La grande Sarah, épisode III

Published by Nicolas Ragonneau on

page de titre de La Grande Sarah de Reynaldo Hahn

Derniers extraits de La grande Sarah de Reynaldo Hahn, sélectionnés par Jean-Yves Patte, accompagnés de documents pour la plupart rares et inédits.

CHAPITRE III L’Aiglon

Le soir. L’Aiglon, derniers actes. Quand nous arrivons dans sa loge, Sarah est étendue sur sa chaise longue, causant. Nous parlons de choses et d’autres. Elle est exquise dans cet uniforme blanc, avec les décorations et un hausse-col noir. Ses yeux clairs luisent – doucement au-dessus du rouge des lèvres. Elle se lève à l’annonce du régisseur et nous dit de nous mettre dans son avant-scène. Nous voyons de là le quatrième acte, où elle est si surprenante par la sobriété de son jeu et sa tenue. Quand elle donne à Guitry l’assiette servie, elle la lui tend d’un geste brusque qui fait tomber un des pains. Au moment des « mains de Joséphine », elle est divine, d’une silhouette mélancolique et si noble qu’en la regardant on oublie presque d’écouter cette voix incomparable qui chante sur les notes graves avec la suavité tendue d’un alto.

Après, dans sa loge, elle est sur la chaise longue, et entourée de visiteurs dont un, M. de L…, secrétaire de R…, gros homme bavard qui s’efforce de convaincre Sarah qu’elle sera décorée. Sarah montre une incrédulité tout à fait insoucieuse, d’ailleurs, et sourit presque ironiquement en disant qu’on prétend qu’elle le sera par le Tribunal de Commerce. […]

Au cinquième acte, sous le rayon blanc, Sarah est diaphane, bien que cet uniforme ne l’amincisse pas.

Programme américain pour L’Aiglon : il est à noter que la photographie de couverture ne correspond pas au rôle (ici : La Dame aux camélias).

Avant le sixième, elle s’appuie sur mon bras pour monter les marches qui conduisent à la scène et sa main y laisse un parfum d’ambre qui persiste encore.
[…] En me tendant la main, Sarah me fait une petite révérence comique.

La mort est jouée, ce soir, magnifiquement, avec plus de réalisme que d’autres soirs. La peau semble bridée sur les pommettes. La pâleur devient presque cadavérique. La scène de la lecture de la lettre est extraordinaire : cette respiration monotone, sourde, étranglée, ce regard douloureux et fixe, tous ces signes accusant une tristesse, une faiblesse mortelle, attestent indéniablement le génie ; ce n’est pas seulement avec du talent et de l’expérience qu’on peut arriver à cela. Ce geste rageur dont elle triture ses oreilles pour mieux entendre, l’avidité, l’effort de son esprit en ce moment de déchirant souvenir, et le « Napoléon  » final, entrecoupé, mais proféré cependant avec une sorte d’adoration passionnée, tout cela égale les plus belles œuvres immobiles. 

5 août.

Chez Sarah. On me fait monter dans la bibliothèque où elle doit, me dit-on, venir me serrer la main. Elle entre, en satin blanc, s’assied sur le bureau :

« Je travaillais. J’écrivais.
- Vos Mémoires ?
- Non ! Un article pour une revue américaine, sur Hamlet. Ça me fatigue ! 
- Pourtant, vous écrivez très facilement.
- Oui, mais il faut que j’entre dans des détails techniques ; il faut que je parle des différents acteurs qui ont joué le rôle. Rostand me reproche d’avoir accepté cela ; il dit :  » Vous avez tort de livrer de votre « mystère.  » Mais, vous comprenez, on me paye cet article quinze cents francs ! »

Elle sourit ; je sens qu’elle donne cette excuse pour faire une chose qui, au fond, l’amuse.

« Que voulez-vous ! Je leur donne pour quinze cents francs de mystère, voilà tout !
- Que fait Madrazo ?
- Je crois qu’il travaille.
- Et vous, travaillez-vous ? Vous savez que je pense toujours à cet opéra parlé ! J’en ai parlé à Rostand.
- C’est qu’il faut trouver un beau sujet.
- Mais, Orphée, voyons ! Ce serait merveilleux ! « 
[…]

CHAPITRE IV

12 août.

[…] Les Bijoux 

Sarah Bernhardt coiffée du diadème crée par Lalique pour La Princesse lointaine d’Edmond Rostand.

Déjeuner chez Sarah. Elle arrive du Bois, jeune, mince, dans une robe noire indescriptible ; fantaisie légère, raffinée. On se met à table. Nous sommes peu nombreux : Maurice, Parny, Mme Guérard, Maurice Perronnet, Simone et moi. Déjeuner sans incidents frappants. On parle des bijoux, des pierres précieuses :
« J’ai horreur des bijoux tristes, des pierres sombres. Les bijoux doivent être gais. Et puis, j’aime les bijoux très fouillés, les bijoux de la Renaissance. Une belle pierre montée sur quatre griffes me laisse froide. Je déteste aussi les diamants.« 
Nous énumérons les pierres. Sarah s’exalte sur les topazes brûlées. « C’est profond, nuancé, bien plus beau que les diamants jaunes. »

Elle aime les turquoises « sur la peau » (le soir, pas dans la journée), les saphirs très clairs ; elle adore les perles.

[…]

Pendant un répit, je fais à Sarah des compliments sur ses bracelets et m’étonne de les voir pour la première fois.

Sarah en Dalila, prête à tondre ses « Samson », ses riches admirateurs
Portrait charge d’Albert Guillaume, vers 1890.

