Félix Mayol ou le rendez-vous manqué
Viens Poupoule !
En 1886, le jeune Marcel Proust rapporte à sa grand-mère le pouvoir que les voix ont sur lui et plus particulièrement celle de Mme Catusse, qui est « délicieusement pure et merveilleusement dramatique1 ». Tout est dit et renvoie au néant – ou presque – le spécieux débat sur la bonne ou la mauvaise musique : seule la voix compte.
Ici, il convient donc seulement de faire un pas de côté, et de ne s’intéresser qu’à la voix, vecteur d’émotions qui transcende cette opinion volatile des choix musicaux que dictent le « bon ton » et le « goût », si complexes à partager, à définir même. Ici le mauvais goût peut être de bon goût, la vraie question demeure celle de l’art. Pour de plus amples approfondissements « faudra venir me chercher » comme lançait le cabotin Mayol à la fin de la chanson « la Polka des Trottins »2 en 1902…
« L’âme est casanière de ses bonheurs accoutumés ; elle se plait où elle se plut ; elle aime à y revenir […] elle redoute le déménagement de ses plaisirs »3.
Seule une formidable nouveauté, une émotion nouvelle qui supplante toutes les anciennes, brouille la cartographie des routines dont les quotidiens sont remplis. C’est, semble-t-il, un des ressorts profonds de l’œuvre même de Marcel Proust, mais il convient de ne point s’égarer.
« Tu peux […] être amené à prendre certaines licences avec ta règle. Que ces licences soient les plus rares. Il est toujours regrettable de rompre l’harmonie d’une direction. Pourtant, fut-ce à ton corps défendant, tu seras forcé de te livrer parfois à des actes contraires à ce que tu as conscience d’être le bien. Mais il est des limites à ces enfreintes […] »4
Déroger sans déchoir. Ce pourrait être une devise tirée des enseignements du Duc de Saint-Simon !
Alors… où se situe Mayol dans ce nuancier mondain ?
L’artiste au « toupet rouquin »
Félix Mayol, comme nombre d’artistes du XIXe siècle, n’est pas soumis aux mêmes convenances, aux mêmes questionnements, à la même « grille de lecture » non plus que ceux qui se réclament « du monde ». Par sa naissance – le 18 novembre 1872 à Toulon5 – d’une mère modiste et d’un père « premier-maître canonnier de la Marine », il n’est pas du bon côté de l’inflexible barrière sociale de son temps. Orphelin à l’âge de 13 ans, il doit fuir la férule de son oncle et se forger seul un destin. Ce sera la chanson, « feu sacré » qu’il a hérité de ses deux parents6.
Sa force de caractère, son talent et son impressionnante capacité de travail ne tarderont pas à le hisser au faîte des personnalités les plus en vues : « La scène finit toujours par opérer de justes sélections… Le public n’est pas ingrat, quoiqu’on en dise… Il sait toujours gré à l’artiste du mal que celui-ci se donne pour lui plaire […] »7
En 1895, le 1er mai, il gagne Paris… et voici comment se construit sa « silhouette » :
« J’avais à l’époque, une petite amie : Jenny Cook — charmante, tu peux le croire ! — Mieux que parisienne, c’était une vraie parigote ; elle était, en effet, née rue de Belleville, où elle habitait d’ailleurs toujours. La brave fille ne se montrait pas la moins empressée à me conseiller de venir tenter la chance à Paris.
– Hélas, lui disais-je, c’est si grand, cette ville !… Je vais me perdre, là-dedans ; et si je n’y réussis pas, qu’adviendra-t-il de moi ?… Je ne crois pas qu’on puisse s’y débrouiller tout seul ; or, moi, je n’y connais personne !
– Et moi, ingrat ? protestait-elle en riant […]
Elle insistait pourtant :
– Viens donc ! quoi que tu puisses penser, c’est moi qui te piloterai, je te mènerai dans toutes les agences, je te ferai connaître les éditeurs, je te présenterai aux directeurs, auteurs, aux compositeurs, à tous enfin… […]
Quand je descendis du train, Jenny m’attendait sur le quai de la gare d’Orléans… Dans ses doigts menus (Les mains de femmes !) elle tenait un ravissant petit bouquet de fleurettes blanches, qu’elle me tendit avec un exquis sourire ; puis elle dit, presque sérieusement cette fois :
– C’est un muguet… Prends-le, ça te portera bonheur !8 »
À quelques temps de là, un soir avant d’entrer en scène, Mayol relève son abondante chevelure haut sur le sommet de son crâne, ce qui lui confère une allure unique. Pour tout dire une tête indéfinissable de « pâte d’abricot 9 » que renforce un maquillage rouge aux joues qui lui donne immédiatement un air « ambigu » … Il devient la cible des détracteurs homophobes… et ne se défend pas. Face aux attaques d’une rare violence du chansonnier Rip10, il réplique : « Je suis un mâle, que diable. Que je préfère les jeunes garçons aux jeunes filles ne regarde que moi ». C’est un non-sujet, un non-mystère qui ne divise pas son public. Ce dernier lui garde toute son affection, renforcée même d’un sentiment de secret partagé.
