Dedei, la carioca qui lisait Proust
Le huitième épisode de notre série est l’œuvre de Pedro Corrêa do Lago, prix Céleste Albaret 2023 pour Marcel Proust, une vie en lettres et en images (Gallimard, 2022). Le grand collectionneur possède plusieurs portraits de célébrités faits au studio Harcourt, dont Robert Proust et Simone Signoret. Ici, il évoque une lectrice de Proust dont le beau visage ne vous dira rien, une lectrice qui lui est particulièrement chère.
J’observe cette jeune femme sur une image prise en 1948 par Harcourt, le studio le plus couru de Paris depuis déjà près de 15 ans. Je m’efforce de la regarder comme si j’avais seulement entendu parler d’elle.
On lui a demandé de sourire, elle est jolie, on a pris son meilleur angle et choisi la lumière la plus flatteuse. Elle porte une coiffure à la mode, des boucles d’oreille, une broche et un petit collier de perles. Un choix sans doute un peu convenu qui montre qu’elle n’est peut-être pas une des nombreuses starlettes que le studio prend en photo pour sa publicité.
On m’a dit qu’elle a 25 ans et vient d’apprendre qu’elle est enceinte de son premier enfant. Je sais aussi qu’elle est brésilienne, de passage à Paris pour quelques mois.
Dès son enfance elle a appris le français avec les bonnes sœurs de Notre-Dame de Sion à Rio et l’a parlé pendant l’adolescence avec Madame Meyendorff, sa gouvernante russe à Washington, à l’ambassade qu’occupait son père.
Il y a à peine quelques mois elle a épousé un jeune diplomate qui participe pour le Brésil à Paris à une conférence des Nations Unies.
Elle redécouvre cette capitale encore meurtrie qu’elle n’avait vue qu’une fois, petite fille, avant la guerre. Tout l’enchante dans cette ville dont elle parle la langue et où on l’invite partout. Elle étrenne sur la photo le petit collier de perles que son mari vient de lui offrir.
Par ce voyage à Paris, elle commence aussi, sans le savoir vraiment, une longue vie de femme de diplomate, tâche souvent éreintante qui deviendra presque autant une carrière pour elle que celle qu’exercera son mari.
Malgré une vocation certaine, son père l’a découragée de faire des études de médecine, qui ne conviennent pas à une femme, répète-t-il toujours. Elle a obéi. Elle adore son père et ravale depuis sa déception, de peur de lui faire de la peine. Ce père est tout-puissant dans son pays et, comme sa mère, il a toujours espéré de sa fille qu’elle trouve un gentil mari et fasse beaucoup d’enfants (son père a quinze frères et sœurs !).
Avant son mariage, sa curiosité toujours en éveil, l’anglais et le français qu’elle parle sans accent la font lire beaucoup plus que ses copines. Elle s’essaye même à Proust, qui la séduit mais qu’elle abandonne vite, faute alors de mieux le comprendre. Cinquante ans plus tard, il deviendra une passion de ses dernières années.
Quand elle pose pour l’opérateur d’Harcourt que peut-elle deviner de ce qui l’attend ? Qu’elle aura cinq garçons, que les 40 ans qui viennent la feront vivre à Los Angeles, Paris, Caracas, Genève, Rio, Bruxelles, Montevideo, Rome et encore Paris, où son mari finira sa longue carrière ? Que cette carrière diplomatique devra être soutenue de son effort constant, puisque son reflet féminin deviendra le seul cadre possible de son activité, dont elle s’acquittera quand même en grande professionnelle ?
Soupçonne-t-elle qu’elle percevra toujours la carrière de son mari comme sa grande rivale et qu’elle ne sera jamais aussi heureuse que dans les quinze dernières années avec lui à Rio, après qu’il a pris sa retraite ?
Ce sera aussi la période où elle pourra se replonger dans la Recherche, toute seule d’abord et avec un groupe de nouvelles amies ensuite, qui lisent et relisent tous les volumes, sous la houlette d’une écrivaine à la tête de dix dames âgées, qui se retrouvent deux fois par semaine pour étudier Proust ensemble. Après son veuvage, ce sera ainsi un des grands plaisirs des neuf ans qui lui restent à vivre.
Je regarde à nouveau cette jeune femme où je reconnais la femme mûre et même la femme âgée, encore belle, qu’elle deviendra. Je me reconnais aussi un peu, c’est ma mère.
Photo : Delminda Aranha Corrêa do Lago, qu’on appelait affectueusement par son surnom, Dedei, photographiée au studio Harcourt, 1948.
2 Comments
Guz · 23 août 2024 at 10 h 00 min
Merci. Très beau texte.
Galard · 24 août 2024 at 18 h 09 min
Pedro, c’est un texte magnifique et une photo admirable et inoubliable. Abraços à toi et à Bia.
Jean Galard