondre parfaitement au besoin de divertissements légers et apolitiques du public, tout comme à la propagande allemande souhaitant entretenir l’illusion que tout va se poursuivre comme avant.

10 fois au studio Harcourt

Le 20 novembre Le Cri du Peuple fait un compte rendu enthousiaste de ce premier récital, publiant à l’occasion la photo Harcourt présentée ci-dessus. On peut imaginer que cette session de prise de vues a justement été prévue par l’actrice afin d’assurer la promotion des récitals poétiques. Elle viendra d’ailleurs s’asseoir sous les lumières du studio de l’avenue d’Iéna à dix reprises entre 40 et 44. Il est probable que l’opérateur de la plupart de ces séances ait été Raymond Voinquel, dont on sait qu’il était grand ami de l’actrice (Marcel Carné raconte dans ses mémoires, La vie à belles dents, que Voinquel, photographe de plateau sur La Merveilleuse visite, passait son temps dans la loge de Marquet). Un titre de presse ouvre ses colonnes à la comédienne et lui sera particulièrement fidèle : Aujourd’hui, dirigé à partir de novembre 1940 par Georges Suarez, publie ses chroniques régulièrement pendant toute la durée de l’Occupation, et annonce tous ses récitals.

Proust entre à Pleyel

Mary Marquet ajoute Proust à son répertoire de récitals à partir du samedi 8 mars 1941, pour « De La Fontaine à Valéry De Proust à Michelet ». Elle donne ce spectacle à la salle Pleyel, sans qu’on sache si elle demeure dans la salle Chopin bondée ou si elle a désormais droit à la grande salle (3000 places). Dans tous les cas, j’invite ceux qui estiment que parler de Proust ou publier sur Proust sous l’Occupation serait un acte de résistance à imaginer ce qu’a pu être cette représentation à guichets fermés, donnée sans doute aucun devant quelques officiers nazis. Le succès de ces matinées ou de ces soirées ne se démentira pas, et Mary Marquet y gagne le titre officieux de « grande prêtresse de la poésie ». Bientôt les récitals se déclinent en livre : elle publie Mes récitals, novembre 1940-décembre 1941, chez ses amis Maurice Delamain et Jacques Chardonne, aux éditions Stock. Le livre, qui rassemble les textes dits pendant cette période, présente un frontispice de Mary réalisé par son fils François4. A priori Mary ne s’est jamais aventurée sur scène au-delà de Du côté de chez Swann, mais elle donnera régulièrement plusieurs épisodes d’anthologie de ce tome liminaire de la Recherche, et ce bien après la guerre.

Proust entre chez DECCA

Pour se faire une idée de la performance de Mary Marquet disant du Proust, on dispose d’un document précieux, mis à la portée de toutes les oreilles par la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit de la numérisation d’un disque DECCA paru vraisemblablement en 1955 et désormais écoutable sur la plupart des plateformes de streaming. Ce 33 tours comprenait trois pistes. La première, « Une soirée dans le monde » correspond à la soirée chez Mme de St-Euverte, et il s’agit du seul enregistrement (non daté) en public. Bien qu’elle excelle dans les parties dialoguées, Mary Marquet déclame son texte dans un style « Français » qui n’a pas forcément très bien vieilli, soulignant par sa diction les passages les plus drôles, les plus bouffons, ce qui finit par donner un tour burlesque très prononcé à l’ensemble. On entend les éclats de rire du public et on comprend que la grande tragédienne voulait donner avant tout l’idée d’un Proust comique. Les deux autres pistes, l’épisode de la madeleine et « les cattleyas » ont été enregistrées en studio. Leur facture est de fait beaucoup plus sobre, en partie aussi parce que leur nature n’est pas essentiellement comique comme le morceau chez Ste-Euverte.

Un aristocrate gauchisant ?

Vingt ans après cet enregistrement, en 1976, Mary Marquet publie une nouvelle anthologie, rassemblant les textes des récitals pour les millésimes 1975 et 1976 (donnés au théâtre St-Georges ou à l’amphithéâtre d’Orange, entre autres), précédés de quelques commentaires. C’est à cette occasion qu’elle livre ses secrets pour bien lire Proust, en présentant le passage de la soirée chez Mme de Ste-Euverte : « Lire Proust, c’est se pencher sur le sable des mers, et chercher avec insistance et précaution parmi l’amoncellement des coquillages, multiples et brisés, la nacre précieuse qui miroite au soleil. C’est consentir à tendre toute la patience dont nous disposons pour, tout à coup, en recevoir l’inestimable prix ! »
Et un peu plus loin, elle désigne Proust par l’expression aristocrate « gauchisant ». On aimerait qu’elle soit encore là pour lui faire préciser sa pensée.

  1. A Drancy puis à Fresnes. Elle raconte son incarcération dans Cellule 209, Fayard, 1949. ↩︎
  2. Marie-Agnès Joubert, La Comédie Française sous l’Occupation, Tallandier 1998, p.71. ↩︎
  3. Voir à ce sujet : Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre : 1939–1945, Flammarion, 2022, p.49 et Colette, Lettres à sa fille 1916–1953 (Gallimard, ), p. 356.
    Quant aux juifs de la Comédie Française, comme Robert Manuel ou Véra Korène, ils en sont exclus par application des lois antisémites du 27 septembre 1940. Les pièces de Pirandello traduites par Benjamin Crémieux disparaissent également du répertoire. ↩︎
  4. La légende noire de Mary Marquet dit qu’elle aurait été responsable en grande partie de la mort de son fils engagé dans la Résistance, François Francen, en déportation, au camp de Buchenwald, dans les derniers jours de 1943 ou les premiers de 1944. Légende largement contredite par un rapport de la Préfecture de Police de 1945. ↩︎

2 Comments

Christian Thomsen · 22 octobre 2024 at 16 h 18 min

Petite erreur factuelle : dans la grande Vadrouille, ce n’est pas Mary Marquet qui conduit la charrette qui permet aux héros de s’échapper C’est Andréa Parisy. La grande Mary Marquet joue le personnage de la religieuse-médecin qui dit au pilote anglais cette réplique culte : « vous aimez bien tout ce qui est bon ? Eh bien, c’est très mauvais ».
il est important de rester précis, même dans les détails…
C. Thomsen

    Nicolas Ragonneau · 22 octobre 2024 at 16 h 19 min

    Mais voui ! J’avais un doute, désormais levé grâce à vous. Je viens de corriger, un grand merci pour votre vigilance.

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