Une lettre inédite de Marcel Proust à Albert Le Cuziat

Published by Jacques Letertre on

Détail de la première page de la lettre. Collection Société des Hotels Littéraires.

La Société des Hôtels Littéraires, dont fait partie l’Hôtel Swann, bien connu des proustiens du monde entier, a fait récemment l’acquisition d’une lettre de Marcel Proust à Albert Le Cuziat, jusqu’à présent la seule et unique missive connue adressée à ce sulfureux correspondant. Jacques Letertre détaille ici les circonstances de l’acquisition de cette lettre et ce qu’elle révèle de l’auteur de la Recherche.

Dans le cadre des différentes commémorations de la naissance et de la mort de Marcel Proust, l’Hôtel Littéraire le Swann s’est en particulier intéressé à la relation complexe entretenue par l’écrivain avec l’argent. De nombreuses soirées, émissions de radio et publications ont été consacrées à ce sujet, en particulier lors du Festival Proust de la plaine Monceau, « Le Paris retrouvé de Marcel Proust », en mars 2022. Parallèlement, la Société des Hôtels Littéraires a traqué les manuscrits des correspondances, de préférence inédites, relatives à ce thème : ainsi a‑t-elle débusqué les lettres de Lionel Hauser à Proust, celles de Proust à son ami et banquier Horace Finaly, de même que des lettres à contenu boursier destinées au marquis d’Albufera, à Henry Bernstein ou à Albert Nahmias.

Les deux Albert

Albert Le Cuziat, BnF, Fonds Robert le Masle, NAF 28334, pièce 438.

Parmi ces lettres, qui révèlent un Marcel Proust tour à tour joueur invétéré, spéculateur souvent mal inspiré, rêveur amateur d’exotisme, ou souffrant avant l’heure de phobie administrative, figure une lettre inédite adressée à son « cher Albert » qui, de prime abord, semblait destinée à Albert Nahmias (voir la lettre autographe et sa transcription en pied de page). Mais, à l’examen, plusieurs détails ont rendu l’identification improbable. D’abord parce que Proust y endosse le rôle de l’informateur économique et boursier auprès de son correspondant, quand c’est toujours Albert Nahmias qui tient ce rôle ou se montre prodigue en conseils souvent peu judicieux… Par ailleurs, en préambule, Marcel Proust adresse ses condoléances à son correspondant pour la perte du frère de celui-ci. Or, vérification faite, Albert Nahmias n’a jamais eu de frère… Le « cher Albert » n’était donc pas Nahmias. Parmi les familiers et correspondants de l’écrivain, le seul autre Albert doté d’un frère décédé fut un personnage des plus sulfureux : Albert Le Cuziat (1881−1938). (Il ne faut pas confondre ce futur tenancier de maison close pour homosexuels avec son homonyme né un an plus tôt, en 1880, aumônier de la Marine avant de devenir évêque.)

Albert et les bains-douches

Si l’on en croit le remarquable article de Pyra Wise, « Proust à l’hôtel, d’Albert Le Cuziat au commissaire Tanguy » (Bulletin d’informations proustiennes, n° 46, 2016, pp. 41–56), ce Breton né en 1881 avait connu Proust en 1911 chez le prince Radziwill, où il était premier valet. Après avoir travaillé dans plusieurs maisons aristocratiques, il avait entrepris de faire fructifier son pécule en acquérant un établissement de bains-douches, lieu classique de la prostitution masculine à l’époque. C’est durant cette période, peu après sa première tentative d’achat, que se situe cette lettre. En se basant sur les indications des cours de bourse respectifs des parts de Kinta et des actions de l’Azote, notre ami Thierry Laget – dont l’aide fut décisive dans la transcription de cette lettre – retient la date de mai 1913.
Divers éléments confirment l’identité du destinataire, notamment les condoléances par lesquelles Proust commence sa lettre : Yves Le Cuziat, frère d’Albert, venait de mourir le 20 janvier 1913 à l’âge de 38 ans. Ensuite, sous couvert de conseils boursiers, l’écrivain cherche à l’évidence à dissuader son correspondant de persévérer dans ses projets d’acquisition, l’investissement étant tel qu’il supposait non seulement le recours à l’emprunt, mais aussi un tour de table auquel Proust n’avait à l’évidence guère envie d’être convié. Or, au début de l’année 1913, Le Cuziat a en effet cherché à acquérir un bains-douches situé 11, rue Godot-de-Mauroy. Proust tire la sonnette d’alarme : « J’ai pour principe de souhaiter la réussite de ce que mes amis désirent, sans trop me demander si c’est sage. Pourtant dans le cas particulier, je ne sais si c’est bien pour vous. »

