Entretien avec Jean-Claude Carrière

Published by Nicolas Ragonneau on

Volker Schlöndorff et Jean-Claude Carrière sur le tournage d’Un Amour de Swann par le photographe de plateau Georges Pierre.

Pour rendre hommage à Jean-Claude Carrière, mais aussi à Peter Brook, disparu récemment, je publie ici l’entretien de L’Avant-Scène cinéma avec le premier des deux, tel qu’il est paru en février 1984 (n°321–322). Le grand scénariste revenait avec gourmandise et maestria sur l’adaptation d’Un Amour de Swann, réalisé par Volker Schlöndorff.

Jean-Claude Carrière est mort le 8 février 2021, son compère Peter Brook le 8 juillet 2022. Ensemble, les deux créateurs géniaux avaient écrit le scénario d’Un Amour de Swann de Volker Schlöndorff, sorti sur les écrans il y a près de 40 ans (le 23 février 1984). En 1962, Nicole Stéphane avait acquis les droits d’adaptation cinématographique d’À la recherche du temps perdu et, après divers refus et le fiasco Visconti, l’échec avec Losey et bien d’autres, il ne lui restait plus beaucoup de temps avant que la période légale n’expire (en 1985). Elle croyait enfin arriver au bout de cette épopée, qui ressemblait de plus en plus à un calvaire : Peter Brook avait accepté de diriger Un amour de Swann, et puis, finalement il n’avait pu se libérer. Tout était à refaire, une nouvelle fois. À ce moment précis, il restait seulement trois ans à Nicole Stéphane avant de perdre les droits d’adaptation. Le compte à rebours avait commencé, mais Peter Brook et Jean-Claude Carrière ont proposé leur scénario à Volker Schlöndorff, qui l’a accepté avec enthousiasme. Et c’est ainsi qu’Un amour de Swann a pu se faire, in extremis.


« Débusquer les gens et les choses »
entretien avec Jean-Claude Carrière

L’adaptation à l’écran de l’œuvre de Marcel Proust posait aux scénaristes des problèmes particuliers. Nous nous sommes entretenus avec Jean-Claude Carrière sur les modalités de ce changement de « règne » qui concerne les rapports ambigus de la littérature et du cinéma.

Jean-Claude Carrière : Un petit jeune homme de la radio est venu récemment me trouver avec un magnétophone semblable au vôtre, il le met en marche et me dit : « Voulez-vous me parler des problèmes que vous avez rencontrés dans l’adaptation de Proust ? » Je lui demande de combien de temps nous disposons, il me dit : « Deux minutes et demie ! » Avouez que c’était intéressant comme exercice… J’ai marchandé, finalement j’ai eu droit à trois  minutes !

L’avant-Scène Cinéma : Nous vous accorderons un peu plus… sans vouloir abuser de votre temps ! Commençons par une question préalable : avez-vous eu connaissance des précédentes adaptations qui ont pu être faites de « La Recherche du temps perdu » ?
J.-C. C. Oui, de presque toutes. J’avais lu évidemment celle de Pinter, qui a été publiée, et celle de Suso Cecchi d’Amico pour Visconti, J’ai eu la possibilité de lire aussi le travail de François Leterrier. Je n’ai pas eu connaissance de l’adaptation faite par René Clément, avec Daniel Boulanger, je crois. Mais il y en a certainement d’autres que nous ignorons, car beaucoup de gens ont dû être tentés, et je les comprends, d’aller puiser dans ce chef-d’œuvre.

Peut-être un jour verrons-nous une superproduction internationale qui nous restituera l’ensemble de « La Recherche », sous forme de feuilleton, qui sait ? 

