« David Hockney 25 », avec Proust

Le printemps sera Hockney ou ne sera pas. Visite de l’exposition « David Hockney 25 » à la Fondation Louis Vuitton (à voir jusqu’au 31 août), un œil sur les œuvres et un autre qui regarde la manière dont le peintre britannique inscrit la lecture de Proust dans son travail de plasticien.
Imaginons Proust de retour au Bois de Boulogne, visitant la magnifique exposition David Hockney 25 installée à la Fondation Louis Vuitton jusqu’à la fin de l’été. Elle se concentre sur les vingt-cinq dernières années de la vie de l’artiste britannique, âgé aujourd’hui de 87 ans. Au centre du parcours, formant une grande mosaïque, sont exposés des tableaux peints au cours des quatre années passées en Normandie, de 2019 à 2023, notamment pendant la pandémie du COVID. D’où la devise de l’exposition : Souvenez-vous, on ne peut pas annuler le printemps qui reprend le titre du livre co-signé par Hockney et Martin Gayford, ponctué de références à Proust : Spring Cannot Be Cancelled1. Le clos normand où Hockney s’est installé se trouve du côté de Cabourg, tout près de Cambremer. Albertine et le Narrateur auraient pu s’y arrêter pour déguster le cidre pressé dans la grange qu’il a transformée en atelier. (Voir le diaporama ci-dessous) Comme nous, Proust aurait sûrement été ébloui par l’explosion de couleurs vives dans cette exposition. Mais qu’aurait-il pensé de l’application des nouvelles technologies à l’art ? Et de l’expérience immersive ? Se serait-il allongé sur un pouf pour s’abandonner aux décors de scène dessinés par Hockney, projetés à 360 degrés, animés aux rythmes de l’opéra ? Dans quelle rêverie se serait-il plongé dans l’obscurité envoûtante du Moon Room, entouré des nocturnes que Hockney a pu réaliser grâce à la luminosité de l’écran de son iPad ? L’installation vidéo montrant 18 vues synchronisées de la campagne anglaise lui aurait certainement rappelé comment il fait courir son Narrateur d’une fenêtre du train à une autre « pour rentoiler les fragments intermittents » du paysage, afin d’« en avoir une vue totale et un tableau continu. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP, II, p. 16).
Loin des asperges et des dîners mondains
David Hockney, qui avait 21 ans lorsqu’il a découvert Proust, n’a pas tout compris de sa première lecture. Originaire de Bradford, ville industrielle du nord de l’Angleterre, son milieu était très éloigné du monde proustien : il n’avait jamais vu d’asperges et ne connaissait rien des dîners mondains chez les duchesses. Pourtant il a été frappé par la qualité « merveilleusement visuelle » d’À la recherche du temps perdu, gardant le souvenir des deux ou trois pages que Proust aurait consacrées à un rideau se balançant dans la brise. L’image en mouvement, voilà ce qu’Hockney a tenu à mettre en lumière dans l’exposition, depuis Flight into Italy – Swiss Landscape (1962) dans la première galerie, où le jeune artiste adopte un style enfantin pour représenter sa première traversée des Alpes, à tombeau ouvert, jusqu’à la voile claquant doucement aux accents de Tristan et Isolde dans la dernière grande salle de l’exposition. Si à première vue leurs œuvres paraissent on ne peut plus différentes, Hockney et Proust se rencontrent dans une épiphanie suscitée par Wagner. Hockney signale la phrase « merveilleusement wagnérienne » du premier acte de Parsifal, à propos du temple du Graal où le temps devient espace (Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit). Dans un brouillon, Proust évoque la mémoire involontaire en citant cet opéra : « je présenterai comme une illumination à la Parsifal la découverte du Temps retrouvé dans les sensations cuiller, thé, etc.2 » Les échos se multiplient : lorsque Hockney relit Proust pour la troisième fois, pendant le confinement en Normandie, il reprend le texte au milieu, par Sodome et Gomorrhe, rappelant comment il fonde sa représentation de l’homosexualité sur des sources littéraires. Les titres de ses premières toiles où figurent des couples gay sont empruntés au poète américain discrètement homoérotique, Walt Whitman (Adhesiveness, 1960, et We Two Boys Together Clinging, 1961). Vers la fin de l’exposition, Hockney fait un clin d’œil à Proust en intégrant le « petit pan de mur jaune » de Vermeer dans son assemblage de photocopies des tableaux retraçant l’histoire de l’art occidental. Alors que Bergotte admire comment Vermeer a rendu précieux « le petit pan de mur jaune » en y passant plusieurs couches de couleur, Hockney, lui, cherche à comprendre comment Vermeer s’est servi de la camera obscura pour le peindre.