Au croisement des mondes…
Désormais Mayol a fait son entrée dans le monde. Un autre monde, parallèle et interlope. Et, c’est une loi rigoureuse, les lignes parallèles ne se rencontrent pas, sauf lorsqu’elles se croisent !
Est-ce Reynaldo Hahn qui, en 1900, a découvert Mayol, alors nouvellement engagé à la Scala11 ? Dans son journal il note l’apparition d’un nouveau chanteur à la « dextérité extraordinaire, une sureté qu’on n’acquiert pas en un jour12 ».
Marcel Proust se laisse persuader :
« Je viens d’aller entendre Mayol, seul (moi seul), à la Scala (…) J’avais pris une baignoire pour écarter les fumées et y trônais poétiquement. Mayol me plairait s’il chantait de vraies chansons, ce qui me plaît en lui c’est que c’est du chant dansé, que tout son corps suit le rythme. Mais il se retient, on a dû l’en plaisanter, et ses chansons sont trop peu lyriques et trop mauvaises, il a peu de succès, relativement. Je ne lui trouve rien de moschant comme Coco et vous m’aviez dit. Si je pensais pouvoir pour une somme modique le faire venir et lui faire chanter Viens Poupoule et Un ange du pavé je le ferais. Il a quelque chose de Cléo qui dansait en marchant13. »
Liane de Pougy à la même époque, laisse une description frappante de son tour de chant :
« Mais voici Mayol… On claque, on claque ! L’orchestre recommence plusieurs fois la ritournelle. Mayol ouvre la bouche, la referme, gavroche, il esquisse le geste de s’en aller. Alors des chuts ! se font entendre. Mayol chante.… Cela devient pathétique, un silence s’établit. Il s’incline, il a fini, il disparaît. On le rappelle, des tonnerres d’applaudissements, des cris, des trépignements. Mayol revient. Tout recommence. Il chantait d’habitude trois chansons qu’il triplait devant son succès habituel. Ce soir-là, il en a chanté plus de vingt. On ne voulait pas le laisser partir. On lui jetait des fleurs. Ça n’était plus des cris, mais des rugissements : Mayol ! Mayol ! Et Mayol donnait, donnait ! À la fin, exténué, il ne pouvait plus émettre un seul son…14 »
Mais le 1er (?) octobre 1910, pour Marcel Proust, tout est consommé : « Mayol est sublime. Je voulais lui écrire d’avance de chanter Viens poupoule et Une fleur du pavé, mais j’ai eu peur du ridicule et surtout de l’inefficacité […] »
Le « grain de bon sens » cher au chroniqueur critique Francisque Sarcey15, qui se méfiait de la proclamation express de chefs‑d’œuvre et des triomphes éphémères comme autant de fautes de goût, a‑t-il encore exercé son influence, à moins qu’une retenue « morale » n’ait empêché la concrétisation de cette soirée ? En effet, le simple nom de Mayol en effet évoquait « des mœurs inverties » … sans compter que ses plus fervents admirateurs se reconnaissaient entre eux grâce à leur « flamme de punch » (le fameux « toupet rouquin ») qui était un aveu sans mot.
Mais une autre piste apparaît au fil des souvenirs égrenés par Mayol :
« Certaines de ces soirées donnaient un tel lustre aux artistes qu’on y conviait qu’ils n’y demandaient même pas de cachet […] ! Un jour, par exemple, Mr Bloch, secrétaire d’Arthur Meyer, vint me trouver à la Scala, dans ma loge :
– Voudriez‐vous, me dit‐il, chanter chez Madeleine Lemaire16 ?
La délicieuse artiste peintre, dont les fleurs et les fruits — pêches, roses, chrysanthèmes et giroflées, notamment — étaient justement réputés dans le monde entier, avait alors un salon particulièrement coté.
Les réunions qu’elle y donnait rassemblaient tout ce que Paris comptait de noms illustres, à des titres divers. […] avec empressement […] je répondis :
– Monsieur, ce sera là pour moi un plaisir des plus flatteurs !
– Entendu, je viendrai vous chercher moi-même… Quant au cachet, c’est vous qui le fixerez…
– Croyez bien, affirmai-je sincèrement, que le prix d’un tel honneur demeure très au-dessus de ce que j’aurais pu demander !