« Je vais vous dire, chéri, c’est que j’avais beaucoup de bijoux au clou. Et je suis en train de les retirer, parce que j’ai gagné de l’argent. Il y en avait pour soixante-quinze mille francs. Moi, je ne vois rien de mal à dire qu’on a des bijoux au clou ; on emprunte de l’argent à l’État, qui vous le fait payer très cher. Je suis enchantée de le raconter, c’est ma vengeance. Et je ne dois rien à mes amis. Voilà !« 
Elle est assise par terre, devant la cheminée, pour  » chauffer son petit dos  » ; la robe de satin se drape sur elle en plis luisants.

On annonce Coquelin.

« Faites-le entrer ! »

Entrée de Coquelin, vieilli, à ce qu’il me semble, le nez flaireur surmonté d’un lorgnon. Il vient demander à Sarah d’être présidente d’une exposition qu’il organise au bénéfice de la Société des Artistes Dramatiques, une exposition de portraits de comédiens.

« Tu m’as, mon Coq, dit Sarah affectueusement, tu m’as ! »

Nous discutons sur l’opéra parlé dont Sarah est toujours occupée. Elle développe ses idées là-dessus. Coquelin se déclare sceptique. Je lui demande quand nous commençons nos leçons de chant2

Sarah interrompt :

« Mais tu chantes très bien, toi ! » Et, d’une grosse voix, elle imite Coquelin dans Les Précieuses : « Oh ! Oh ! je n’y prenais pas garde ! » C’est tout un saut en arrière : la Comédie-Française ! Ils parlent de leur prochaine tournée, d’artistes de troisième plan à emmener, etc. Et comme Coquelin baisse la voix, « Viens par là » dit Sarah.

Et elle l’emmène dans l’atelier. En se levant, son corps onduleux fait briller les paillettes noires de la robe.

[…]
8 septembre.

J’arrive très en retard chez la comtesse de Najac pour déjeuner. On est à table et mon arrivée est saluée de cris et de huées. Sarah fronce le nez et me fait : 
– « Oh !… Oh !… Oh !… », en me visant avec son couteau et sa fourchette. 
Je m’excuse, m’explique et vais m’asseoir à sa gauche. Elle est en noir, robe de dentelles touffues, très collante, hausse-col noir avec petit bord en batiste blanche. Les bracelets de perles sont roulés autour des poignets, sur les manches serrées, une grande chaîne ornée d’un reliquaire pend sur la poitrine. 

[…]

CHAPITRE VI

Opéra parlé « Orphée »
14 mai.

Hier, départ pour Lyon à onze heures du soir. Jamais je n’ai vu Sarah aussi jolie. Un petit chapeau blanc et bleu de forme étroite et assez haute, avec une voilette blanche très tirée sur son chignon d’or un peu bas. Un manteau gris orné de fourrure claire et légère, une robe de soie bleue à petits dessins blancs.

Elle est encore revenue à cet « opéra parlé » dont elle paraît obsédée. Elle voudrait un « Orphée ». Elle me prie d’y penser et, quoique je ne démêle pas encore très bien ce qu’elle veut dire à travers ses explications rapides, je sens que, puisqu’elle y tient, puisqu’elle veut réaliser cela, c’est qu’il y a là quelque chose.…

Représentations de Phèdre

Admirable premier acte, harmonie suprême, spontanéité de lignes et de couleur ; dans l’aveu à Œnone prodigieuse intensité. Ensuite, caresses presque enfantines :

Pourvu que de ma mort respectant les approches…

Magnifique largeur du geste quand elle saisit le glaive d’Hippolyte.
Au dernier acte, j’éprouve une vive surprise : j’attendais l’entrée de Sarah, cette entrée que je connais si bien, chancelante, pénible, cette démarche dont chaque pas est un effort, une douleur, une démarche de mourante. Au lieu de cela, que vois-je ? Sarah entre très vite, presque en courant.… Pendant que Thésée lui parle, elle tend le bras vers lui, la main ouverte, frémissante, les doigts écartés, comme pour le supplier de se taire et de la laisser parler. Mais impuissante à l’arrêter, elle laisse tomber sa tête sur l’épaule d’Œnone en se voilant la figure à demi ; elle ne la relève que quand il a fini et c’est avec une rapidité fébrile, d’une voix sèche et saccadée, qu’elle dit en hachant les vers :

Les moments me sont chers… Écoutez-moi, Thésée… 
C’est moi… qui sur ce fils, chaste… et respectueux… 
Osai jeter un oeil profane… incestueux.…

Elle se hâte, elle se hâte, comme si elle craignait de n’avoir pas le temps de tout dire.… L’effet est imprévu, poignant. Son débit ne se ralentit qu’à partir de :

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines 
Un poison que Médée apporta dans Athènes. 

Et peu à peu la voix s’amollit, faiblit, s’estompe.…

Déjà, je ne vois plus qu’à travers un nuage… 

Les mots semblent flotter sur un imperceptible soutien vocal.… Le dernier vers s’éteint doucement comme une fleur qui s’effeuille. Elle renverse la tête en arrière, la bouche entr’ouverte. Le rideau tombe. […] 

« Madame, dit-il, vous ne ressemblez à ‑personne, car je ne sais pas s’il y a au monde une autre femme qui laisserait ses amis et ses admirateurs se réunir pour célébrer solennellement l’anniversaire de sa naissance. Il est vrai que tout vous est permis et que vous n’avez nul souci du cours des années, puisque tout change autour de vous sans que vous changiez vous-même. »

Le Figaro, 27 octobre 1912.

Categories: Proustiana

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