Entretien avec Étienne Sauthier
Étienne Sauthier est docteur en histoire, spécialisé dans le transfert et l’importation culturels de la France vers le Brésil. À ce titre il a publié de nombreux articles sur la réception de Proust au Brésil, avant de rassembler ses recherches dans une thèse, qui a donné un livre important : Proust sous les tropiques (Presses Universitaires du Septentrion, 2021). Il est un des principaux contributeurs de Proust-Monde, Quand les écrivains étrangers lisent Proust, une impressionnante anthologie de textes de traducteurs, d’auteurs et de critiques, dont une vingtaine d’inédits (Folio classique). On pourra le retrouver à l’hôtel Swann pour la soirée de lancement de cet ouvrage, en compagnie de Blanche Cerquiglini (éditrice du volume) Jürgen Ritte, Filipe Mauro et Jean-François Roseau le 20 septembre.
Quelle a été votre première expérience de lecteur d’À la recherche du temps perdu ?
Ma première expérience, en fait il y en a deux : la première confrontation, et la première lecture. La première confrontation, c’était dans la bibliothèque familiale, vers 15 ans, à l’époque où je lisais les pièces de Shakespeare et où je découvrais Flaubert. Le titre m’a intrigué, j’ai ouvert Du côté de chez Swann, lu quelques pages et reposé le livre ; je sentais que ce n’était pas le moment mais que j’y reviendrais. Deux ans plus tard j’ai réessayé, et cette fois j’ai accroché.
Le souvenir et les expériences d’enfance du début me touchaient, le passage de la madeleine m’a beaucoup plu (j’ai découvert seulement plus tard que c’était un passage connu !). Le théâtre social m’amusait beaucoup, notamment chez les Verdurin, et peu à peu, j’y suis entré, notamment j’ai trouvé beaucoup d’intérêt au regard particulier du narrateur, rendant des temporalités multiples, comme à ce roman parlant de vie, d’art, de littérature comme de sentiments si profondément humains et destructeurs, notamment la jalousie maladive.
Il y a sans doute des passages que j’ai sautés quand j’étais ado, notamment des descriptions de réceptions mondaines, mais j’ai pris beaucoup de plaisir à cette découverte. Il y a d’autres romanciers que j’ai ainsi gardés pour plus tard ainsi, Céline par exemple, et il y a un roman pour lequel c’est encore le cas : Ulysse de Joyce.
Etes-vous de ceux qui l’ont relu par la suite en intégralité, ou de ceux qui y reviennent par morceaux ?
Je l’ai relu par la suite une fois en intégralité, et je le relis régulièrement par passages.
Imaginiez-vous, après cette première lecture, que ce livre vous accompagnerait longtemps, d’une manière ou d’une autre dans vos études comme dans votre vie ?
J’étais conscient de l’importance de ce texte dans ma formation. Mais je ne sais pas s’il y a une « expérience proustienne » dans l’absolu. À mon avis il y a autant d’expériences de Proust que de lecteurs : elles sont toutes différentes, liées à un moment de lecture, à un contact particulier à un moment donné, dans un contexte de contact ou de relecture. Cependant, j’étais conscient que c’est un auteur qui compterait pout moi, autant pour ce que je pouvais y trouver que pour ce que pouvais ressentir du moment où je l’ai lu.
Proust a été pour moi une lecture personnelle, non imposée, lue dans le contexte de la fin de mes années de lycée, et sa relecture est aussi pour moi, en plus de ce que je peux y redécouvrir en en relisant des passages, des retrouvailles avec ce temps et avec ce que j’en ai ressenti alors. À cet égard Proust est une madeleine littéraire pour moi, au même titre que George Sand, décrite par le narrateur comme un souvenir de lecture. Je ne pensais pas nécessairement en faire un élément central de mes études : l’histoire culturelle était une porte d’entrée, je ne sais pas si j’aurais réalisé une thèse sur Proust en littérature.
En effet, le Proust de ma génération n’est pas celui qu’il était quand Jean-Yves Tadié a décidé d’en faire le sujet de sa thèse. À l’époque, Proust était un écrivain oublié en phase de redécouverte (à travers notamment des travaux de Bernard de Fallois) ; celui de ma génération est un auteur qui suscite énormément de travaux de recherches : je ne sais pas si j’aurais eu la prétention de dire quelque chose de nouveau à son sujet dans ce contexte.
Par ailleurs, vous manifestez un vif intérêt pour le Brésil et son histoire. D’où vous vient ce tropical tropisme ?
