Une correspondance inédite entre Marcel Proust & Pierre de Coubertin

Le feuilleton des lettres inédites de Marcel Proust se poursuit. Voici comment le Professeur Strocmer et moi-même avons exhumé un échange de lettres inédites entre Marcel Proust et Pierre de Coubertin, où il est question de jeunes filles… et de sport. Un document exceptionnel que nous sommes très fiers de publier pour la première fois, accompagné de nos annotations. Proustius, altius, fortius !
En août dernier, en plein Jeux Olympiques, j’avais obtenu une invitation VIP pour fêter le sacre du nageur Léon Marchand au Club France, avec tout le gratin de l’élite du sport français et les huiles du Comité International Olympique. C’est l’avantage d’être marié à une fonctionnaire du ministère de la Jeunesse et des Sports… J’avais invité le professeur Paul Strocmer, grand amateur de sport, à se joindre à moi. J’étais loin d’imaginer que cette assemblée surchauffée, moite et euphorique allait nous mettre sur la piste d’une des plus étonnantes découvertes proustiennes de ces dernières années. J’étais heureux de revoir Strocmer et d’évoquer avec lui les grandes heures du confinement, quand il régalait les lecteurs de Proustonomics de ses pastiches (dont celui de Bashô, peut-être son plus virtuose).
Il était sorti fumer une cigarette et prendre un peu de frais à l’extérieur ; lorsque je le rejoignis, je le trouvai en compagnie de Lucien Pittet, l’archiviste en chef du musée Olympique de Lausanne. Je ne sais comment nous en sommes venus à parler de Proust, mais M. Pittet nous a informés que le musée possédait une lettre de Marcel Proust et, lui semblait-il sans se le rappeler avec certitude, la réponse de Coubertin lui-même. Il était bien désolé de ne pouvoir nous en dire davantage, n’étant pas lui-même intéressé par l’œuvre de Proust, et très occupé à poursuivre le classement et l’inventaire des textes du baron inlassable (16000 pages, plus de 30 livres, plus de 1200 articles…) mais nous laissait sa carte de visite et promettait de nous accueillir au musée si nous voulions voir les deux lettres.
Proust au CIO
Une fois rentré chez moi, j’oubliai la carte de visite dans la poche de poitrine de ma chemise, et le tout passa à la machine à laver. La carte de visite se transforma en une boule de pâte à papier informe et illisible mais heureusement, Strocmer n’avait pas commis la même erreur. Il devait faire une conférence au musée de l’Art brut de Lausanne et en profita pour se rendre au musée de l’Olympisme où l’attendait la lettre de Proust et celle de Coubertin, que vous trouverez dans leur transcription ci-dessous, accompagnées de nos notes. Hélas nous n’avons pu obtenir l’autorisation de reproduire les manuscrits, mais cela n’enlève rien à la valeur de ces deux lettres.
La première découverte, c’est celle de relations, inconnues jusqu’ici, entre le père de l’Olympisme moderne et l’écrivain. On savait que Proust avait lu au moins un article du baron dans le Figaro, en 1905, mais c’était tout1. Louis Chevaillier, dans son essai Les Jeux olympiques de littérature (Grasset, 2024)2 se demandait si Pierre de Coubertin, qui fréquentait au début du siècle le salon des Greffulhe, avait pu y rencontrer Marcel Proust. Bien vu, car la lettre de Coubertin apporte la confirmation de cette hypothèse. Philippe Berthelot, connaissance du baron comme de l’écrivain3, a aussi pu jouer les intermédiaires.
Le baron agacé
Comme Proust donne du « Cher ami » au début de sa lettre, cette familiarité nous permet d’imaginer que plusieurs rencontres entre les deux hommes ont pu avoir lieu ou, au moins, que plusieurs lettres ont été échangées. Mais la réponse très sèche de Coubertin (par ailleurs coutumier de ce genre de missive-missile), agacé et importuné par les demandes futiles de l’écrivain alors qu’il travaille à l’installation du CIO au Casino de Montbenon, viennent quelque peu tempérer cette impression. La morgue de Coubertin s’explique aussi par le fait que Proust semble tout ignorer de la mysoginie de son correspondant, faisant de cet échange un moment particulièrement cocasse. Selon Lucien Pittet, « Coubertin croit à une provocation de Proust quand il lui écrit au sujet du sport féminin, car son point de vue sur la question est connu. Ceci explique la violence de sa réponse, ajouté au fait qu’il méconnaît la gravité de l’état de santé de Proust. ». Par ailleurs, Coubertin était un patriote jusqu’au-boutiste : il avait fait des demandes pour rejoindre le front en 1914, ce qui lui avait été refusé car il avait alors 51 ans. Il était donc peu enclin à la compréhension et à la commisération ; en 1916, il avait 53 ans et Proust 45 ans.
