Entretien avec Alice Bravard
L’historienne Alice Bravard publie en poche son étude magistrale, La vie mondaine à la Belle Époque (Nouveau Monde). Un document très riche, d’une grande précision et qui recèle bien des surprises, fondé sur des années de travail dans les archives publiques et privées. Comme en chaque proustien sommeille un apprenti sociologue, ce livre me paraît incontournable. Entretien tout en bravardage.
La question habituelle pour lancer notre entretien : quelle a été votre première expérience de lecture de la Recherche ?
Ma première approche de la Recherche intervient pendant mes années de lycée. Comme beaucoup d’élèves, je me suis noyée dans ses phrases interminables. J’ai commenté avec circonspection les extraits coupés et photocopiés de Du côté de chez Swann, en ne comprenant pas bien pourquoi on attribuait tant de pouvoirs à un petit gâteau au beurre… Mon expérience de lecture arrive en fait plus tard et commence au cours de ma thèse sur le grand monde parisien. Les nombreux documents de mon corpus y faisant référence m’enjoignaient de revenir au roman de Proust comme à un point de départ. Ainsi, les dix tomes de la Recherche – dans l’édition Garnier Flammarion (1987) dirigée par Jean Milly – que j’avais achetés d’occasion m’ont accompagnée pendant les deux mois d’été qui ont précédé la rédaction de mon manuscrit. Ce format me permettait de plier, de marquer, d’annoter les pages pour me repérer dans ce grand labyrinthe et de protéger les trois volumes de La Pléiade, dont j’avais hérité de ma mère, que je n’ai jamais ouvert. Il s’agissait de l’édition Tadié, et il manquait d’ailleurs un volume à cette édition pour être complète.
Quand on fait une telle lecture, documentaire, parvient-on à apprécier le texte que l’on lit ?
Probablement pas à sa juste valeur littéraire. Même si la relation de Marcel Proust à son narrateur reste énigmatique tout au long de l’œuvre, on peut sans doute considérer cette dernière comme un travail autobiographique. Marcel Proust connaît la société qu’il étudie ; il l’observe depuis ses marges et la décrit dans la presse, avant d’en faire un sujet de roman. Il est lui-même introduit dans les milieux mondains et fréquente Robert de Montesquiou et Boni de Castellane, les Greffulhe, les Radziwill, les Gramont, les Bibesco, des familles très en vue à la fin du XIXe siècle, dont il se sert pour créer ses principaux personnages. Du point de vue de l’historien donc, la Recherche constitue le témoignage écrit d’une époque, au même titre que des mémoires ou des correspondances. De ce fait, sans être insensible à la beauté des mots, le chercheur doit passer l’œuvre au crible de la critique historique. Appréhendée comme une source, elle est contextualisée, puis interrogée, confrontée à d’autres documents, mise à distance, ce qui nuit à la délectation du lecteur entraînée par les sons et les images, mais permet à l’austère historien de se griser d’une autre manière.
Et qu’est-ce que cette lecture a apporté finalement à l’historienne des mondanités à la Belle Époque qu’elle ne sût déjà ?
