Entretien avec Santiago H. Amigorena

Published by Nicolas Ragonneau on

Santiago H. Amigorena © H. Bamberger

Proust sur la Croisette. Santiago H. Amigorena publie Le Festival de Cannes ou Le Temps perdu (P.O.L.), une brillante réécriture de La Recherche où les salons Belle Époque deviennent les fêtes du Festival, un monde désiré, vain et finissant mais finalement fréquenté pendant quarante ans. Un récit qui s’inscrit dans un vaste cycle romanesque, et qui nous permet de revenir avec l’auteur sur le riche lien qui le rattache à Proust, alors que s’ouvre la 78e édition du Festival, où il défend le nouveau film de Cédric Klapisch, La Venue de l’Avenir, dont il a cosigné le scénario.

La question rituelle et inaugurale : quand avez-vous lu la Recherche pour la première fois et dans quelles circonstances, dans quelle édition ?
J’ai lu la Recherche en entier pour la première fois assez tard, à l’âge de 21 ou 22 ans, terré dans un studio de l’île Saint-Louis, profondément désespéré par ma première défaite amoureuse, dans la vieille édition en trois tomes de la Pléiade. Comme il m’est arrivé avec d’autres livres, surtout avec l’Ulysse de Joyce, j’avais déjà commencé la lecture de Proust plusieurs fois à partir de l’âge de 14 ou 15 ans, mais je m’étais toujours arrêté au milieu de Du côté de chez Swann. Depuis la parution de la deuxième édition de la Pléiade, je la lis et la relis régulièrement dans ses quatre volumes. Tout en jetant parfois, pour le plaisir, un œil dans les diverses éditions originales, certaines avec des envois, que mon père, vrai bibliophile, m’a offertes au fil des ans. Mes deux dernières lectures, dans cette dernière édition de la Pléiade en quatre tomes, ont d’ailleurs été très différentes l’une de l’autre : l’avant-dernière lecture était une lecture très longue, très détaillée, qui s’est attardée sur toutes les notes de l’appareil critique et sur toutes les variantes et esquisses ; la dernière, en revanche, était une lecture du texte seul. Et, lors de cette toute dernière lecture, j’ai été surpris, et un peu triste, de constater que la Recherche était finalement un livre assez court.

Quelle est la place de la Recherche dans votre mythologie personnelle ?
C’est le livre qui se trouve au centre de ma mythologie, ou de ma cosmogonie. Je dirai qu’il est comme une étoile plus grande, plus lumineuse, parmi d’autres étoiles (Le portrait de l’artiste en jeune homme et Ulysse, L’homme sans qualités, l’œuvre complète – et non pas les œuvres complètes – de Borges, trois romans de Dostoïevski…) et une infinité de planètes qui leur tournent autour (dans le plus grand désordre, Shakespeare, Homère, Victor Hugo, Verlaine, Mallarmé, La lettre à Lord Chandos, Deleuze, Heidegger, Louis-René des Forêts, Bataille et Blanchot, Leopardi, et tant d’autres). Bien sûr, la différence que j’établis entre les étoiles et les planètes ne tient pas à la qualité des œuvres, mais à l’assiduité, ou au démérite, à l’insuffisance de mes lectures. 

Dans le Temps retrouvé, le Narrateur s’adresse directement au lecteur dans une sorte d’appel à écrire un livre et à le dépasser. Est-ce que vous avez été sensible à cette invitation d’une manière ou une autre ?
Oui, absolument. J’ai souvent cité, depuis mon deuxième livre, paru en 2000, l’injonction d’Angelus Silesius : « Ami, c’en est assez. Si tu veux lire encore, va et deviens toi-même et l’écrit et l’essence. » – injonction que j’ai lue pour la première fois, je crois, dans un livre de Derrida. Et j’ai toujours défendu l’idée borgésienne d’une indifférence entre la lecture et l’écriture. Je crois que la première leçon à retenir de la Recherche n’est pas celle qu’on cite communément – que la vie doit aboutir à un livre – mais, justement, qu’il faut dépasser le « livre », fût-il aussi brillant que celui de Marcel Proust. Ce n’est pas seulement l’« échouer mieux » de Beckett, c’est une réappropriation de soi-même qui est plus forte parce qu’on s’est perdu. Heidegger (ou ma lecture de Heidegger) le formule d’une autre façon, parlant d’une forme l’aliénation nécessaire, qui passe par le ON, et qui permet de revenir à soi, de revenir à soi en étant plus près, par le souci, du monde et des autres. Cela rejoint une autre idée de Proust, qu’il y a dans chaque livre, dans chaque véritable œuvre d’art, la possibilité de voir le monde à travers un autre regard, en l’augmentant, si je puis dire, d’un enjeu politique : nous pouvons être ensemble grâce à l’expression de nos différentes visions du monde. Mais je m’égare…