Une lettre typiquement proustienne
La lettre du baron étant datée de la fin septembre 1916, on peut en induire que Proust lui écrit en juillet ou en août. C’est le moment où le romancier s’active pour quitter Grasset et passer à la NRF. Thierry Laget nous signale que Gaston Gallimard lui donnant des nouvelles de Jacques Rivière dans une lettre du 9 août 19164, il est possible que sa lettre à Coubertin soit légèrement postérieure, puisqu’il évoque la captivité de Rivière en Allemagne.
La lettre de Proust est assez canonique. Son ton, entre l’obséquiosité et le dolorisme, se retrouve dans des centaines de lettres, tout comme ses expressions, typique du proustolecte épistolaire. Le voir ici (maladroitement) évoquer le monde du sport est rarissime et trahit sa méconnaissance du domaine. Mais il demeure dans sa logique de curiosité intellectuelle et de vérification documentaire quand il ignore tout d’un univers qui le dépasse. Il interroge ses proches ou ses espions dans un souci de réalisme et de vérité, en se perdant parfois dans les détails. La réponse de Coubertin n’en est que plus cruelle, sans parler de son antisémitisme, hélas banal pour l’époque. Ses griefs annoncent en quelque sorte ce qui sera reproché plus tard à Proust, Mauriac, Gide et quelques autres écrivains que « la querelle des mauvais maîtres » rend responsables de la défaite de 19405. Quant à la misogynie du baron, toute son étendue est révélée quelques années plus tard quand il s’oppose aux Jeux olympiques féminins défendus par Alice Milliat au début des Années folles.
Lettre de Marcel Proust à Pierre de Coubertin
[juillet ou août 1916]
Cher ami,
j’ai un grand service à vous demander. C’est un conseil autorisé, et il m’a semblé que nul mieux que vous ne pourrait me le donner. J’aurais volontiers interrogé mon frère mais il est [illisible] front ; et un de mes amis, qui a une grande expérience du sport et surtout du cyclisme, est prisonnier dans un camp en Allemagne6, si bien que je n’ai plus que vous. Dans mon livre, il y a des jeunes filles, sportives, dynamiques (certaines ont joué autrefois au tennis en pension), qui croisent un jeune garçon sur une plage normande et elles ont l’habitude de se retrouver là, sur la digue ou sur la plage elle-même. Croyez-vous que des jeunes filles à bicyclette puissent fréquenter un vélodrome comme celui de Tristan Bernard7 et devenir les maîtresses de coureurs cyclistes8 ? Et aussi : est-ce que ces mêmes jeunes filles peuvent pédaler en bicyclette9 sur le sable sec ou mouillé ? Pensez-vous que des jeunes femmes seraient assez fortes pour rouler sur une plage à marée basse ou à marée haute ?
Cher ami vraiment ne vous mettez pas en peine de m’écrire si vous jugez mes questions oiseuses, ou si votre situation rend la chose impossible, car je suis sans nouvelles de vous depuis trop longtemps. Mais je suis si souffrant que je ne sais plus rien de quiconque, parce que je suis couché toute la journée et que je ne vois plus personne.
Mais vraiment si vous aviez l’extrême gentillesse de me répondre il faudra que vous me demandiez un service quelconque, car il me fera bien plaisir de pouvoir vous aider. Croyez à ma fidèle amitié.
Marcel Proust
Réponse de Pierre de Coubertin à Marcel Proust
Casino de Montbenon, Lausanne, le 30 septembre 1916
Cher ami
Votre demande, quoique légitime puisqu’adressée à un homme de ma compétence en ces matières, ne laisse pas de me surprendre, et vous accepterez sans doute que j’y oppose au préalable quelques objections.
Vous m’écrivez à propos d’une bande de jeunes filles, qui se dédieraient à certaines activités physiques sur les plages normandes. La belle affaire ! Voilà bien ce que nous réserve l’imagination décadente du roman français, lorsqu’il n’est pas tourné vers les sujets patriotes dont la Nation aurait besoin en ces temps tragiques.