Proust, entre Hockney et ses parents
Hockney inscrit sa lecture de Proust dans son œuvre. Notamment dans My Parents and Myself qui sert d’illustration à l’article perspicace de Jean Frémon « David Hockney, narrateur de son environnement » publié sur ce site, et que l’écrivain reprend, quelque peu modifié, dans Le Miroir magique (P.O.L., 2020). Sur l’étagère en bas du trolley, au centre de ce triple portrait, on reconnaît, par leurs leurs jaquettes bleu ciel et blanc, quelques volumes d’À la recherche du temps perdu dans la traduction de Charles Scott Moncrieff, parue chez Chatto and Windus, illustrée par Philippe Jullian. Comme ce portrait date de 1976, il n’est pas présenté dans l’exposition, tout en y étant présent car on y repère des éléments caractéristiques de l’œuvre du peintre. C’est l’une de ses « conversation pieces », comme on dit en anglais, sauf qu’ici les parents ne se parlent pas. On dirait qu’ils posent sur une estrade, sous la barre d’un rideau de scène. Hockney a copié ce rideau sur un tableau du musée de San Marco à Florence, engageant ainsi dans un dialogue avec un maître ancien, dialogue qu’il poursuivra dans l’une des salles de l’expo. (Voir le diaporama ci-dessous) Fra Angelico montre là une scène des plus insolites : deux saints opèrent sur un diacre endormi pour remplacer sa jambe gangrenée par la jambe valide – et noire – d’un Maure enterré la veille. En levant le rideau, Hockney met en scène le non-dit. Tout est dans le regard : les yeux des parents ne se croisent pas ; leur fils se dérobe dans le reflet du miroir. Il se regarde de biais, regardant les tulipes dans un vase aigue-marine. Un vase de la même couleur fait partie de la mise en scène du regard retravaillée dans 25th June 2022, Looking at the Flowers (ci-dessous). On y voit, accrochée au mur, la série de tableaux de fleurs dans des vases colorés que contemple Hockney, assis, dédoublé à droite et à gauche. Il est à la fois l’artiste et le spectateur, dans une mise en abyme créée par l’espace même de la galerie de la Fondation Louis Vuitton où, autour du tableau central, sont exposés les cadres qui y sont peints.