La grande différence que j’ai envie de dire tout de suite, c’est que lorsqu’on nous a proposé ce travail, à Peter Brook et à moi, nous avons décidé, d’un commun accord, de limiter aussitôt notre champ de « recherche ». Nous nous sommes dit : Proust non, « Swann » oui. Quelque chose, je ne saurais dire quoi au juste, nous interdisait de présenter de front le personnage du narrateur, qui est évidemment au centre de la fresque. En revanche, « Un amour de Swann », dans la mesure où il constitue un fragment à part, une sorte d’immense flash-back, qui commence à peu près à l’époque de la naissance du narrateur, nous convenait tout à fait. De surcroît, tout ce qui arrive à Swann est comme une préfiguration de ce qui va arriver au narrateur lui-même. On s’est donc dit : peut-être arrivera-t-on à tirer un film de l’histoire de ce personnage-là, pas seulement tel qu’il apparaît dans « Un amour de Swann », mais en le suivant jusqu’à sa mort. Il y à bien sûr des scènes qui proviennent d’autres parties de « La Recherche ». Le propos était que, nous sentant incapables, et doutant que le cinéma fût capable, de donner une équivalence cinématographique du grand fleuve proustien (fleuve, cathédrale ou robe admirable, comme on l’a souvent décrit), nous avons fait le pari qu’en puisant un seau dans ce fleuve, nous y retrouverons les éléments qui composent l’ensemble du courant. C’était très ambitieux, mais en même temps limité, et modeste. Peut-être un jour verrons-nous une superproduction internationale qui nous restituera l’ensemble de « La Recherche », sous forme de feuilleton, qui sait ? Pour nous, cela suffisait.

AS. Comment vous est venue l’idée de centrer le film entier sur vingt-quatre heures de la vie de Swann ?
J.-C. C. Nous n’avions pas d’idée a priori, pas de formule miracle. Dans un premier temps, nous nous sommes contentés d’un travail de mise à plat à partir de l’histoire de Swann telle que Proust la raconte. Un énorme matériel a été rassemblé, qu’il s’agisse de scènes, de digressions, de renseignements épars. Cela ne ressemblait pas encore à un scénario, c’était une avalanche de notes et de documentation. Ensuite, de la façon la plus attendue, nous avons fait une espèce de traitement, où se trouvait relatée la vie de Swann en fonction d’une apparente chronologie. Très vite nous nous sommes rendus compte que cela ne collait pas. En effet, la chronologie chez Proust est une chose complètement illusoire, poétique, elle est inadaptée et inadaptable à la forme cinématographique, dans la mesure où elle joue si simplement et si profondément sur les notions d’espace et de temps. Là on aurait pu dire qu’il y avait trahison. Alors que nous étions sur le point de renoncer, l’idée a jailli, comme ça, au cours d’une discussion, de ramasser l’histoire d’« Un amour de Swann » en vingt-quatre heures. C’était un parti pris assez logique, une façon de retrouver la durée, comme une clef que Proust nous tendait pour pénétrer chez lui. C’était une vraie équivalence, parce que nous jouions avec le temps d’une manière cinématographique, pas du tout romanesque. Proust lui-même dit d’ailleurs quelque part que jamais le roman ne sera une succession d’événements comme le cinéma. Il a mille fois raison.
À partir du moment où nous avions cette armature, une idée forte s’est dégagée, à savoir… Nous nous sommes dit : prenons donc Swann en état de crise, dispensons-nous de raconter les débuts de sa liaison avec Odette (sinon sous forme de flash-back, très brefs), comment ils se sont rencontrés, — autant de données qui eussent paru lourdement narratives, prenons Swann au sommet de sa passion, alors qu’il achève de se préparer, un début d’après-midi, et suivons-le dans sa tentative de « prise de possession » d’Odette — prise de possession qui est double, comme toujours chez Proust : il s’agit à la fois de connaître et de posséder, l’un ne va pas sans l’autre. Qui est-elle, comment l’avoir, comment la faire mienne ? Je ne peux la faire mienne si je ne sais pas qui elle est.
Au cours de ces vingt-quatre heures, nous allons assister aux ultimes efforts de Swann pour savoir qui est Odette et comment il pourra se l’approprier définitivement. Au long de cet après-midi, crépuscule, soir, nuit, nous voyons tout cela, cette « recherche » de Swann, et au matin nous le retrouvons « guéri ». À Ce moment-là, la tentation était grande d’arrêter brutalement l’histoire de Swann, ça faisait un peu pirouette, on restait en l’air. Aussi avons-nous imaginé un épilogue, qui se déroule quinze ans plus tard et que nous croyons très proustien  dans la forme (je prends le terme au sens large). C’est très propre à Proust, en effet, que cette façon de développer longues un personnage, Swann ou un autre, de faire semblant l’oublier et tout à coup, au milieu d’une phrase presque sous forme d’incidence, de NOUS dire qu’il s’est marié, qu’il est mort, qu’il a fait ceci ou cela. Dans l’intervalle le temps a fait son œuvre : au lecteur de combler les vides. Au point que cet épilogue qui semble rapporté est peut-être ce qu’il y a de plus proustien dans le film ! Ensuite sont venus se greffer des détails, des phrases, des impressions, des réflexions qui n’appartiennent pas forcément à l’univers de  « Swann », et qui viennent comme des reflets où des éclats d’autres parties de l’œuvre.