La Recherche ne révèle pas de vérités, mais elle permet de formuler des questions. La première, centrale dans l’œuvre, concerne les fractionnements et les tensions qui animent la société mondaine de la Belle Époque. La noblesse la plus ancienne, incarnée par la duchesse de Guermantes, exerce un pouvoir de fascination sur l’ensemble de la constellation proustienne. Incarnation d’une supériorité héréditaire, elle attise les désirs et les ambitions de la bourgeoisie. Faut-il y voir la persistance d’un prestige nobiliaire dans la société française d’avant-guerre ? Et si oui, comment expliquer la pérennité de cette position dans un pays converti aux idéaux républicains et en voie de démocratisation depuis plusieurs décennies ? Marcel Proust donne des pistes lorsqu’il invoque l’éducation nobiliaire, le raffinement et l’art de la conversation, l’ancienneté des titres et la longévité des lignées, l’attachement à la terre et le cosmopolitisme mondain, des aspects étudiés par toute une génération d’historiens des élites contemporaines. Par ailleurs et paradoxalement, l’œuvre de Marcel Proust ne cesse d’annoncer le crépuscule de l’aristocratie ancienne. À la fois hors du temps et dans son époque, la forteresse nobiliaire peine à se maintenir face aux assauts bourgeois et vit à la fin du XIXe siècle un déclin irréversible. Catherine Bidou-Zachariasen a mis en lumière le basculement du « monde » qui s’opère dès les premiers volumes de la Recherche et la perte de légitimité sociale des noblesses dans un contexte d’ascension bourgeoise. L’écrivain ne prend pourtant la plume que juste avant la guerre et ne publie la plus grande partie de son œuvre qu’au début des années 1920. Il décrit donc le processus avec un décalage de 20 à 25 ans par rapport au temps, supposé perdu, de la domination aristocratique. D’où la nécessité pour l’historien de redéfinir les phases, le rythme, les modalités et les limites du repli nobiliaire au début du vingtième siècle.
Quid de ses chroniques mondaines parues dans le Figaro, sous différents pseudonymes notamment ?
Comme d’autres jeunes écrivains de son époque, pour se faire connaître et élargir son cercle de connaissances, Marcel Proust a rédigé ponctuellement et sous pseudonyme les carnets mondains du Figaro au début du XXe siècle. Ces brefs articles, que les contemporains pouvaient aussi retrouver au Gaulois, dans des magazines féminins et des hebdomadaires illustrés, faisaient à partir des années 1890, le récit quotidien des faits et gestes de la haute société présente à Paris et dans les stations de villégiature à la mode. Subdivisés en rubriques selon le moment de la saison – « Au salon », « Au château », « Sur les plages » –, et suivant un canevas rédactionnel normé et dépourvu de commentaires, les échos mondains annonçaient jour après jour, sur une à plusieurs colonnes, les dates et les adresses des réceptions passées ou à venir, les noms des hôtes ; ils précisaient également la décoration des lieux, le programme des réunions, et finissaient par la liste non exhaustive des invités remarqués dans l’assistance. Contrairement à une idée longtemps admise, les chroniques de Proust ne constituent pas seulement les esquisses préparatoires d’un jeune écrivain snob. De nombreux spécialistes, tel que Guillaume Pinçon, ont montré que la « poétique du carnet mondain » avait en fait favorisé le développement de son expérience narrative et nourrit son génie romanesque. Pour l’historien d’aujourd’hui en tout cas, même si des doutes persistent sur les auteurs de ces annonces quotidiennes, même si on sait que certaines d’entre elles étaient rédigées par des mondains et envoyées à la rédaction des journaux, si on accepte donc que le tableau des mondanités qui transparaît dans la presse de l’époque soit une image construite par l’aristocratie elle-même et promue pour satisfaire un lectorat bourgeois envieux et curieux, voyeur et moqueur, la source reste de premier choix. Nous l’avons largement utilisée pour définir les contours de la nébuleuse mondaine.
Comment définir de manière synthétique le « monde » de la Belle Époque ? Quelles sont ses caractéristiques et que peut-on dire de sa sociologie ?
Dans le « monde » du Figaro et du Gaulois, deux quotidiens à partir desquels nous avons composé la liste de nos mondains les plus actifs au tournant du XIXe siècle, l’hétérogénéité prévaut. La plus ancienne noblesse de France se trouve côte à côte avec des barons d’Empire, des faux nobles et des dandys aux origines douteuses ; des dynasties d’industriels et de banquiers se mêlent aux hommes politiques, aux cadres de l’armée, à des artistes et des écrivains, voire à des cocottes et de jolies danseuses, issus de milieux bourgeois diversifiés et souvent provinciaux. Sur les plans de l’origine sociale, du secteur d’activité, du niveau de fortune, de la confession et des opinions politiques, le « monde » est un ensemble composite fractionné, dont la noblesse ancienne la plus prestigieuse constitue à la fois le centre et le sommet, et qui absorbe lentement, au rythme de la démocratisation, les nouveaux élus de la réussite sociale. Le positionnement des uns et des autres dans la sphère mondaine dépend donc d’attributs liés à la naissance – les titres, l’ancienneté du nom, la gloire familiale, le patrimoine foncier – mais aussi, et de plus en plus, de l’acquisition d’une notoriété individuelle, comme l’a montré Anne-Martin Fugier. Dans une France en transition, les chroniqueurs, presque déboussolés par les évolutions de la fin du siècle, semblent vouloir préserver le modèle aristocratique en valorisant la fonction nobiliaire dans les domaines de la vie culturelle et sociale tout en rendant compte de la fusion très lente qui s’opère entre anciennes et nouvelles élites.