J’ai travaillé comme d’habitude : j’ai écrit, à la main, lentement, pendant à peu près cinq ans, une première version, truffée déjà de souvenirs de mes lectures de la Recherche, que j’ai ensuite enrichie, ou égayée, décorée, d’autres citations en fouillant toutes mes notes anciennes, sur mes blocs, mes cahiers et les marges des quatre volumes de la Pléiade.

L’autre titre du Festival de Cannes est Le temps perdu. Si le récit rappelle précisément, de manière paradoxale, Le Temps retrouvé, vous faites rentrer pratiquement toute la Recherche dans votre livre, comme un fil épais et gigantesque qui passerait par le chas d’une aiguille bien trop étroit. Comment avez-vous abordé cette entreprise de réécriture ?
Je savais que dans ce livre, même s’il s’enchaîne très simplement avec le livre précédent, La Première Défaite, qui s’arrête peu après ma première visite au Festival, j’allais essayer de rendre compte de toute ma vie adulte, en revenant, par à‑coups, sur quelques blessures enfantines ou adolescentes qui l’ont précédée. L’idée que toute la Recherche se retrouve dans ce livre était donc d’une certaine façon déjà là au début de l’écriture. Intituler ce livre Le Festival de Cannes ou Le Temps Perdu, vient aussi du fait que Le temps perdu est le premier titre du premier volume de la Recherche. Je sentais, depuis longtemps, en partie grâce à une amie scénariste, Gaëlle Macé, qui, il y a une dizaine d’années, m’a dit à quel point elle voyait dans ce qu’avait été Cannes dans ma vie une similitude avec ce qu’étaient les soirées Guermantes dans la vie de Marcel, qu’il me faudrait aller chercher des détails de tout le temps perdu par Proust, depuis son enfance jusqu’au bal des têtes. J’ai travaillé comme d’habitude : j’ai écrit, à la main, lentement, pendant à peu près cinq ans, une première version, truffée déjà de souvenirs de mes lectures de la Recherche, que j’ai ensuite enrichie, ou égayée, décorée, d’autres citations en fouillant toutes mes notes anciennes, sur mes blocs, mes cahiers et les marges des quatre volumes de la Pléiade.

Vous utilisez beaucoup l’italique, qui n’a pas toujours la même valeur dans le texte. Parfois c’est pour intégrer une citation, qu’on ne reconnaît pas toujours et dont certaines paraissent tirées de vos livres précédents, ou de textes inédits. La haute littérature voisine avec les paroles de Rapper’s Delight (Sugarhill Gang, 1979). D’autres fois c’est pour mieux ciseler une expression, une phrase. Quel est le statut de l’italique dans Le Festival de Cannes ?
Ce sont presque toujours des citations, même lorsqu’il s’agit d’un ou deux mots dans une phrase. Je n’apprécie pas beaucoup l’italique pour souligner quelque chose. Sauf, je dirai, lorsque cette accentuation rend la lecture de la phrase plus simple. Mais pas quand elle rend la phrase plus assertive. Et c’est vrai que je cite souvent, dans ce livre-ci, mes anciens livres. Il y a aussi des citations que je ne mets pas en italiques parce que ce sont des phrases ou des mots que j’ai déjà cités : je pense, ou je sens, d’une manière abusive sans doute, qu’un texte une fois cité m’appartient assez pour que je n’ai plus à le signaler, par l’italique, comme « étranger ». Il me plaît parfois, et je sais à quel point ce plaisir est solitaire, et destiné à rester solitaire, d’indiquer, en mettant par exemple en italiques un adjectif, que tel personnage ou tel lieu dont je parle fait référence, dans mon esprit, à tel autre lieu ou tel autre personnage dont a parlé un auteur quelques années ou quelques siècles plus tôt. Évidemment, je n’attends de nul exégète qu’il retrouve pourquoi j’ai qualifié il y a 25 ans mon ami d’enfance Guillermo de beau, frêle et doux. Mais moi j’ai besoin d’établir ce type de lien, qu’on pourrait dire préhistoriquement hypertextuel, entre mes écrits et mes lectures. D’autre part, j’attribue aux citations un statut qui, je pense, tend de nos jours à disparaître : celui d’une vraie autorité. Si je cite Proust, Mallarmé, Shakespeare, Pessoa, Borges, Deleuze, Heidegger ou Le Comité Invisible dans Le Festival de Cannes, ce n’est pas « pour qu’on en discute » : c’est pour dire « croyez-moi, ils l’ont dit, et donc pas la peine d’en discuter. »