AS. : Vous avez dit un jour que, dans l’écriture de vos scénarios vous n’aimiez pas tabler sur la psychologie des personnages. Là vous y êtes en plein…
J.-C. C. Je n’ai pas dit exactement cela. J’ai dit que je ne voulais pas d’une psychologie préétablie. Mais Proust, si j’ose dire, va exactement dans ce sens ! Ses personnages évoluent, se définissent parfois de façon très inattendue par leur comportement. La preuve en est ces incohérences absolues qu’aucun psychologue ne saurait prévoir, et dont Proust fait presque le fondement de son système. Ce que je récuse, c’est une psychologie construite à l’avance, sur le papier. On va bâtir un personnage qui sera comme ceci ou comme cela, il n’y aura pas de place pour la surprise. Jamais on n’aurait pu imaginer de la part de Swann, s’il avait été défini une fois pour toutes comme jaloux, possessif, qu’un matin il pût se réveiller guéri.
C’est totalement inconcevable, cela n’obéit à aucune des lois de la psychologie, les manuels ignorent ce genre de coups de théâtre, Proust au contraire les cultive. Ce qui est merveilleux, c’est la vie totale qui anime ses personnages à chaque moment de leur activité. Mais il n’y à rien avant ni après. C’est tout juste si l’on a un minimum de renseignements sur leur apparence physique, d’un chapitre à l’autre ceux-ci peuvent d’ailleurs se contredire. Une vie entière tient dans ces longs instants que sont les scènes ou les romans de Proust. 

Il en va tout autrement dans le roman ou le théâtre bourgeois du XIXe siècle. Un personnage entre en scène, il est parfaitement défini à l’avance, comme un avare ou un jaloux… C’est même vrai de Molière, seulement Molière a du génie et n’obéit pas à ses propres lois. Quels que soient les événements qui se produisent, nous savons comment le personnage va réagir : la caricature de ça, c’est Emile Augier. Avec Proust, nous sommes dans l’imprévisible complet, c’est une des composantes de son génie.
Le propre du cinéma, c’est un personnage qui entre à cheval dans une ville de western, duquel nous ne savons rien, et qui va peu à peu se dévoiler à nous, par sa façon de descendre de cheval, de l’attacher, de regarder une femme ce sont tous ces petits gestes qui progressivement vont lui donner une épaisseur, une psychologie si vous voulez, mais totalement liée à son action du moment.

 AS. : Une scène qui paraît un peu choquante, dans le contexte de Proust, est la scène du bordel. Proust est si elliptique dans ses descriptions, si raffiné…
J.-C. C. : Il y a deux réponses à cela. D’abord, il est écrit expressément que Swann est un homme à femmes, un baiseur, qui saute les chambrières dans les voitures. Cette couleur du personnage existe, je ne vois pas pourquoi nous l’aurions estompée. Dans la scène à laquelle vous faites allusion, il y a une sorte de conflit entre le plaisir physique que Swann a l’habitude de prendre, jusqu’à son terme, et l’obsession mentale qui l’en empêche ce jour-là. C’est ce divorce qu’on a voulu souligner. Il ne nous a pas semblé que l’on dût faire de Swann un personnage prude. Au contraire, le fait qu’il cherche des satisfactions physiques en dehors d’Odette (il en cherchera encore après son mariage) valait d’être souligné. Quant à l’écriture de Proust, dont on se plaît à dire qu’elle est élégante et raffinée… Je crois qu’il y a plusieurs lectures possibles. À mes yeux, Proust est peut-être le plus réaliste de nos écrivains.

Sa longue phrase est comme une sorte de long scalpel articulé, qui pénètre les émotions et les sensations. Il ne s’agit décidément pas de psychologie, mais d’une description très précise, presque clinique, des sentiments et des émotions que l’être humain éprouve à un moment donné. 