Mon tropisme brésilien vient du fait que je suis Suisse et Brésilien, que j’ai grandi au Brésil et que je suis de langue maternelle portugaise. Pour autant Il n’était pas évident pour moi de travailler sur le Brésil et l’Amérique latine, mais j’ai été rattrapé par ces aires au début de mes études, en classes préparatoires. En master, ma pratique du portugais et ma compréhension de l’espagnol écrit me donnaient une facilité d’accès aux sources et rapidement, l’aire géographique latino-américaine m’a intéressé.
Mon enseignante en première année de Master m’avait suggéré de travailler sur les brésiliens séjournant ou résidant à Paris à la Belle Epoque ; rapidement la thématique du livre et de leur rapport à la littérature française a émergé. Lors de mes recherches au Brésil dans le cadre de ces travaux, je suis tombé un peu par hasard sur une correspondance du tournant des années 1930 entre les écrivains Manuel Bandeira (futur traducteur de Proust dans les années 1940) et Ribeiro Couto sur la découverte que faisait à ce moment-là le premier de l’auteur de la Recherche, sur ses difficultés à entrer dans l’œuvre et sur le goût qu’il avait fini par y prendre.
Je me suis dit que cela pourrait donner lieu à un travail de recherche : je me demandais comment les écrivains brésiliens pouvaient se lire eux-mêmes dans un auteur aussi référentiellement parisien que Proust, à un moment de définition intellectuelle et identitaire du pays. Cela revenait à se demander en quoi Proust parlait aux Brésiliens des années 1920 à 1960, mais c’était aussi une porte d’entrée pour une analyse des milieux culturels et intellectuels brésiliens de ce moment. Au prisme de l’arrivée de Proust au Brésil, il s’agissait aussi et surtout pour moi de chercher à comprendre le rapport culturel de ces milieux intellectuels à l’Europe et à la France en particulier, la manière dont ils s’auto-définissent et leur positionnement face à une importation littéraire particulière qu’ils lisent, critiquent, s’approprient (ou non). Enfin, ce travail a aussi été une manière de tenter d’étudier la machine du transfert culturel littéraire, avec ses mécanismes, ses acteurs et ses porteurs, institutionnels ou non, favorables ou hostiles à l’œuvre importée. Au final, c’était aussi un moyen d’observer en pratique, dans le cas brésilien, l’idée d’Anne-Marie Thiesse selon laquelle « Il n’y a rien de plus international que les constructions nationales ».
Le côté du Brésil et le côté de Proust finissent ainsi par se rejoindre, tout naturellement ?
Je ne sais pas si c’est naturel. C’est un processus qui suppose des lectures, des interprétations et des appropriations : une manière parfaitement légitime de ramener un auteur à soi. Si un espace de réception n’a rien à retrouver de lui-même dans une œuvre qui lui arrive, alors cette œuvre ne s’y impose pas. À cet égard, le fait même qu’on lise, critique, interprète et traduise Proust au Brésil (la troisième traduction brésilienne commencera à paraitre cet automne) confirme bien que le côté du Brésil et le côté de Proust se rejoignent. Mais ce n’est pas nécessairement naturel : cela suppose la présence d’un lecteur et une co-création littéraire à laquelle il prend part. Umberto Eco, comme Roland Barthes lorsqu’il parle de « mort de l’auteur », ou Proust ne disent pas autre chose : « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même… »
L’aboutissement de ces passions conjointes est la publication de Proust sous les tropiques, à l’origine une thèse de doctorat soutenue en 2014. Quelle méthodologie adopter pour aborder le sujet de la réception et de la fortune de Marcel Proust au Brésil et, bientôt, en langue portugaise ?
Répondre à cette question me pousse à lever un pan sur les coulisses, la machine, de ma thèse de doctorat, car la méthode a évolué en cours de travail. Au départ, j’avais un peu naïvement envisagé mon projet autour de deux corpus de sources centraux à partir desquels rayonner. Je m’étais dit que je pourrais partir des archives de Gallimard, notamment en termes de distribution (commande des librairies, relations avec la presse brésilienne, etc..) et des archives de la Livraria do Globo au Brésil, relativement au moment de la traduction. Rapidement ces espérances ont été douchées par le fait que Gallimard n’assurait pas elle-même sa distribution à l’étranger (cela était dévolu à Hachette et les archives sur les éditions distribuées par cette maison à l’étranger étaient introuvable) et par les difficultés d’accès aux archives de la Livraria do Globo. J’ai donc dû chercher d’autres sources.