Au soir fixé, Mr Bloch vint me prendre en voiture pour me conduire chez Madeleine Lemaire. Dans le petit salon où j’attendais mon tour, je n’avais pas assez d’yeux pour admirer les merveilles qui s’y trouvaient entassées. Enfin le moment arriva où je dus paraître devant les invités… Dans le profond salut qui m’inclina, à mon entrée, je ne remarquai d’abord personne ; à vrai dire, je me sentais ému, troublé, et je n’avais certes pas menti en assurant combien j’appréciais le prix de l’Honneur qu’on me faisait… En toute prudence, je m’étais heureusement muni d’un lot de chansons spéciales, soigneusement expurgées du moindre mot qui ne fût pas de bonne compagnie. Une gentille œuvrette de Botrel, refrain de pensionnat plus encore que de salon, me servait de début. Dès le second couplet, je pensai m’évanouir de trac et d’émotion… Suivant mon habitude, je m’étais mis à regarder mes auditeurs et au fur et à mesure, je reconnaissais devant moi, à un mètre à peine de distance, autour de Madeleine Lemaire, Sarah Bernhardt et Réjane, Henri Rochefort et le grand Coquelin, Robert de Flers et Arman de Caillavet, François Coppée, Victorien Sardou, la Duchesse d’Uzès, Lucien Guitry… Derrière eux, dissimulés dans la pénombre, se tenaient toute un galerie d’autres personnages que je ne parvenais pas à distinguer, mais qui ne pouvaient manquer d’être pour le moins aussi illustres ! J’avoue que je me trouvai terriblement impressionné : mes mains tremblaient, j’avais la gorge sèche, je menaçais de bafouiller à chaque syllabe ; il me semblait que j’avais envie de pleurer, tant mes nerfs étaient tendus… Je pus cependant parvenir à chanter deux petites choses de Botrel, anodines au possible… Et je ne sais pas trop, vraiment, comment j’en serais sorti si un secours providentiel, inespéré, ne m’était soudain arrivé. Réjane, la grande Réjane, me dit doucement :
– Mais non, mon ami, ne vous mettez pas ainsi à la peine ! Chantez-nous donc votre répertoire habituel de café-concert !… Des petites machines ohé, ohé !…
François Coppée, que je n’eusse jamais supposé si folichon, approuva, en riant comme une petite folle :
– C’est cela, oui !… Dites-nous « À la Cabane bambou ! Tiou ! »
Il était si drôle en faisant son « tiou !» que je ne pus m’empêcher de rire à mon tour ; j’étais désarmé, et toute mon inquiétude s’envola quand j’attaquai le refrain demandé. À partir de là, ça marcha très bien […]. Je pus même donner mes couplets les plus poivrés, mon brillant auditoire y parut prendre un vif plaisir.
Lorsque je me retirai, Madeleine Lemaire vint elle-même me remercier et me féliciter, en ces termes délicats et choisis dont elle avait le secret. Puis, elle ajouta :
– Je suis confuse que vous n’ayez pas fixé votre cachet ! Vous nous avez fait trop de plaisir pour que je n’insiste pas… Allons, voyons, décidez vous-même…
– Madame, fis-je avec tout le respect que m’inspirait cette exquise artiste, si simple pourtant… de vous, je ne puis accepter qu’une fleur…
Et, vers quatre heures du matin, le fiacre qui me ramenait rue Martel emportait avec moi une œuvre magnifique : un vase de délicieuses roses, que l’on eût crues naturelles. Madeleine Lemaire me l’avait aimablement offert… »
Qui donc se cachait dans les invités « dissimulés dans la pénombre »… Sans date précise (les Souvenirs de Mayol jouent avec le Temps…) il est agréable d’imaginer un bal des têtes !
Chez Harcourt
Félix Mayol ne veut pas de tournée d’adieux, il veut se retirer doucement, se reposer un peu enfin. Il chante encore — un peu — à Paris pour son public qui n’a jamais cessé de l’aimer. Mais la nostalgie n’est pas son affaire. Son affaire, la seule vraie de sa vie, c’est la chanson. Il fait rire encore avec ses spectacles « sauce mayolaise17 » et contribue au bonheur de ses contemporains.