Quand Marcel conseille Albert

Par ailleurs, dans cette période de tensions internationales auxquelles il fait discrètement allusion, il lui conseille de ne pas emprunter : « […] vous arrivez à une période d’argent cher […] les états vont tous avoir besoin d’argent et feront des emprunts à des taux très élevés. » Il cite à l’appui son propre exemple, ayant eu recours à des emprunts souscrits auprès du Crédit industriel dont les taux d’intérêt se sont révélés prohibitifs. (Par la suite, Lionel Hauser démontera tous ces emprunts et contribuera à remettre Proust à flot.)
En revanche, Proust incite vivement Le Cuziat à acheter, comme il l’a fait lui-même dans un passé récent, des titres de l’Azote. Ce titre, dont le nom officiel est Compagnie de l’Azote norvégien, est devenu aujourd’hui Norsk Hydro ; il est encore coté, emploie 35 000 personnes et se trouve propriété de l’État norvégien à hauteur de 35 %. En 1913, il était détenu par des intérêts français, en particulier la banque de Paris et des Pays-Bas, dont l’un des représentants n’était autre qu’Horace Finaly, ami d’enfance de Proust, duquel nous avons contribué à la publication de la correspondance (Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, Gallimard, 2022). On peut penser qu’il fut à l’origine du conseil d’achat de titres de l’Azote.

Les étains de Kinta, un placement à la Proust

À l’appui de sa recommandation, Proust ajoute qu’il n’a pas pour habitude de proposer certains titres à ses amis. En effet, dit-il, « Si je cours les risques jamais je ne les conseillerais. » Ainsi en est-il des très exotiques parts de Kinta avec lesquelles, avoue-t-il, il a connu le fiasco. Ce titre avait tous les ingrédients d’un placement à la Proust : exotisme de la localisation, sonorité du nom, rumeur flatteuse dans les journaux. En effet, ces mines d’étain sont situées en Malaisie, dans le royaume de Pennac sur la presqu’île de Malacca. À la constitution de la société, lui ont été amenées une concession de 300 acres, cinq maisons de coolies et une maison pour Européens. Cette seule description fait rêver Proust, qui s’est précipité dans l’aventure. Et parce qu’il achète toujours à la hausse, il acquiert ce titre pendant la période durant laquelle celui-ci passe de 283 à 622 francs : à partir du mois d’avril, le titre ne cesse plus de baisser pour redescendre en dessous de 280. Le journal des finances du 26 juillet 1913 conseille : « Le mieux pour l’acheteur éventuel est de s’abstenir soigneusement sur des titres aussi dangereusement spéculatifs. » (Pour l’anecdote, cette société devint dans les années 1980 la société centrale d’investissement du groupe de Jean-Marc Vernes ; elle a aujourd’hui disparu.)
Finalement, Proust prête son concours à Le Cuziat à l’automne 1913 pour l’acquisition de ce qui devient les « Bains Le Cuziat », au 11, rue Godot-de-Moroy, et, toujours avec l’aide financière de l’écrivain, Le Cuziat acquiert ensuite l’hôtel Marigny, situé au 11, rue de l’Arcade, dans le VIIIe arrondissement.

« Jupien, c’est moi ! »

 La découverte de cette lettre revêt une grande importance : c’est, en effet, la seule lettre connue de Proust adressée à celui qui se présentait dans les années 30 en déclarant : « Jupien, c’est moi ! » Aucune ne figure dans l’édition de la Correspondance par Philip Kolb et la seule trace de Le Cuziat dans la correspondance est une simple allusion dans une lettre du 20 juillet 1922 à Léon Bailby, à qui le romancier déclare : « Comment va Albert ? J’ai des démangeaisons d’ennui après lui. La vie passe et on ne voit pas ceux qu’on aime. Ma seule supériorité c’est de ne pas voir non plus les autres. » Circonstance aggravante pour ce qui est de la rareté, les seules lettres qui pourraient avoir été sauvées sont antérieures à l’arrivée de Céleste Albaret. En effet, si l’on en croit celle-ci, qui n’aimait guère Le Cuziat dont elle disait qu’il « avait des yeux de poisson » et qu’il « avait fait de la petite prison », Proust lui avait ordonné : « N’oubliez pas Céleste, vous demandez si Le Cuziat est là et vous lui remettez les lettres en main propre et, surtout, de toute façon, qu’il vous la rende. » Quand on raconta par la suite à Céleste que « Le Cuziat possédait des quantités de lettres de Proust, qu’il aurait même vendu une partie d’entre elles », elle se demanda où diable il les aurait prises. Cependant, faisant allusion à des conseils boursiers précédents, Proust lui-même laisse entrevoir que d’autres lettres ont dû être écrites à Le Cuziat au cours de la période 1912–1913 : celles-ci ressurgiront peut-être un jour.



