Entretien avec Jérôme Prieur
Jérôme Prieur publie Lanterne magique aux éditions Fario dans la collection Théodore Balmoral, nouvelle édition d’un livre devenu introuvable depuis sa parution chez Gallimard en 1985. Un livre baroque et étourdissant, où la figure d’Étienne-Gaspard Robertson, l’homme des fantasmagories, se juxtapose à celle du Narrateur de Combray, qui s’adonne aux plaisirs solitaires de la lanterne magique…
Vous avez lu la Recherche bien avant d’entrer à l’Université, un été en Normandie. Vous souvenez-vous de ces jours de lecture ?
Je vois que vous faites allusion au volume hors-série publié il y a peu par la Société des amis de Marcel Proust, Proust pour la première fois (2020)… J’ai adoré l’extraordinaire contribution de Fanny Ardant ou le témoignage de Michel Schneider, mais ce qui m’a frappé c’est que nous nous ressemblons quasiment tous dans notre découverte de Proust. Chacun croit que ce qui lui est arrivé constitue un moment unique, en général survenu à la fin de l’adolescence, au point de ne pas déceler que paradoxalement ce moment n’est pas très original. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai essayé, de mon côté, de raconter de ma découverte de la Recherche vers 17 ans, mais bien sûr je ne fais pas exception à cette règle générale qui veut que cette découverte soit vécue comme une sorte de révélation sur le chemin de Damas.
Vous voulez dire que c’est un accident de parcours ?!
Lire Proust n’est pas une nécessité sociale ni une obligation scolaire. Ni, en ce qui me concerne du moins, une contrainte familiale. Pas plus mes parents que ma famille ne comportaient de grands lecteurs. À part ma grand-mère maternelle (tiens, tiens..) qui relisait régulièrement jusqu’à la fin de sa vie les Mémoires d’outre-tombe et qui devait trouver chez Proust à la fois une comédie humaine adaptée à son temps et un immense carnet mondain romancé et merveilleusement subtil. D’ailleurs Le Figaro des années 60 qu’elle lisait chaque jour m’a longtemps paru, à travers ses faire-part comme à travers les grandes signatures de ses chroniqueurs, offrir un des derniers avatars du monde de la Recherche… En tout cas lire Proust résulte toujours d’un choix personnel, c’est une décision, une ascèse, une épreuve d’endurance. Une jubilation aussi. Un de nos derniers rites de passage. Il y a lire Proust et lire « tout » Proust, ce n’est pas du tout pareil. En tout cas il y a un avant et un après, de même qu’il y a ceux qui l’ont lu, et les autres. Je dis cela du reste sans aucun ostracisme. Cela m’amuse même que l’on puisse être complètement récalcitrant à cette lecture — au snobisme aussi voire au ridicule des proustiens, ce qui peut sembler aller de pair. Ce qui est certain lorsque j’essaie de me retourner pour apercevoir le très jeune homme effeuillant dans la Pléiade les trois milles pages de papier bible sous le toit d’une chaumière normande juste en face de l’une des plages du Débarquement, c’est que j’étais beaucoup trop innocent pour comprendre ce livre-monde, ce livre-bibliothèque, ce livre-marathon. Et pourtant c’est ainsi que cela commence pour beaucoup d’entre nous… On lit ce livre sans le comprendre vraiment. On y apprend à lire, on y apprend la vie. C’est un livre qui décuple le peu que l’on a tout juste deviné du monde. Cela permet de gagner du temps ! C’est pour cela par la suite que l’on a jamais fini de s’y replonger.
Vous m’avez dit une fois qu’on peut très bien commencer la Recherche par À l’ombre des jeunes filles en fleurs (vous n’êtes d’ailleurs pas le seul à le penser). Pourquoi cette idée qui peut paraître saugrenue ?
Parce que je suis de ceux pour qui Du côté de chez Swann est un livre plus difficile à lire que les autres. Certainement parce que Proust, à la fin, a voulu beaucoup corriger le premier volume de son œuvre pour en faire le fondement. Mais aussi, sans doute, simplement parce que c’est le début de la Recherche. L’accoutumance ne s’est pas encore crée. Et puis c’est la partie la plus régressive d’À la recherche du temps perdu, donc le caractère initiatique du reste du roman y est plus dissimulé.