Nous voyons avec la mémoire
« We see with memory » : le refrain de Hockney a de fortes résonances proustiennes. Il est inspiré de la lecture de Proust’s Binoculars de Roger Shattuck, découvert avec enthousiasme par Hockney dans les années 80. Avoir une vision stéréoscopique, voire multioculaire, comme si on voyait le monde avec des jumelles, voilà ce que fait Proust. Et ce qui caractérisera les photocollages de Hockney. La presse britannique en fait l’annonce fracassante : « Le peintre chéri de la Grande-Bretagne découvre une nouvelle façon de voir, avec l’aide de Proust3 » ; l’article est illustré d’une photographie de Hockney en train de lire le livre de Shattuck. Hockney s’en inspire dans des compositions cubistes qui imitent le regard sans cesse en mouvement. « C’est le temps que je veux mettre dans mes tableaux », dit-il. « Ils ont à voir avec la durée. » Et il ajoute : « Visuellement les descriptions de Proust sont exactement pareilles. » Au cours de leurs échanges, David Hockney et Martin Gayford citent le passage où Proust évoque « la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d’un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu’elles, et si on veut clicher ce qu’il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu’il ne sait pas garder l’immobilité, mais bouge) à l’objectif déconcerté. » (La Prisonnière, RTP, III, p. 830). Comme Hockney après lui, Proust convoque « les dernières applications de la photographie » pour « faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. » (Le Côté de Guermantes, RTP, II, p. 680). Les photocollages de Hockney font éclater l’image, la faisant bouger dans le temps comme dans l’espace. Ainsi, il recrée la sensation virevoltante d’une pirouette sur glace en assemblant une série de photographies prises en rafale (Voir le diaporama ci-dessus). Proust a fait faire des pirouettes d’un autre genre à Saint-Loup, soucieux de cacher son homosexualité. Ses mouvements ont une « rapidité vertigineuse » qui accélèrent les changements de perspective : ainsi, en réaction à un passant qui lui a fait des propositions inopportunes, il l’agresse de coups de poings, « lancés comme par une fronde », qui semblent « multipliés par leur vitesse à changer de place » (Le Côté de Guermantes, RTP, II, p. 480). De même, en s’enfuyant de la maison de passe de Jupien avec une « vélocité » et une « espèce d’ubiquité qui lui était si spéciale », il occupe « en si peu de temps tant de positions différentes dans l’espace » que cela « avait l’air de la sortie tentée par un assiégé » (Le Temps retrouvé, RTP, IV, p.389). Les danseurs dans l’installation vidéo à David Hockney 2025 ont eux aussi cette espèce d’ubiquité qui donne l’impression qu’ils évoluent sur plusieurs écrans à la fois. À en juger par sa créativité infatigable, Hockney n’a pas fini d’exploiter les dernières applications de la photographie qui mettent en jeu l’œil en mouvement.
Inversons la perspective
Autre découverte décisive pour Hockney : l’essai de Pavel Florensky sur la perspective inversée. Si ce prêtre orthodoxe russe (né en 1882, exécuté au goulag en 1937) est peu connu des historiens de l’art, sa théologie de l’amitié-amoureuse entre les hommes a été récupérée récemment par le mouvement LGBTQ. Ce sont ses écrits sur la perception dans l’art qui intéressent Hockney : pour lui, « c’est de la dynamite ». Inverser la perspective veut dire faire converger les lignes de fuite non pas derrière le tableau, à l’horizon, mais devant, au niveau du spectateur, comme dans Garrowby Hill, peint par Hockney en 2017, sur une toile hexagonale. (Voir le diaporama) Grâce à ce format, le spectateur surplombe les champs aux couleurs étonnamment intenses pour un paysage du nord de l’Angleterre. Ils sont traversés par une route tracée en violet et ponctués de lignes rouges qui ont pour effet d’électrifier encore plus la palette. Le peintre crée la sensation de mouvement – on a l’impression, comme le jeune Narrateur de Proust, de suivre « les lacets du chemin » de la voiture du Dr Percepied (« Combray », RTP, I, p. 176).
Hockney met le spectateur dans ses tableaux. Dans un diptyque hors normes présenté à l’exposition, il crée une impression de profondeur extraordinaire dont il se félicite en ajoutant un graffiti amusant sur le mur : « 3D without the glasses » (3D sans les lunettes). Dans ces deux « dessins photographiques » de 2018, il montre le même groupe de gens, dans exactement les mêmes poses, en train de regarder le mur devant eux. Quatre tableaux de Hockney y sont exposés dans Pictures at an Exhibition (Tableaux d’une exposition), qui font place à une grande glace dans Pictured Gathering with Mirror (Réunion photographique avec miroir). Quelle saisissante mise en images du passage où Proust offre son livre à ses lecteurs, comme un instrument optique leur permettant de lire en eux-mêmes, d’être les propres lecteurs d’eux-mêmes.