Transcription de la lettre de Marcel Proust à Albert Le Cuziat

Mon cher Albert,
J’apprends avec beaucoup de tristesse la mort de votre frère car votre chagrin ne peut me laisser indifférent. Et puis je comprends trop le déchirement du cœur de vos pauvres parents pour ne pas les plaindre du fond du cœur. Si j’avais osé je leur aurais adressé un mot de sympathie. En tous cas pour rester inexprimée elle n’est pas moins sincère et profonde.
Je suis navré qu’une fatalité aussi cruelle se soit acharnée sur vous et vos parents que je ne connais pas mais qui ne peuvent m’être que bien sympathiques.
Le contre coup
[sic] éventuel dont vous me parlez sur vos affaires d’intérêts est fâcheux puisqu’il vous gêne en ce que vous désirez ; j’ai pour principe de souhaiter la réussite de ce que mes amis désirent, sans trop me demander si c’est sage. Pourtant dans le cas particulier je ne sais si ce serait un bien pour vous. D’ailleurs vous rencontrerez d’autant plus de difficulté que vous arrivez à une période d’argent cher. Je viens pour ma part d’emprunter plus de cent mille francs au Crédit Industriel et le taux de l’intérêt (que j’avoue ne pas me rappeler par cœur mais je pourrais vous soumettre les papiers, si cela vous était [?] utile pour vous-même) est fort élevé. La situation il est vrai s’améliore. Mais comme les états vont tous avoir besoin d’argent et feront des emprunts à des taux très élevés, comme les autres titres ont beaucoup baissé et à cause de cela rapportent beaucoup plus, il sera particulièrement difficile de trouver de l’argent à de bonnes conditions. Avez-vous acheté de l’azote comme je vous l’avais conseillé ? Les actions valaient alors 230 ou 240 francs, elles en valent aujourd’hui 320 à peu près. Peut-être y aura-t-il des reculs. Mais je crois si vous en avez acheté que vous ferez bien de ne pas vous occuper de ces reculs, et de garder la valeur jusqu’à 400 francs au moins. Je crois que c’est une affaire sérieuse quoique encore peu en vogue. Peut-être y a‑t-il un peu de spéculation dans sa hausse actuelle mais cela ne fait rien avec les affaires de la Cie, la justifiant largement et par conséquent même si la spéculation lâche et si un certain fléchissement se produit, les bénéfices ne tarderont pas à relever les cours d’une façon plus stable. J’en ai acheté à 224 et en somme je gagne actuellement 100 fr. par titre.
Hélas je n’ai pas eu le même succès avec
[ou sur ?] le reste. Je ne sais si vous avez été au courant de mon récent fiasco avec [ou dans] les Parts de Kinta. Mais aussi si je cours les risques jamais je ne les conseillerais. Tandis que l’azote est une affaire sérieuse. Actuellement c’est trop cher quoique je crois que ce soit au-dessous de son prix.
Encore toutes mes condoléances très sincères et bien cordialement à vous
Marcel Proust

Categories: Proustiana

8 Comments

Beau de Rubempré · 25 mars 2023 at 15 h 55 min

The awareness that Proust had money at stake in Le Cuziat’s establishments enriches one’s appreciation of the pertinent episodes in La Recherche.

Ruth Brahmy · 25 mars 2023 at 18 h 05 min

Article très intéressant, comme toujours. On dit toujours que Proust était nul en matière financière, boursière. Je trouve pour ma part qu’il s’y connaît assez bien et en parle comme d’un domaine familier, bien mieux que je ne saurais faire en tout cas ! Là où il était mauvais – et si gracieux en même temps – c’était dans ses pulsions d’achat ou de vente, inspirées le plus souvent par l’exotisme du nom des titres.

Pfister Pascal · 26 mars 2023 at 13 h 41 min

Merci pour cet article. En complément, Walter Benjamin a rencontré Albert Le Cuziat en janvier 1930 avec Franz Hessel (le père de Stéphane, ami de Henri-Pierre Roché, inspirateur de « Jules » du roman « Jules et Jim »). Maurice Sachs était là aussi. Il a rendu compte de cette visite dans le « Literarische Welt » sous le titre « Pariser Tagebuch ». Cet article a été traduit en 2010 par Robert Kahn, aujourd’hui disparu, dans « Benjamin : Sur Proust » chez l’éditeur normand « Nous ». On peut lire cette traduction sur le site de la revue « PO&SIE ».
https://po-et-sie.fr/wp-content/uploads/2019/03/79_1997_p49_61.pdf
Il existe aussi une version plus longue de cet article traduite dans le livre des éditions « Nous ».