Premièrement donc, il ne me semble ni concevable ni convenable qu’une fiction présente des jeunes filles se promenant en bande sans leurs parents, à tout le moins sans qu’une présence maternelle comme celle d’une gouvernante ne dirige leurs élans juvéniles vers des objets décents. Ce serait un mauvais exemple adressé à notre jeunesse, en ces jours qui requièrent toute leur mobilisation morale, si jamais votre ouvrage leur tombait entre les mains : la jeune fille, encore frêle et influençable comme toutes les personnes du sexe, doit être éloignée des lectures pernicieuses et des libertés imaginaires.
Deuxièmement, vous m’écrivez que ces jeunes filles s’adonnent à des pratiques sportives. Passons sur le fait que vos bicyclettes ensablées trahissent le sportif en chambre peu au fait des efforts qu’exige une pédale pour être poussée convenablement ; quant au sport féminin, vous connaissez certainement mes positions fermement établies à ce sujet10. La femme, par sa constitution, ne pourra jamais prétendre égaler la noblesse intrinsèque à l’effort masculin, dont la musculature est naturellement faite pour l’exploit physique et, nous le constatons chaque jour, pour la guerre. Un périnée assez fort suffira toujours largement aux exploits de la gent féminine, à qui nous ne demandons rien d’autre que de donner de futurs combattants à la Patrie. Impratique, inintéressante, inesthétique, et je ne craindrais pas d’ajouter : incorrecte, telle serait à mon avis la pratique du sport par des jeunes filles, à qui l’admiration de l’exploit masculin doit servir de viatique éducatif. L’exaltation solennelle de l’athlétisme mâle n’a besoin que de l’applaudissement féminin pour récompense ; imaginer l’inverse, puisque vous me précisez qu’un garçon les regarde accomplir leurs pseudo-exploits, serait à coup sûr un signal bien trop permissif, dangereux fourrier d’une décadence de la race.
À votre troupe féminine, insolente et populaire, dès lors nécessairement dégénérée, je vous suggérerais donc la substitution par un groupe de garçons issus de la meilleure société, britanniques si possible11, sains de corps et fermes d’esprit, fréquentant les bains de mer pour de viriles raisons, enfin se pénétrant mutuellement… des nobles valeurs de l’olympisme. Quelques prénoms à la mode — Albert, André ou Raymond12 par exemple — suffiraient à les individualiser et à susciter l’émulation parmi les jeunes gens qui vous liraient.
Permettez-moi de terminer sur un conseil personnel. Lors de notre entrevue chez les Greffulhe, vous m’avez paru de constitution chétive ; vous m’indiquez être souffrant. Or je me suis laissé dire par nos amitiés communes que vous étiez de race israélite par votre mère. Je constate sans étonnement que vous en partagez malheureusement tous les traits héréditaires : le goût de la rente, le peu d’attrait pour l’activité physique, la plainte sempiternelle sur vous-même — guère patriote en ces temps difficiles pour nos soldats —, et surtout cette propension à tout féminiser. Réagissez, cher ami, sortez de votre lit, trouvez-vous une activité saine et virile ou à défaut, consacrez au moins votre plume à l’effort de guerre et à l’exaltation de la Patrie, comme j’ai pu le faire moi-même avec le succès que vous savez, dès 191413 : cela sera toujours préférable à l’évocation superficielle et démoralisante de jeunes filles mal nées.
Je vous serre la main
Pierre de Coubertin

- Voir lettre 19, Corr., V, p. 48. ↩︎
- Page 43. ↩︎
- Proust a fait partie de l’Académie canaque, dont Philippe Berthelot était aussi membre. ↩︎
- Marcel Proust-Gaston Gallimard, Correspondance, éd. présentée et annotée par Pascal Fouché (Gallimard, 1989), p.50. ↩︎
- Voir mon article « Proust des années noires » dans la Revue des deux mondes, (mai-juin 2022). ↩︎
- Il s’agit selon toute vraisemblance de Jacques Rivière, prisonnier en Allemagne dans un oflag à Hülseberg, expérience dont il tire L’Allemand : Souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerre, paru en 1918 aux Éditions de la Nouvelle Revue française. Rivière s’intéressait beaucoup aux sports de son époque. ↩︎
- Proust fait allusion ici au vélodrome Buffalo, dont Tristan Bernard était le directeur à la fin du XIXe siècle. Il y emmenait René Blum assez souvent pour assister à des courses cyclistes. ↩︎
- Ce passage est repris dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. ↩︎
- Proust dans la RTP écrit indifféremment « à bicyclette » et « en bicyclette ». Voir par exemple RTP, II, pp. 71, 249, 251 ou 1421. ↩︎
- Justement, Proust ne semble pas les connaître. Cf. par exemple : Pierre de Coubertin, « Les femmes aux Jeux olympiques », in Revue olympique, 1912. https://digital.la84.org/digital/collection/p17103coll1/id/13229/rec/13 ↩︎
- Pierre de Coubertin était notoirement admirateur des méthodes éducatives anglaises par le sport ; ses principes s’inspirent ouvertement de Thomas Arnold, le directeur de l’école de Rugby jusqu’en 1841. ↩︎
- La coïncidence, frappante, avec les prénoms des Jeunes Filles, que Coubertin ne pouvait connaître, suggère peut-être une source inédite de la nomenclature proustienne. ↩︎
- Pierre de Coubertin s’était lancé dans une vaste tournée de conférences patriotiques en 1914 et 1915, qui eurent un grand retentissement. ↩︎
Remerciements : Lucien Pittet et le musée de l’olympsime, Lausanne ; Thierry Laget, qui nous a aidé à transcrire la lettre de Proust.