AS. : Ce n’est tout de même pas Zola !
J.-C. C. : D’une certaine façon, je les trouve très proches l’un de l’autre. Ainsi, il est frappant de constater que Proust ne parle jamais de sacré, il n’y a chez lui aucune spiritualité, ses préoccupations sont toutes terriennes. c’est un grand auteur réaliste, je le répète. Sa longue phrase est comme une sorte de long scalpel articulé, qui pénètre les émotions et les sensations. Il ne s’agit décidément pas de psychologie, mais d’une description très précise, presque clinique, des sentiments et des émotions que l’être humain éprouve à un moment donné. Et comme une émotion est quelque chose de tout à fait fluctuant, changeant, inépuisable, cette phrase doit se ramifier à l’extrême pour pénétrer encore plus profond. Cela, c’est l’instrument dont le cinéma à l’évidence ne dispose pas. Il faut donc substituer à ce scalpel un œil extérieur, froid, qui sera celui de la caméra, et devra être aussi enveloppant, indiscret, précis, afin de voir les manifestations extérieures de cette passion. C’est très difficile, car Proust décrit rarement de façon claire le comportement de ses héros, de l’extérieur comme le fera le roman behaviouriste américain, visiblement c’est une chose qui ne l’intéresse pas. C’est autre chose : une approche patiente, une façon de débusquer les gens et les choses. C’est à cela que nous nous sommes attelés.

 AS. : Je me suis demandé si Schlöndorff n’aurait pas dû employer systématiquement le panoramique et le travelling pour suivre ses personnages, afin de retrouver la longue phrase de Proust. Un peu à la manière de Max Ophuls…
J.-C. C. : Mais il y a dans le film quelques longs plans-séquence, dans les scènes à deux entre Odette et Swann, où la caméra fait un peu cela, des volutes, comme des courbes en huit…

AS. : Est-ce que Volker Schlöndorff a été pressenti tout de suite comme réalisateur ?
J.C.-C.: Non. J’avais commencé à travailler avec Peter Brook à une adaptation pour un film qui n’a pas pu se monter, pour des raisons de production que l’on a dû vous expliquer par ailleurs ; Peter s’est trouvé ensuite engagé pour faire Carmen, c’est moi qui ai eu l’idée à ce moment-là de faire appel à Volker (il habite juste en face, de l’autre côté de la rue), car j’avais déjà travaillé avec lui sur Le Tambour et Le Faussaire. Je lui ai montré notre scénario de Proust, il a été tout de suite intéressé, il était  prêt à le tourner tel quel. Bien sûr, nous l’avons retravaillé ensemble, mais il a pris le film en main, sans hésiter une seconde.

 Le problème de l’équipe technique s’est posé ensuite. Brook avait déjà pensé à Sven Nykvist, qu’il avait déjà engagé pour Carmen. Quant au casting, nous en avions parlé en cours de route, en mettant tous les noms qui nous venaient à l’esprit. Mais vous savez qu’un casting doit tenir compte d’une quantité d’exigences, ne serait-ce que commerciales. Assez vite, l’idée s’est imposée que ce serait un film européen : Peter Brook est anglais, Volker allemand, moi français, cette diversité allait se retrouver dans la distribution, avec Jeremy Irons et Ornella Muti.

Nous avons fait notre adaptation de Proust, et il est probable que la petite chapelle des proustiens va nous éreinter. Ils ne ratent d’ailleurs jamais une occasion de se déchirer entre eux, sur la question de savoir de quelle couleur étaient les yeux de la duchesse.

 A.S. : On va vous chicaner sur l’attribution de certains rôles, Delon en Charlus, par exemple.
J.-C. C. : Delon n’a que deux scènes, Charlus a un rôle très effacé dans « Un amour de Swann ».
Dans la première, il y a un jeu un peu théâtral, un peu dandy, puis l’on voit le masque se briser à la fin.
Vous savez, nul ne saurait prétendre faire de Proust une adaptation définitive, admise par tous. « La Recherche » est une des grandes œuvres de notre littérature, il n’y a pas de raison de ne pas y puiser comme dans le fleuve Shakespeare, ou le fleuve Balzac. Que chacun aille donc y glaner au hasard de ses intérêts, de ses émotions. Les grandes œuvres sont généreuses, elles sont toujours prêtes à donner. Aucune loi, divine ou humaine, ne saurait en faire pour quiconque une chasse gardée, sauf dans le temps légal où l’auteur a droit de regard sur son œuvre. Un moment vient, et c’est justice, où il tombe comme on dit dans le domaine public — à ses risques et périls. Nous avons fait notre adaptation de Proust, et il est probable que la petite chapelle des proustiens va nous éreinter. Ils ne ratent d’ailleurs jamais une occasion de se déchirer entre eux, sur la question de savoir de quelle couleur étaient les yeux de la duchesse.
Ce n’est pas ce public-là que nous visons.