Est-ce que le dénominateur des mondains est le temps disponible ? Ou est-ce principalement une opposition aristocratie/bourgeoisie, hommes/femmes etc. ?
Ce qui rapproche ces individus est le fait d’être signalés à de nombreuses reprises dans les chroniques mondaines, autrement dit c’est le fait de bénéficier d’une notoriété suffisante pour être invités, reconnus et nommés. Le premier dénominateur commun de nos mondains est donc la détention d’un capital social, d’un réseau relationnel dans les milieux privilégiés de la société. Le second dénominateur, qui découle du premier, consiste à faire l’usage de leur temps et de leur argent pour reproduire dans ses grandes lignes le mode d’existence de l’aristocratie ancienne. Chacun s’évertue ainsi à acquérir un hôtel particulier ou de grands appartements dans les quartiers chics de la capitale, à entretenir une domesticité nombreuse, à recevoir le « Jour » fixé par Madame, à se rendre au cercle pour Monsieur, à acheter des terres et un château, à monter à cheval et à chasser, à pratiquer le mécénat et la bienfaisance, à marier ses enfants à des héritiers. Bref, paradoxalement, la bourgeoisie parvenue ne dénigre pas les pouvoirs symboliques de la noblesse, bien au contraire, elle les reconnaît, les accepte et se conforme à la vie mondaine pour se les approprier. Même si le grand monde ne forme pas un groupe social homogène, s’il est traversé par des tensions – de la noblesse immémoriale vis-à-vis de la noblesse récente, de l’aristocratie foncière vis-à-vis des industriels et des banquiers, des milieux monarchistes catholiques vis-à-vis des familles juives –, les aspirations communes de ses membres à incarner l’élite sociale de la nation et à être reconnue comme tel par les contemporains, lui donnent une réalité historique.
Parlons justement un peu des salons. Quels sont les rôles et la structure des salons de la Belle Époque ? Qui les fréquente, et pour quoi faire ?
Avoir son jour ou tenir un salon relève de la tradition aristocratique. Cet habitus, qui consiste à recevoir régulièrement un cercle de connaissances plus ou moins fermé dans son univers domestique, est imité par la bourgeoisie au XIXème siècle. La pratique a donc tendance à se « démocratiser », même si le standing des logements, la domesticité, le luxe et les dépenses nécessaires la rendent peu accessible aux catégories sociales intermédiaires. Dans les chroniques mondaines, à la rubrique « Au salon », thés, five o’clock et matinées musicales se multiplient donc à la fin du siècle. Les femmes du monde reçoivent dans les beaux quartiers une à deux fois par semaine, à des jours et des heures fixes et annoncés dans la presse. Sans qu’il soit possible d’établir une hiérarchie des salons de la Belle époque, on peut avancer que l’attractivité de ces réunions repose sur la personnalité de la maîtresse de maison – sa naissance, son éducation, son goût pour la conversation, son intérêt pour les arts- et sa capacité à trier ses invités tout en ouvrant ses portes à de jeunes recrues – écrivains, journalistes, musiciens, compositeurs et dandys- et à des mécènes issus de différents milieux. Ces atouts permettront à la comtesse Henri Greffulhe, à la princesse Joachim Murat, à la princesse Edmond de Polignac, mais aussi à Madeleine Lemaire et Juliette Adam de devenir les plus grandes salonnières de leur époque. Car dans les salons les plus prestigieux, les gens du monde viennent essentiellement passer le temps. Il est bien difficile pour nous, qui comptons, investissons, mettons à profit, capitalisons, récupérons et utilisons notre temps pour produire des jouissances très brèves et souvent décevantes, d’imaginer un âge où la vie humaine ‑dans certains milieux- pouvait consister à organiser agréablement son oisiveté. Or, si le salon sert à promouvoir les Lettres et les arts et à renforcer les liens sociaux entre les groupes élitaires, sa fonction principale demeure l’agrément des élites fortunées et souvent rentières au XIXe siècle. Hommes et femmes du monde s’y retrouvent en effet, selon la tradition, pour discuter, boire un thé et écouter de la musique, des poèmes inédits, des extraits de pièces de théâtre classiques ou écrites pour l’occasion avec des gens de bonne compagnie. C’est précisément cet usage du temps, qui paraît à la fois merveilleux et vain à Marcel Proust, qui finira par se perdre un peu plus tard.