    Beau · 26 mars 2023 at 21 h 26 min

    Merci, Pfister Pascal. Une information précieuse.

    Nicolas Ragonneau · 28 mars 2023 at 9 h 18 min

    On peut aussi lire la nécrologie de Le Cuziat par Maurice Sachs dans la NRF de 1938, tome L, p.863.

    Laure Hillerin · 15 mai 2023 at 16 h 38 min

    Grand merci à Pascal Pfister pour nous avoir signalé cet article fort intéressant de Walter Benjamin. Une chose m’intrigue beaucoup dans ce texte : c’est le récit que Fargue lui aurait fait d’un dîner réunissant, à son initiative, James Joyce et le jeune Marcel Proust « de la fin des années 90 ». Sachant que Joyce n’avait que 17 ans en 1899, et qu’il ne s’est installé à Paris qu’en 1920, cette information paraît un peu fantaisiste. À ma connaissance, la seule rencontre entre Proust et Joyce a eu lieu à l’hôtel Majestic le 18 mai 1922, au cours d’un dîner organisé par Violet et Sydney Schiff en l’honneur de Diaghilev et Stravinsky. Le récit en a été fait par Davenport Himes, ainsi que par Violet Schiff dans son article « Proust meet Joyce » en 1957. Ce dîner organisé par Léon Paul Fargue a‑t-il vraiment eu lieu, mais bien plus tard ? Ou Fargue se serait-il attribué la paternité de cette unique et désastreuse rencontre entre les deux écrivains ? Merci à qui éclaircira le mystère…

Gian · 16 mai 2023 at 15 h 53 min

Everybody wanted to meet Joyce and Pirandello in 1922 in Paris. And everybody wanted to meet Proust, of course. Joyceans have written no end on Proust and Joyce brief and much glorified (and gossiped about) meeting. I’m surprised there is no report on Pirandello meeting Proust – at least, not that I remember.

Pfister Pascal · 24 mai 2023 at 14 h 08 min

Sur l’amitié entre Fargue et Joyce, il faudrait prendre l’avis de Pascal Bataillard dont on peut lire une conférence accessible en ligne
http://www.jamesjoyce-a-saintgerandlepuy.com/crbst_32.html
Dans un article de la Nouvelle Revue Française de janvier 1923 entièrement consacré à Marcel Proust qui venait de décéder, Léon-Paul Fargue raconte ses rencontres avec l’écrivain : « il y a des années, vingt ans peut-être, que j’ai rencontré pour la première fois Marcel Proust, dans un endroit que je ne sais plus préciser. » ! Il se souvient tout de même de la présence de Marcel Schwob, Jean Lorrain, et aussi, croit-il, M. Charles Whibley. Il ne revoit Proust que « longtemps après », une nuit de réveillon, quai Voltaire, chez Mme Sert (Misia). Ensuite, ils se voient souvent, notamment chez Jacques Porel. Il ne dit rien de Joyce, dont pourtant fin 1922 on parlait beaucoup.
Avant de s’installer pour longtemps à Paris en 1920, Joyce y a fait dans sa jeunesse deux courts séjours, en décembre 1902 pour essayer de s’inscrire en médecine, puis du 23 janvier au 11 avril 1903. Il vivait à l’hôtel Corneille, allait au théâtre et à l’Opéra, fréquentait la Bibliothèque nationale et celle de Sainte Geneviève, s’est lié d’amitié avec J. M. Synge et Joseph Casey, fréquenta un docteur Rivière, des expatriés comme lui (Riciotto Canudo un italien, Théodore Däubler un allemand), un certain Villona, Eugène Routh. Il a fait un voyage à Tours avec un siamois. Il a donné des cours d’anglais à Joseph Douce et A. Auvergniat. (biographie de Richard Ellmann et chronologie dans la Pléiade).
Chronologiquement, les deux séjours de Joyce à Paris fin 1902 et début 1903 pourraient correspondre avec la première rencontre de Fargue avec Proust, qui travaillait alors sur sa traduction de Ruskin qu’il devait rendre rapidement au Mercure de France. On peut rêver d’un conseil de Joyce à Proust sur la manière de traduire un mot ou une phrase… Charles Whibley (1859–1930) correspondant parisien du Pall Mall Gazette fréquentait les milieux symbolistes. La présence dans une même réception de Lorrain et Proust parait curieuse, cinq ans après leur duel (6 février 1897), mais Proust était très fier de ce duel.
Joyce n’était pas à Paris quand Misia habitait quai Voltaire, de 1911 jusqu’à la première guerre mondiale.
L’écrivain Jacques Porel (1893−1982) était le fils de Réjane, il a publié ses souvenirs en 2 tomes en 1951.

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