Je dis souvent que j’écris depuis trente ou quarante ans un pastiche de la Recherche. Bien sûr, c’est en référence à Proust, puisqu’on ne peut pas employer le mot « pastiche » sans s’y référer.

Votre prédilection pour l’imparfait du subjonctif trouve dans Le Festival de Cannes une manière inédite de se déployer, qui est un marqueur proustien de plus. Proust n’est évidemment pas le seul à l’utiliser, mais c’est peut-être un des derniers à le faire, car de 1913 à 1922, son emploi tend à devenir plus rare.
D’une façon plus générale, vous avez versé au récit quelques moments de pastiche, sans trop en rajouter. Vous n’étiez pas obligé, car les motifs et les ingrédients proustiens abondent dans votre livre.

Vous avez raison. Je dis souvent que j’écris depuis trente ou quarante ans un pastiche de la Recherche. Bien sûr, c’est en référence à Proust, puisqu’on ne peut pas employer le mot « pastiche » sans s’y référer. C’est un peu comme s’il avait donné à ce mot ses lettres de noblesse, ou comme s’il avait imaginé pour ses lettres une forme de noblesse. Mais le pastiche que je tente de faire n’a rien à voir avec les pastiches qu’a réussi à faire Proust. Dans ses pastiches, où il excellait, Proust imitait le style d’un auteur pour l’admirer – et aussi pour s’en moquer. Mon pastiche à moi, que j’appelle parfois un pastiche aux pistaches, suit son injonction de faire de la vie un livre et d’essayer, pardonnez ma prétention adolescente, d’en faire un livre qui aille au-delà de ceux qui ont déjà été écrits. Au-delà même du livre qui a été écrit pour dire qu’il fallait le dépasser ; ce qui, d’une certaine façon, le rend indépassable, puisque si on le dépasse on ne fait qu’accomplir ce qu’il nous enjoignait de faire. En ce qui concerne l’imparfait du subjonctif, je sépare deux raisons de sa surabondance dans mes écrits. D’une part, j’aime tout simplement employer ce temps qui, comme vous dites, tend à disparaître. J’aime ressusciter des termes oubliés, comme « fissions », « mangeassions », « vouvoyassions ». J’ai même tendance à l’employer lorsqu’il n’est pas tout à fait incorrect, mais pas non plus nécessaire, comme après « comme si » ; et je me suis aussi, dans Les Premières Fois je crois, défoulé en mettant une longue série d’imparfaits du subjonctif après « après que ». D’autre part, il y a une raison plus théorique : j’aime que le passé semble contingent, j’aime le rendre flou, improbable. Comme si je faisais une référence constante au discours de Dion Chrysostome, De Troie, qu’elle ne fût pas prise. L’imparfait du subjonctif a cet étrange pouvoir d’ôter toute certitude à ce qui a eu lieu.