Vous montrez que les salons vont perdurer bien après que la Belle Époque a fini, donc après la fin de la Première guerre mondiale, contrairement à ce que d’aucuns pensaient.
Oui, en effet. De manière plus générale, j’ai essayé de montrer que les mondanités aristocratiques qui constituent le socle d’un modèle social et culturel prégnant dans la société française d’avant 1914, se poursuivent pendant et après la guerre. Certaines d’entre elles, dont la pratique salonnière, semblent même trouver un nouveau souffle dans les années 1920.
On a souvent évoqué le rapport de Proust à la modernité, aux techniques, aux inventions. Plus vastement, quel est le rapport de la Belle Époque à l’innovation et à la science ?
La Belle Époque est incontestablement une période de progrès scientifiques et techniques, d’innovations artistiques et de promotion de la modernité, en France peut-être plus qu’ailleurs. Ce qui m’a intéressé dans le travail que j’ai mené consiste surtout à montrer à quel point, contrairement aux idées reçues, les élites anciennes participent à ce processus. Que ce soit dans le domaine des sports, de la mode, du dessin, de la musique, des Lettres mais aussi du cinématographe ou de l’automobile, les héritiers de familles nobiliaires soutiennent toutes les formes de nouveauté parce que leur capacité à anticiper les évolutions et à créer les tendances les distingue et leur confère une fonction précieuse, au moment où ils perdent leur pouvoir politique à l’échelle nationale. Au salon, les femmes du monde favorisent l’octroi des honneurs aux artistes à succès et promeuvent les créations originales ; sur les champs de courses, elles se font les égéries des grandes maisons de couture françaises et mettent en valeur des modèles conçus par et pour elles ; leurs époux sont nombreux à s’associer à la fondation de clubs de tennis, de golf, de polo, des sports inconnus du grand public à l’époque ; à travers l’Automobile Club et l’Aéroclub, ils organisent des expositions de toutes les nouveautés et s’adonnent à des courses et des défilés excitant le goût des contemporains pour la modernité technique et favorisant l’amélioration des performances. Le snobisme produit de la nouveauté, n’en déplaise à Monsieur Proust. De ce fait, loin d’être condamnées au déclin et au repli identitaire, les noblesses de France font preuve d’une véritable capacité de renouvellement à la fois parce qu’elles acceptent des rapprochements avec d’autres élites, françaises et étrangères, portées par les temps nouveaux, parce qu’elles diversifient leurs pratiques sociales tout en préservant leurs traditions, parce qu’elles soutiennent l’innovation dans de nombreux domaines et conservent ainsi une influence culturelle majeure dans la société française d’avant et d’après-guerre.
2 Comments
Louis Cauffman · 14 décembre 2024 at 10 h 37 min
Excellentissimo. Un grand merci !
Annie Horellou · 16 décembre 2024 at 19 h 42 min
Passionnant merci
Tellement loin de ce qu’on pense habituellement de cette catégorie sociale fortunée qu’on dit réactionnaire ( peut-être sur le plan social mais pas sur la recherche technologique..)