« – Nous visiterons aussi le Stade du Rugby Club Toulonnais ? Ton stade car ici, je crois bien qu’on ne l’appelle guère que le Stade Mayol…
– Ils sont trop gentils, toujours… Que veux-tu, personnellement, j’aime beaucoup les sports ; si j’avais pu en faire, j’aurais peut-être moins élargi, mais cela ne me gêne pas, j’ai l’habitude… Pendant la guerre, surtout au cours de mes voyages au front, j’ai pu remarquer tout le bien-être que les exercices physiques assuraient à la santé des jeunes gens, je constatai aussi qu’ils s’y livraient avec un frénétique enthousiasme… Or, à Toulon, où la jeunesse est particulièrement active et vigoureuse, nous n’avions pas le moindre terrain utilisable… Seul, demeurait un ancien vélodrome désaffecté, où nul n’allait jamais, qui ne servait plus à rien, et qui me paraissait s’ennuyer autant que nos aspirants sportsmen… Alors, mon Dieu, c’était tout simple, j’ai acheté le vieux vélodrome ! J’y donnai moi-même le premier coup de pioche, le 26 juillet 1920…18 »
Et puis il fixe son image chez Harcourt…
Les yeux un peu perdus dans le lointain, Mayol reprend une de ses poses favorites des années 20. Il rit un peu de lui-même : « Aussi quand, il y a quelques années, mes cheveux se mirent à émigrer vers un monde qu’ils eurent peut-être tort de croire meilleur, je n’hésitai pas à me faire fabriquer un postiche pour les remplacer, afin de ne pas trop laisser modifier ma physionomie. Je puis donc, dans l’ensemble, me présenter devant le public avec la silhouette sous laquelle il m’a connu, encouragé, applaudi ; en hauteur bien entendu car, pour la largeur… j’ai peut-être — soyons modeste ! — un tout petit peu forci… »
Mais, dans le fond, il ne cesse de guetter le retour de la « vraie » chanson à la française dont il pressent le retour auprès d’une génération nouvelle d’artistes, telle Barbara qui, après la guerre qu’il ne traversera pas19, se saisira de ses anciens succès.
S’il faut oser un lien — certainement invraisemblable —, je ne puis m’empêcher de prêter au regard ironique et las — et pourtant bienveillant – de Félix Mayol cette frappante incise de Paul Valéry : « toutes ces vieilles cocottes fin de siècle m’em…20 » C’est méchant, injuste et pourtant tellement vrai. L’attente infinie, l’espoir qui brille au fond des yeux du vieil artiste clôt un monde qui ne saurait souffrir d’un passéisme gâtifiant, mais attend, mais espère avec une patience résolue.
« – On l’a toujours dit : en France, tout finit par des chansons…
– Oui… à condition que la chanson ne soit pas la fin de tout !21 »
- À Madame Nathé Weil, Hôtel de la Paix [septembre 1886]. PH. Kolb, Correspondance de M. Proust, Tome I. ↩︎
- La Polka des Trottins, Alexandre Trébitsch (Paroles) et Henri Christiné (Musique). 1902. ↩︎
- Catulle Mendès, L’homme-orchestre, Antithèse ou nuance, – Ill. de Lucien Métivet -, Paul Ollendorff, Paris, 1896 ↩︎
- Fortuné Paillot, Parisitisme (Mœurs parisiennes), De la manière d’être, H Daragon Libarire éditeur, Paris 1907 ↩︎
- Félix Mayol, Les Mémoires de Mayol, propos recueillis par Charles Cluny, Louis Querelle Paris, 1929 ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Jenny Cook meurt rapidement (la même année ?) de tuberculose (?). Par la suite Mayol adoptera des fleurs artificielles, la fragrance du muguet lui étant devenue insupportable… ↩︎
- Surnom donné par Mme Dorfeuil « patronne » du Concert Parisien. ↩︎
- Rip, acronyme de « Rire, Ironie, Plaisanterie », pseudonyme du chansonnier Georges Gabriel Thenon (1884−1941) ↩︎
- La Scala « de Paris » a été édifiée en 1873, 13, boulevard de Strasbourg à Paris, 10e, Mayol y est engagé en 1900. ↩︎
- Reynaldo Hahn, Journal −1890−1945 – présenté et annoté par Philippe Blay. Gallimard, 2022 ↩︎
- Marcel Proust à Reynaldo Hahn, lettre au lundi soir 7 octobre 1907, In Correspondance de Marcel Proust et de Reynaldo Hahn ↩︎
- Liane de Pougy, Mes cahiers bleus, Plon, 1978 ↩︎
- Francique Sarcey, journaliste et critique (1827−1899). ↩︎
- Madeleine Lemaire (1845−1928) recevait dans son hôtel particulier atelier 31, rue de Monceau à Paris. ↩︎
- Du titre de l’un de ses derniers disques, enregistré pour Parlophone en 1932. ↩︎
- Mémoires de Mayol, cf. note 5 ↩︎
- Mayol meurt le 21 octobre 1941. ↩︎
- Henri Mondor, Propos familiers de Paul Valéry (Grasset, 1957) Voir aussi l’article Paul Valéry, Proust mais pas trop ↩︎
- Mémoires de Félix Mayol, cf. note 5 ↩︎
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