Jean Tardieu, le silence et la voix

Nouvel épisode de notre série « Autour de Proust avec le studio Harcourt ». Le professeur Davide Vago (Université catholique de Milan et Brescia), auteur de Proust en couleur (Champion 2015), connait bien l’œuvre du poète et dramaturge Jean Tardieu (1903−1995), dont il brosse ici le portrait proustien.
Plus d’un trait lie le poète Jean Tardieu (1903−1995) à Marcel Proust, même si les deux ne se sont sans doute jamais rencontrés. Dans le Cahier de l’Herne qui lui est consacré, c’est Jean Tardieu lui-même qui évoque le nom de son aîné littéraire dans son « Esquisse de chronologie biographique » : entre 1904 et 1914, Jean, fils unique d’une mère musicienne et d’un père peintre (le célèbre Victor Tardieu), mène une existence bourgeoise, digne d’ « un personnage de Marcel Proust »1. Ses promenades du dimanche au Bois de Boulogne le confirment.
Rencontre avec Curtius
Élève lui aussi du lycée Condorcet pendant la dure période de la Grande Guerre, Tardieu fait ses premiers pas en littérature après avoir assisté à une représentation du Malade imaginaire à la Comédie-Française, en écrivant la parodie Le Magister malgré lui. Ses parrains littéraires sont issus de la pépinière de la NRF : André Gide, pour ne citer que lui, mas aussi Ernst Robert Curtius, rencontré lors des décades de Pontigny au cours de l’été 1922. Le critique allemand, qui sera le pionnier de la traduction de la Recherche outre-Rhin, a même eu l’honneur de quelques croquis de la part de Tardieu, qui sont reproduits dans le succulent volume de la collection « Quarto »2. Certes, avant Pontigny qui le lancera dans la voie de la poésie, Tardieu a traversé une crise d’identité importante, à dix-sept ans, face à son double vu au matin dans le miroir : toute sa création littéraire en sera touchée. Présence et absence, obscurité et luminosité, silence et voix, alternativement et dialectiquement, structurent son œuvre poétique et théâtrale, où les expérimentations jouent un rôle capital.
En 1946, l’année de la photographie du studio Harcourt, Tardieu a trouvé les moyens pour donner voix à l’air de la chanson qui lui est chère : à la sortie de la guerre, on lui a confié en effet le « Club d’essai », programme expérimental de la Radiodiffusion française. Proust aurait été fasciné par le procédé Philips-Miler lequel, avant la bande magnétique, a permis d’enregistrer et de diffuser les poèmes clandestins de la Résistance de Frénaud, de Queneau et de Tardieu lui-même. Dans la photo ici reproduite, Tardieu sort de l’ombre tandis que ses yeux sont étincelants et le grain de son visage particulièrement lumineux : Le Fleuve caché, recueil poétique publié en 1933, a déjà révélé au public un poète cherchant à métamorphoser le « vaste grondement égal et bas » du fond des choses et des êtres en « un souffle qui chante »3. De même, en réinventant dans la prosodie française l’hexamètre d’Hölderlin par l’accent tonique – Tardieu a ingénieusement traduit L’Archipel du poète allemand de cette manière – il a compris que le rythme est au cœur du mystère de la création aussi bien que de la vie. Et le poète de chercher les traces de cette énigme dans le monde, comme il le dira quelques année plus tard, dans une réflexion qui semble prolonger l’effort du protagoniste de « Combray » lorsqu’il cherche à comprendre « la marbrure rose », rendue réfléchissante par le soleil, du toit de tuile dans la mare de Montjouvain4 : « je dis qu’il y a dans ce monde un mouvement sans fin et que tout ce qui se meut abandonne une trace visible, une arabesque, un reflet, une couleur »5, écrit Tardieu.
Faire parler le silence du personnage
Le studio Harcourt fixe la figure d’un inventeur qui, au début des années 50, fait preuve d’une fécondité prodigieuse : l’incapacité du langage à maîtriser le temps et l’espace, qui avait été le sujet de sa poésie, est transposée sur le ton du burlesque et de la parodie (Monsieur Monsieur, de 1951). Mais c’est dans la pièce Une voix sans personne, où Tardieu expérimente une pièce sans acteurs, où rien ne se passe, qu’il rend palpable le temps qui s’écoule. C’est bien la saison de l’avant-garde théâtrale, au cours de laquelle, néanmoins, l’auteur d’Un mot pour un autre sera capable de se distinguer d’un Ionesco ou d’un Beckett en restant fidèle au secret de la parole. Proust avait compris que la création romanesque est à même de faire parler le silence d’un personnage, parce qu’« il n’y a rien d’inexpressif, tout est message »6. On sait que pour le narrateur de la Recherche « la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée »7 : Jean Tardieu prolongera cette réflexion dans des sketchs à l’apparence cocasses, en réalité très fins, comme Ce que parler veut dire ou Le patois des familles (une pièce appartenant au Théâtre de chambre, de 1955), qui semblent prolonger les réflexions proustiennes sur l’idiolecte de Bergotte et de sa famille.
Proust et sa génération d’écrivains représentent pour Tardieu une richesse comparable à celle « d’un Grand Siècle »8 : pour un poète qui n’a cessé d’investiguer les formes et les secrets des tessitures musicales du langage et leur impossibilité à être totalement transparentes, le poïein reste un effort d’artisan, dont le résultat est parlant même lorsque son créateur s’en va :
Mes outils d’artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez
Je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs
(Outils posés sur une table)9
Au sujet des Lettres de Hanoï de Jean Tardieu (Gallimard, 2024), rencontre avec Delphine Hautois et Gérard Macé au musée Cernuschi le 29 mars (16h).
- Jean Tardieu, dir. C. Tacou et F. Dax-Boyer, Paris, L’Herne, 1991, p. 18. ↩︎
- Jean Tardieu, Œuvres, dir. J.-Y Debreuille, avec A. Turolla-Tardieu et D. Hautois, Paris, Gallimard, 2003, « Quarto », p. 36–37. ↩︎
- « Le Fleuve caché », Œuvres, p. 59. ↩︎
- Recherche, t. I, p. 153 ↩︎
- « De la peinture que l’on dit abstraite », Œuvres, cit., p. 864. ↩︎
- Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1971, « Tel », p. 134. ↩︎
- Recherche, t. II, p. 365. ↩︎
- Œuvres, p. 38. ↩︎
- Ibid., p. 1152. ↩︎
0 Comments