Je sais bien qu’il est assez vain de chercher à démêler la fiction du biographique, mais dans le cas du bal de têtes final, s’agit-il d’une expérience vécue réellement à Cannes et qui tout à coup vous a révélé toute la vérité de l’épilogue proustien ?
Non, je n’ai jamais vécu cela à Cannes. Mais je n’ai, à Cannes, vécu que cela ! Encore une fois, je rends hommage à Proust, à ce mensonge du Temps retrouvé qui lui fait dire qu’il comprend ce qu’il doit écrire en marchant sur un pavé un peu moins élevé que le précédent dans la cour de la princesse de Guermantes en 1916 alors qu’il a déjà écrit une bonne partie de la Recherche et dont il a publié le premier volume trois ans plus tôt. Je n’ai jamais vécu une ellipse semblable à ce que fut la Première guerre mondiale pour Proust. Je ne suis jamais, comme lui, parti me soigner à la campagne. En réalité, si j’ose dire, je n’ai jamais cessé d’aller au Festival de Cannes, et si c’est vrai qu’il m’arrive de plus en plus de sentir que je suis vieux et que je dégringole dans la ridicule pyramide sociale du cinéma, je n’ai pas encore vécu ce bal des têtes que je décris. Mais il n’en est, j’espère, invécu, que plus réel.

Le Festival de Cannes s’inscrit dans une vaste entreprise autobiographique, “Le Dernier livre”, un polyptyque romanesque commencé avec Une enfance laconique il y a 27 ans.  Vous en publiez le plan à la fin du Festival de Cannes. On pense immanquablement à la Recherche et à sa tomaison. Est-ce que ce découpage en 7 tomes, dont on sait qu’il n’a pas été prémédité par Proust, vous a poussé, vous, à planifier ce cycle romanesque ? Et est-ce que ce plan autorise le hasard, l’ajout, la surprise dans l’architecture d’ensemble, dans le Temps ?
Bien évidemment, il y a, dans ma tomaison, encore une fois, une référence à la Recherche. Les premières formulations, assez abstraites, du projet du Dernier Livre datent d’il y a plus de quarante ans ; les premiers « plans », où je précise qu’il y aura sept parties de deux chapitres chacune, d’il y a plus de trente ans. Donc oui, je dirai que Proust m’a poussé, d’une certaine façon, à planifier davantage qu’il ne l’a fait lui-même mon projet. Mais, tout planifié qu’il soit, il n’a cessé de changer au fil des ans. Le dernier changement, terriblement radical à mes yeux, a été, juste avant de commencer à rédiger Le Festival de Cannes, de supprimer une partie entière, dont les deux chapitres s’intitulaient Le Premier Silence et L’Autre Silence.

Une question pour le scénariste et le réalisateur. Avez-vous jamais pensé à la manière dont vous pourriez adapter la Recherche en film ou sous une forme sérielle ?
J’y ai pensé une seule fois, il y a une vingtaine d’années, après avoir fini ma troisième ou quatrième lecture de la Recherche. J’avais entendu parler de deux adaptations d’un autre de mes livres de chevet, Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin. Il y avait une adaptation cinématographique d’une douzaine d’heures et une autre, télévisuelle, de plus de cinquante heures. Je voulais proposer à Arte une adaptation de la Recherche en une centaine d’heures. Mais je ne l’ai jamais fait.

Je ne résiste pas à cette ultime question, évidente et facile : irez-vous au Festival de Cannes cette année ? Et si tel est le cas, irez-vous y défendre un film ?
Oui, comme tous les ans depuis une quinzaine d’années, après avoir dit plusieurs fois ces dernières semaines que je n’irais pas au Festival de Cannes cette année, j’irai au Festival. Pour une fois, ce ne sera pas pour le plaisir d’expliquer à ceux qui ne sont pas là « parce qu’ils n’ont rien à y faire » que moi je suis là justement pour ne rien y faire : je dois y aller pour parler du Festival de Cannes ou Le Temps perdu dans une émission télévisée, La Grande Librairie, et pour monter les marches avec mon ami Cédric Klapisch pour un film que nous avons écrit ensemble, La Venue de l’avenir.

Remerciements à Jean Frémon qui m’a signalé la parution du livre de Santiago H. Amigorena

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