Je me suis donc mis à rechercher mon matériel de travail aussi bien dans la critique littéraire et la presse brésilienne que dans la correspondance des écrivains et intellectuels brésiliens, les archives internes des bibliothèques du pays ou le matériel éditorial que je pouvais trouver ailleurs (notamment les contrats de traduction au musée de la littérature brésilienne de la Casa de Rui Barbosa de Rio de Janeiro). L’accès aux bibliothèques personnelles de bon nombre d’écrivains modernistes brésiliens à l’Institut d’Études Brésiliennes de l’Université de São Paulo a aussi été un matériel très précieux qui m’a permis d’accéder aussi bien aux volumes annotés par nombre d’entre eux de la Recherche qu’à certaines correspondances qui ont été riches d’enseignements. Enfin, un certain nombre d’entretiens m’ont apporté d’importants éléments quant à ma recherche. Ces témoins de l’époque, notamment le poète Lêdo Ivo ou le critique littéraire António Candido, ont témoigné de leur découverte de l’auteur et du rapport qu’ils y ont eu au tournant des années 1940. Cette nécessité d’aller chercher mon matériel de travail, mes sources ailleurs m’a poussé à être inventif et à traiter bien plus en profondeur mon sujet que je ne l’aurais sans doute fait si je n’avais pas eu cette difficulté, ça a été au final un vrai enrichissement pour mon travail et cela m’a donné l’occasion de découvrir des documents d’une grande richesse, par exemple un article brésilien sur Henri Rochat aujourd’hui traduit dans le Cahier de l’Herne Proust.
Enfin, il était nécessaire de placer des jalons chronologiques à cette réception de Proust au Brésil ; ces bornes devaient être en lien aussi bien avec la circulation de l’œuvre dans le pays qu’avec le contexte de l’espace de réception. Il me fallait des moments sur lesquels m’appuyer. Ceux-ci pouvaient être la semaine d’art moderne de São Paulo, en 1922, le moment où Gilberto Freyre, un des premiers sociologues à tenter de penser l’identité brésilienne, se réclame de Proust, en 1933, l’année 1940, où l’occupation stoppe la circulation des livres venus d’Europe vers le Brésil ou encore la première traduction brésilienne de Du côté de chez Swann en 1948. Ces moments m’ont permis de rythmer et d’observer la circulation, la lecture, l’appropriation identitaire et enfin la traduction de Proust au Brésil, mais aussi d’observer et tenter d’analyser, de radiographier, l’espace qui recevait l’auteur, ses homogénéités et les ruptures en son sein.
Une digression : en quoi l’esthétique de la réception de H.R. Jauss est-elle adaptée à votre travail, et est-ce qu’on peut encore s’en revendiquer, après la révélation du passé nazi de Jauss ?
Jauss est un des critiques dont je fais beaucoup usage dans mon travail. L’idée qu’il émet de la notion d’« horizon d’attente » dans l’émergence d’une œuvre littéraire, le contexte dans lequel le lecteur la perçoit, ce qui existe et constitue l’actualité dans laquelle il juge un auteur, ce qui inscrit celui-ci dans une histoire de la littérature, sont des éléments essentiels de l’émergence d’une œuvre dans son espace d’émission comme de sa circulation vers un espace de réception. De la même manière, je me sers beaucoup de la notion « d’espace d’expérience » que pose l’historien Daniel Roche : à savoir le lien entre un événement, littéraire ou non, et la manière dont il est perçu en rapport avec l’expérience et la réalité qui le constituent. À cet égard la réception de Proust au Brésil est aussi bien le fruit d’un horizon d’attente que d’un espace d’expérience, ces deux éléments ont une importance capitale dans l’œuvre de Proust qui y est perçue et la manière dont elle est lue et reçue.
Quant à la légitimité de Jauss actuellement, après la révélation de son passé nazi, cela pose une question essentielle : se revendique-t-on, lorsqu’on parle de littérature, d’un auteur ou d’une œuvre, d’un critique ou d’une réflexion ? Certains choix politiques sont indéfendables ; pour autant, est-ce que cela invalide un travail sans rapport avec les orientations en question ? Le débat est polémique : il reste ouvert.
Enfin Jauss est une des portes d’entrée de la théorie de l’école de Constance en France (une théorie littéraire fondée sur la réception qui a aussi alimenté les travaux de Wolfgang Iser et Hans-Georg Gadamer) et cette pensée a fortement orienté la critique littéraire française des années 1960 à 2000, comme elle alimente encore les travaux de quelqu’un comme Franco Moretti sur la circulation d’une œuvre littéraire vers l’étranger, sa diffusion et la lecture qui en est faite. Il est difficile de faire l’impasse sur cette pensée fondatrice, même si, comme le dit Ottmar Ette, il est nécessaire d’apprendre moins de Jauss qu’à partir de Jauss, pour le dépasser. La dimension euro-centriste de Jauss et le fait qu’ici, on pense justement non pas à partir du regard européen mais du regard de l’étranger sur un produit culturel venu d’Europe fait qu’on se détache d’une vision purement « jaussienne » des choses.
La photo reproduite en couverture de votre livre est étonnante. Quelle est son histoire ?