Le printemps au paradis
Hockney est rentré en Europe en 2004, après une quarantaine d’années passées sous le soleil californien où le changement de saisons est à peine perceptible. Il avait pour projet de tracer l’arrivée du printemps, se servant de différents médiums comme le fusain, l’aquarelle, et la peinture sur iPad. Comme le Narrateur de Proust, Hockney a une passion pour les aubépines : dès leur éclosion annuelle dans le Yorkshire, il s’y précipite pour capter leur éclat. Il en fait un motif récurrent dans ses tableaux, jusqu’à les mettre au premier plan de son vitrail dédié à la reine Elizabeth II dans l’abbaye de Westminster (2018). Le printemps est pour lui une joie, une jouissance : tout est debout, « en érection » selon ses propres termes, arrosé de champagne. Le printemps est aussi en fête du côté de Balbec où le Narrateur est ébloui par les « pommiers, à perte de vue […] en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ». En mars 2020, Hockney se trouve emprisonné dans ce « paradis » de « beauté vivante » célébré par Proust. Cette année-là, le printemps, arrivé tôt, s’est installé, faisant régner le beau temps alors que, ironiquement, des centaines de milliers de gens succombaient au virus. Hockney s’est mis à peindre une vue de son jardin en Normandie tous les jours. Pour donner de l’espoir face au fléau, pour faire savoir que le printemps n’a pas été annulé. Ses tableaux ont circulé sur les médias, et ont même fait la une des journaux : l’optimisme de Hockney s’est avéré aussi contagieux que le virus. Le grand arbre peint pendant le premier mois du confinement, le 27 mars 2020, est exposé au milieu de la salle. (voir ci-dessus) Les premiers bourgeons sur les branches, comme la haie d’aubépines derrière l’arbre, ont la légèreté de la mousse de champagne dont parle Hockney. Le nuancier va du vert-tilleul au vert fluo : le ciel, comme celui que le Narrateur de Proust voit entre les fleurs des pommiers, est d’un « bleu rasséréné, presque violent » (Sodome et Gomorrhe, RTP, III, p. 178). Visiblement Hockney a donné forme aux efforts artistiques du Narrateur cherchant à étendre, « dans le cadre préparé, sur la toile toute prête », les clos normands « au moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps couvre leur canevas de ses couleurs. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP, II, p. 6).
L’exposition David Hockney 25 est un hymne à la vie, un sacre du printemps. Elle est réjouissante et réfléchie, on est transporté par son inspiration. On passe un moment hors du temps devant le bassin de nymphéas dans Giverny by DH, 2023 (Voir le diaporama ci-dessus), ce « parterre céleste » comme Proust l’appelle (« Combray », RTP, I, p. 168). Monet en a fait des toiles sublimes où, pour citer Hockney, il peint l’évanescence, le temps qui passe. En 1922, il donne à l’État français ses grands panneaux des Nymphéas, pour commémorer la paix. En faisant régner la sérénité dans son Giverny à lui, Hockney nous incite aujourd’hui, une centaine d’années plus tard, à redoubler nos efforts pour la retrouver. Que ses tableaux iridescents de la nature en fête fassent entendre l’appel au cessez-le-feu de Charlus, pour que « chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient à éclairer autre chose que des tombes. » (Le Temps retrouvé, RTP, IV, p. 375).
Merci à Christine Berthin pour sa relecture

- Traduit par Pierre Saint-Jean sous le titre On ne reporte pas le printemps (2021). Cet ouvrage a servi de source d’informations à cet article. Nous citons également Martin Gayford, A Bigger Message. Conversations with David Hockney (2011) et faisons référence à Jean Frémon, David Hockney en Pays d’Auge (L’Échoppe, 2020). ↩︎
- Matinée chez la Princesse de Guermantes : Cahiers du Temps retrouvé, éd. Henri Bonnet et Bernard Brun (1982), p. 318. ↩︎
- « Britain’s favourite painter discovers a truer way of seeing, with help from Proust ». Voir https://shapersofthe80s.com/seismic-shifts/hockneys-new-vision-of-the-world/ ↩︎
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