En même temps c’est là que se trouve la séance de lanterne magique qui vous a tellement inspiré !
Bien sûr ! Je crois que j’ai toujours été attiré par ce que j’appelle les objets-charnières, ces objets concrets qui permettent de faire communiquer le passé et le présent, la fiction et la réalité. La lanterne magique de Combray, c’est même un choc de la découvrir en chair et en os si j’ose dire dans la pauvre petite chambre au premier étage de la maison d’Illiers. Qu’il y ait des images projetées sur le mur de la Recherche, cela m’a fait rêver. Et puis j’ai dû l’oublier. Quand j’ai entrepris simultanément des études de Droit et de Lettres (l’un agissant comme le contre-poison de l’autre), je me suis retrouvé à Paris VIII, c’est-à-dire à Vincennes, aux tout débuts du Centre universitaire expérimental comme on l’appelait, dans l’anti-Sorbonne de l’époque, à suivre les séminaires (les U.V. disait-on) de Tzvetan Todorov, de Ludovic Janvier, de Raymonde Genette, d’Hélène Cixous (avec qui j’ai fait ma thèse ensuite), de Jean-Pierre Richard, etc. C’est avec lui, ce maître discret de la psycho-critique, que j’ai écrit un petit mémoire sur la séance de Combray. Intimidé d’avoir à écrire sur Proust (qui ne l’aurait été !), je m’étais réfugié dans cet épisode qui me semblait mineur, la projection de l’histoire de Geneviève de Brabant. Cela m’a encouragé à continuer plus tard. Sans le savoir, j’avais posé le premier caillou.
L’origine de Lanterne magique réside-t-elle dans votre passion pour l’archéologie ?
Je pense plutôt que c’est grâce à ce livre que j’ai compris ma passion pour les origines. Après avoir écrit pendant plusieurs années sur le cinéma dans des revues de littérature (ce qui avait notamment donné lieu à Nuits blanches, 1980, Gallimard), je me suis mis à éprouver la nécessité d’écrire sur l’expérience de la projection elle-même. Et donc à ce moment j’ai ouvert deux chantiers : au fil des lectures, j’ai collectionné les récits de découvertes du cinéma par les écrivains, des origines aux années 30 (ce qui donnera une anthologie Le Spectateur nocturne, aux éditions des Cahiers du cinéma en 1993). Mais surtout, pour ce qui nous occupe maintenant, je me suis plongé parallèlement dans ces séances archaïques qu’étaient les projections de lanterne magique.
Toute la structure de votre livre repose sur un savant va-et-vient entre les séances collectives de Robertson et celles, individuelles du Narrateur. Le point commun, outre la lanterne elle-même, c’est la figure du double ?
On peut le dire ainsi ! Je dirais que j’ai voulu tenter d’écrire une histoire naturelle du spectateur. Etienne-Gaspard Robertson (1763−1837), que l’on cite toujours sans jamais l’avoir lu invente la fantasmagorie vers 1798–1799. Il fait du spectacle de lanterne magique un spectacle collectif, qui préfigure le cinéma, employant tous les moyens pour contrecarrer l’immobilité des vues peintes, petits procédés mécaniques d’animation de l’image, installation sur roues de la lanterne de projection mais aussi bruitages, fumées, musiques, comparses cachés dans la salle, etc. Littéralement Robertson est le premier à comprendre qu’il faut mettre en scène la place du spectateur, bien avant Hitchcock. Cette théorie, il l’expose dans ses Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques d’un physicien aéronaute. Or moins d’un siècle après les séances de Robertson dans la crypte des Capucins, un jeune explorateur donne le compte rendu d’autres séances de projection qui se déroulent cette fois dans l’intimité de sa chambre, à Combray. Ainsi le rapprochement s’est ‑il imposé, sans compter toutes les autres petites évocations et allusions que j’ai pu retrouver, de Leibnitz à Flaubert. C’est ce double invisible, le spectateur, auquel la séance de lanterne magique permet de s’intéresser de près, alors que le spectateur est en général le grand oublié de l’histoire.