A.S. : Pensez-vous (c’est une question un peu annexe) que Proust connaissait le cinéma ? A‑t-il pu avoir connaissance de quelques films importants ?
J.-C. C. : Il connaissait certainement le cinématographe, puisqu’il y a cette phrase célèbre où il le compare au roman. Mais il ne pouvait pas avoir vu de films importants, car à ce moment-là il n’y en avait pas encore ! Le cinéma ne deviendra important qu’à partir de 1925 environ.
À ce propos, je voudrais vous confier une impression qui m’est personnelle. On parle toujours du rapport de Proust au temps, comprenez le temps romanesque, c’est le sujet bateau de toute dissertation philosophique. Mais il y aussi ce dont on parle moins, le rapport de Proust avec son temps à lui, le temps de la maladie. Le fait qu’il devait absolument terminer son œuvre avant de mourir, qu’il se sait déjà malade quand il commence à l’écrire, cela implique une véritable lutte contre le temps, celui qui lui reste à vivre. Et il va mourir à l’âge de cinquante-et-un ans, exactement comme Balzac, son roi, et comme Shakespeare. Les trois sont morts au même âge, à quelques jours près. En tout cas, Proust a pu mettre la dernière main à son œuvre (même si la fin a été écrite plus tôt, peu importe), cette bataille-là du moins, il l’a gagnée.
Et il y a autre chose encore. Au fur et à mesure que la trame de « La Recherche » se développe après les calmes et longs développements du début, de Combray, des « Jeunes Filles », de la mort de Swann même, où il se paie le luxe d’un flash-back (c’est presque une digression, une chapelle annexe de la cathédrale), on sent peu à peu, dans son style, une précipitation, quelque chose qui gagne du dehors, un nouveau rythme qui se développe en même temps que celui du XXe siècle. Tandis que les voitures se répandent dans les rues, que le cinéma attire les gens, le style de Proust change, il y a une étrange correspondance entre la construction de son œuvre et le temps qui passe. Quand la guerre est là, on a l’impression d’entendre les obus éclater.
Il y a une menace, un danger qui coupe le grand style ample du début. Les derniers chapitres sont nettement plus descriptifs, moins analytiques que les premiers. L’analyste de salon s’est transformé en grand écrivain réaliste, qui colle à son temps.

 AS. : Avez-vous essayé de vous replonger dans les lieux où Proust a vécu ?
J.-C. C. Non. On a fait des repérages, certes, mais Volker pourrait vous parler de cet aspect du film mieux que moi. C’est une des choses qu’il a apportée au scénario : la présence de Paris, un Paris inhabituel, presque fantasmagorique. Avec Nykvist, le chef-opérateur, il employait souvent le mot onirique, et je crois qu” il est vraiment parvenu à créer un climat poétique, proustien. Je pense à ce plan de Swann rentrant chez lui au petit matin, avec la calèche sur les quais de l’île Saint-Louis. Il y a là quelque chose d’étrange, de magique, de presque serein, qui précède d’ailleurs la guérison de Swann et l’annonce de façon singulière.

A.S. Une dernière question : Quelle autre grande œuvre de la littérature française seriez-vous tenté d’adapter ?
J.-C. C. Je vous réponds sans hésitation : « Splendeurs et misères des courtisanes ». C’est un projet que je mûris depuis des années et j’ai retenu Gérard Depardieu pour dans douze ans. Je n’exclus pas non plus l’idée d’adapter quelques grands romans au théâtre. Contrairement à ce que l’on peut penser, le théâtre permet d’aller beaucoup plus loin que le cinéma, dans l’irréalisme, l’artifice consenti. Au cinéma, je connais bien peu de gens capables de plonger à corps perdu dans la grande épopée irréaliste — sauf, bien entendu, Fellini.

Propos recueillis au magnétophone.
par Claude Beylie et Catherine Schapira, janvier 1984

© L’Avant-Scène Cinéma, numéro 321–322, février 1984


1 Comment

Anne-Lise Gastaldi · 13 septembre 2022 at 8 h 31 min

Magnifique entretien, merci.

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