18 Comments
Bruno Moret · 1 avril 2025 at 8 h 36 min
Quel dommage de n’avoir pas conservé la correspondance entre Roland Dorgelès et le bon baron, notamment les échanges datant de la toute fin de 1919 !
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 8 h 37 min
Mais oui, vous avez raison de le déplorer.
Bruno Moret · 1 avril 2025 at 8 h 47 min
Encore que, bientôt, avec un bon logiciel d’Intelligence Artificielle…
Alexandre · 1 avril 2025 at 9 h 09 min
Chaque année, nous attendons avec impatience ces nouveaux inédits.
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 9 h 10 min
Merci. Je pense que bien des lettres vont réapparaître dans les prochaines années
Frédéric LIPZYC · 1 avril 2025 at 9 h 19 min
Bravo pour cet article très intéressant Nicolas. Bien sûr qu’il faut tenir compte de l’époque et de son contexte mais cette lettre de Coubertin m’a fait froid dans le dos. En effet, plutôt que « L” important, c’est de participer », je dirais plutôt ; l’important c’est d’être affreusement antisémite, misogyne, prétentieux et odieux en général, tout ceci écrit avec un certain style. Dorénavant je classe Pierre de Coubertin dans les affreux personnages.
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 9 h 32 min
Ne sois pas trop sévère avec le seigneur des anneaux Frédéric. On dit qu’il avait de lourdes carences en magnésium, car il ne mangeait pas de poisson, ce qui explique beaucoup de choses.
Ceccarelli · 1 avril 2025 at 10 h 27 min
« Le tennis en pension » du début de la lettre de Proust laisse rêveur …le contrepeteur !
Ruth Brahmy · 1 avril 2025 at 11 h 20 min
Merci de relayer cette belle découverte, cher Nicolas. Je partage bien sûr avec beaucoup une antipathie (rigolarde) pour les positions de de Coubertin.
Mais ce qui m’a réjouie et fait tordre, c’est cet inconscient homosexuel qui se fait jour chez lui quand il conseille à Proust de remplacer les jeunes filles par « un groupe de garçons […] sains de corps et fermes d’esprit […] se pénétrant mutuellement ». Même s’il ajoute, après des points de suspension qui en disent long, « des nobles valeurs de l’olympisme. »
L’inversion, un point commun entre ces deux hommes que tout oppose par ailleurs ?
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 11 h 23 min
Oui, visiblement il est possible de faire du sport au placard !
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 11 h 23 min
Oui, il est visiblement est possible de faire du sport au placard !
JF FEUILLETTE · 1 avril 2025 at 12 h 06 min
Épatant « Poisson d’avril » ! Bravo l’artiste !
Paul · 1 avril 2025 at 15 h 07 min
Un très marrant poisson d‘ avril, congratulations aux pasticheurs
Antoine · 1 avril 2025 at 18 h 36 min
J’adore ces inédits de 1er avril, très bien construits et presqu’aussi bien documentés.
Nicolas Ragonneau · 1 avril 2025 at 18 h 39 min
La formule me paraît très heureuse : « Les inédits du premier avril ».
Anne-Lise Gastaldi · 1 avril 2025 at 22 h 19 min
🐟 Bravo Nicolas pour cette virtuosité 🐠
J’ai adoré les notes.
Ruth Brahmy · 2 avril 2025 at 13 h 31 min
Oh ! Je me fais avoir chaque fois !!!( C’est que je ne suis plus guère les dates). Mais avec quel plaisir ! Tu es vraiment fort, Nicolas ! Bravo !
Nicolas Ragonneau · 2 avril 2025 at 13 h 43 min
Mais je ne suis pas seul Ruth ! Le prof. Strocmer doit être associé.