Inclure la Recherche dans Lanterne magique, c’était une façon de réparer le fait que Proust ignore presque complètement le cinéma ?
Il l’a frappé de malédiction – comme si cet art nouveau ne pouvait être capable que de reproduire « le mouvement mécanique des choses », ainsi qu’il l’écrit dans Le Temps retrouvé. Je vais vous faire un aveu, j’en veux de plus en plus à Proust de ne pas avoir accepté le cinéma, de l’avoir dédaigné ! (rires).
Pourtant, toute la Recherche dans sa structure, son rythme, rappelle un film incroyablement monté, avec son obsession pour les focales, avec ses flashbacks, ses flash-forwards, ses grands plans-séquences, ses gros plans… Ne croyez-vous pas que la Recherche soit un des livres les plus cinématographiques jamais publié ?
Justement ! D’autant que Proust est contemporain de l’émergence des cinéastes expressionnistes allemands, de l’avant-garde française, des Epstein, L’Herbier, Dulac, par-dessus tout des premiers Charlot et des serials de Feuillade. Mais plutôt que du côté des procédés de narration, je vois en Proust un très grand observateur capable d’enregistrer avec une acuité sidérante le dehors et le dedans, les liens visibles et invisibles entre les humains, la multiplicité des états de conscience qui nous traversent sans cesse, bref le travail du temps qui est l’objet même du cinéma…
Vous m’avez confié, dans une conversation d’il y a quelques années, que l’écriture de Proust Fantôme vous avait délivré. En quoi ce récit constituait-il une libération ?
Autant on peut avoir besoin de Proust quand on en est lecteur, autant il semble impossible d’écrire sur lui — sauf à être chercheur ou universitaire je suppose. Au lieu d’écrire directement sur l’œuvre, un jour (il y en a eu plusieurs en fait) j’ai trouvé à nouveau un biais. Le projet m’est apparu d’écrire une sorte de Vie imaginaire de Proust. Je me suis aperçu que Proust, lui aussi, était un personnage, on peut même dire un personnage de roman tant sa vie d’écrivain est fabuleuse, tant il incarne l’homme-livre par excellence, celui qui a voué littéralement sa vie à son œuvre. Alors je me suis mis à le suivre à la trace comme un détective, à travers tout ce que ses contemporains ont pu garder de lui, les bribes minuscules de son existence féérique, les empreintes de sa vie. C’est devenu Proust fantôme (Gallimard-Le Promeneur, 2001). Que demeure-t-il d’un être aimé quand tout le reste a disparu ? D’un écrivain, subsiste-t-il autre chose que son œuvre ? J’ai voulu retrouver comment Marcel Proust était vivant. Ce qu’il continue toujours d’être pour nous, même un siècle bientôt après sa disparition.
Vous avez même eu l’occasion de jouer le rôle de Monsieur Verdurin dans Le Temps retrouvé de Raul Ruiz, mais oublions les adaptations et les tentatives d’adaptation (Visconti, Losey) et imaginons que vous ayez les moyens d’adapter l’intégralité de la Recherche en série comme l’ambitionne Guillaume Gallienne, sans vous soucier vraiment de la durée de cette adaptation. Comment vous y prendriez-vous ?
Comme je suis un cinéaste documentaire, je ne ferais pas appel à des acteurs, et surtout je ne représenterais pas le Narrateur. Les personnages existeraient bien sûr mais ce seraient des voix, des figures absentes, des doubles. Je penserais aux films de Jonas Mekas ou de Chris Marker… Sans doute je remuerais ciel et terre pour essayer de découvrir à travers tous les petits films des années 1900 à 1920, chez Lumière, chez Edison, chez Demëny, chez les photographes aussi comme dans les premiers films de famille et les films amateur des premiers temps le monde que Proust a transfiguré, le monde qu’il avait pu voir de ses yeux.
- Vivre dans l’Allemagne en guerre, diffusion le 9 mai sur France 5 à 20h50, édition DVD chez ARTE éditions.
- Enfin, de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, signalons la parution récente de La véritable histoire d’Artaud le Mômo aux éditions Le temps qu’il fait, accompagné du film en DVD, magnifiquement restauré.
0 Comments