Il s’agit d’une photo de la succursale de Rio de Janeiro de la Livraria do Globo la semaine de parution de la traduction de Du côté de Swann en 1948. Celle-ci était dans une anthologie de la critique brésilienne de Proust qui s’appelle Proustiana Brasileira et a été publiée à Rio en 1950. Au moment de la publication de mon livre, je me suis souvenu de cette photo que j’avais trouvée dans mon travail d’archives pour ma thèse et j’ai eu le contact de l’ayant-droit de celui qui avait dirigé cette anthologie grâce à mon ami Carlos Eduardo Souza Queiroz, que vous aviez interviewé il y a quelque temps. Nous publions aussi dans l’anthologie Proust-Monde un texte de Saldanha Coelho, qui avait dirigé cette anthologie en 1950 : Proust Slogan.
Justement, vous êtes l’un des anthologistes du volume Proust-Monde, qui sort en septembre en Folio Classique. Quel est le concept de cet ouvrage et comment vous êtes-vous réparti les tâches ?
C’est en effet un joli projet et cela manquait à mon avis à la bibliothèque proustienne. Paradoxalement, pour un auteur qui pourrait paraitre aussi français, il a été passionnant de remarquer que Proust a connu autant de lectures différentes de son œuvre : tout autour du monde et au fil du temps, dans des contextes très différents. Comme tout auteur devenu classique, Proust a été, pour les écrivains, un auteur auquel se mesurer, se comparer, par rapport à qui se positionner, à révérer ou à honnir (parfois sans même le lire !). Pour chaque lecteur, Proust ramène à une situation, qu’elle soit géographique ou culturelle, à un contexte de vie et à une expérience personnelle. À cet égard, on « co-construit » avec l’auteur une œuvre différente. C’est l’intérêt de cette anthologie : montrer, à travers les effets du transfert culturel, que Proust est pour chaque lecteur un auteur différent. La traduction elle-même est-elle autre chose qu’une nouvelle lecture du texte par une autre langue, un autre espace culturel et un autre moment ou contexte ?
Quant à la répartition des tâches, elle s’est faite par affinité avec les textes et les écrivains.
Vous y retrouvez votre domaine de prédilection, l’accueil au Brésil et la traduction en langue portugaise, mais vous avez aussi traduit Pedro Salinas !
Disons que c’est l’avantage et la chance d’avoir accès à ces deux langues latines. Cela permet d’avoir un regard plus large, de se poser la question des réceptions de l’auteur dans l’espace luso-espagnol, de se demander s’il y a un lien et des circulations entre ces deux réceptions (il n’est pas anodin que le premier article publié spécifiquement sur Proust au Brésil soit la reprise d’un article publié à Madrid quelques semaines auparavant, en 1923). Par ailleurs, observer des réceptions multiples au sein d’un espace culturel commun, l’Amérique latine, permet de voir qu’il y a certes des divergences de réception mais aussi des convergences. Enfin, dans le cas espagnol comme portugais, la traduction complète dans l’espace latino-américain précède la parution de celle-ci dans l’espace de l’ancienne métropole (en effet, la traduction de Pedro Salinas n’excède pas À l’ombre des jeunes filles en fleurs et est complétée en Argentine dans les années 1940 par Marcelo Menasche). Est-ce que les contextes portugais et espagnol des années 1920 mais surtout 1930 étaient peu propices à une traduction de Proust dans ces deux pays ? Ou, dès le tournant des années 1930, Proust n’atteint-il pas un essoufflement de sa réception tout autour du monde ? Ce serait alors paradoxalement par l’effet d’une nostalgie d’un autre temps que Proust est redécouvert en Amérique latine durant et juste au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avant même qu’il ne soit redécouvert en France (au début des années 1950).
Qu’avez-vous appris que vous ignoriez de la réception de Proust à l’étranger en travaillant ce volume et en réunissant textes connus et inédits ?
Ce travail m’a permis d’une certaine manière de « décentrer mon regard au carré ». Ainsi, alors que l’observation de la diffusion, de la réception, de l’appropriation et de la traduction de Proust au Brésil m’avait déjà permis d’opérer un premier décentrement par rapport à la réception française de l’auteur (en constatant que le Proust lu au Brésil n’était pas celui lu à Paris, ou du moins pas uniquement), travailler sur ces perceptions de Proust à l’étranger a été une manière de prendre du recul sur cette perception brésilienne et de constater que chaque espace, chaque époque, chaque contexte lit son Proust spécifique. C’est peut-être dans cette multiplicité à partir du même texte que réside la dimension universelle de l’auteur, ce qui est d’ailleurs la définition même d’un classique.
1 Comment
Jean-Christophe Antoine · 8 septembre 2022 at 13 h 57 min
Bravo pour cet exercice de pluralisme des receptions de Proust, dans le temps et dans l’espace culturel.