La Grande Sarah, épisode I

Published by Jean-Yves Patte on

Jean-Yves Patte a sélectionné ces extraits du premier chapitre de La Grande Sarah de Reynaldo Hahn, publié en 1930 chez Hachette, et il y a ajouté un choix de documents.

Avant-Propos

[…] « Grâce à votre journal et au sonnet de Rostand, je pourrai m’installer confortablement pour le grand voyage.… » C’est parce qu’elle m’a écrit cela que je crois pouvoir, – que je crois devoir livrer ces souvenirs au public.
Reynaldo Hahn

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.
ALFRED DE VIGNY

CHAPITRE I [Extraits]

La Dame aux Camélias

Vendredi soir, 13 mai.

Deuxième et troisième actes de La Dame aux Camélias.
Je monte dans la loge de Sarah ; elle achève de s’habiller. Je n’aime pas sa toilette du second acte, robe de chambre lourde qui la grossit. Sarah met de-ci de-là une épingle, noue une écharpe autour de sa taille. Elle est grippée.
« Toutes les horreurs de la grippe », dit-elle. On frappe « au rideau ».

Le deuxième acte est une merveille d’exécution. Est-ce là seulement de la beauté ? Non, c’est de la vie, et de la vie en ce qu’elle a de plus fugitif, de plus insaisissable, de plus difficile à rendre par les moyens de l’art, quels qu’ils soient, quel qu’il soit, les sentiments intermédiaires ou normaux, tout le « menu fretin » de la vie courante.

Combien je trouve Sarah supérieure à la Duse en cet acte, elle qui, pour bien des gens, « manque de naturel » ! Grands dieux ! Quel acteur en eut jamais davantage ? Est-ce être vraiment naturel, en effet, que d’être « simple  » par principe ? Et si la vérité diverse de la vie est montrée à travers une personnalité raffinée, n’est-ce pas une beauté de plus ?

Le jeu de la houppe

Je suis bien sûr que jamais comédienne n’eut plus de naturel dans un jeu de scène que Sarah dans celui de la houppe : après le dialogue avec Armand […] c’est incomparable. Elle s’approche de la table, ouvre un coffret, y prend une glace et une houppe, la secoue, se met de la poudre. Elle ne se retourne qu’une fois (à demi, ce qui donne au geste bien plus de naturel que si c’était tout à fait), puis chantonne en se regardant dans la glace. Ce n’est peut-être pas génial et toute comédienne de talent trouve ça, car il est féminin, il est gracieux, il est vrai d’aller se mettre de la poudre en chantonnant pour avoir l’air « de n’y plus penser ». Mais tout est dans la manière d’exécuter la chose. Ici, c’est inégalable.

J’admire moins la manière dont elle mène, ce soir, le reste de la scène ; la tirade est un peu uniforme, et j’ai vu Sarah faire mieux.

[…] Elle est presque de dos au public, donne ses répliques à mi-voix, toute à sa gerbe qu’elle assemble avec une habileté de fleuriste, brisant une branche, faisant saillir un panache de lilas, donnant au bouquet un désordre symétrique. Elle porte elle-même le vase de fleurs jusqu’à la console et se retourne à l’entrée du père Duval qu’elle salue tout d’abord sans le regarder, en ramassant sur la table des papiers, comme s’il s’agissait d’un commensal sans importance. Elle est interdite, un peu, en apercevant un visage inconnu et grave. Cet étonnement devient de l’inquiétude à ces mots « Je suis le père d’Armand. » Mais son expression change à la phrase acerbe et malsonnante que prononce ensuite le vieillard. Sa bouche, entr’ouverte par la surprise, s’abaisse au coin des lèvres, ses sourcils se lèvent légèrement ; toute son attitude trahit une réserve fière, une âme blessée qui se révolte ; la politesse, le calme de sa réponse se corsent d’une ironie qu’on perçoit à travers le demi-sourire dédaigneux qui l’atténue et qui s’accentue quand elle dit : « Je me retire encore plus pour vous, oh ! oui ! encore plus pour vous, que pour moi. »

Mais toute contrainte disparaît peu à, peu à mesure que la scène avance. « Vous vous trompez, je vous assure », est dit sans ressentiment, avec l’abandon d’une femme heureuse d’avoir obéi à son amour. Comment décrire la fin de l’acte ? Tout artifice a disparu du jeu de la comédienne à partir du moment où elle s’est assise à la table pour écouter le père Duval.

Lundi.

Ce soir, j’assiste aux derniers actes de La Dame [aux Camélias].
[…] ce qui est beau dans ce jeu de scène de Sarah, c’est l’estompe dont il est recouvert, le flou voulu qui en fait, non une imitation, mais une interprétation artistique, la figuration définitive d’un émoi.
Dans la grande scène, j’ai toujours admiré la manière dont Sarah se laisse griser par les paroles d’Armand. Elle est de dos et son corps décèle la défaillance de son âme. Enfin elle s’accroche des deux mains à ses épaules et c’est par un mouvement déchirant et avec un de ces cris étouffés qui lui sont si particuliers, qu’elle s’arrache de ses bras. Là encore, quand elle dit d’une voix fiévreuse et confuse : « Je ne puis te suivre, je l’ai promis », et qu’elle comprend l’imprudence de cette parole, là encore, elle a ce tremblement de la bouche si impressionnant, qui est un de ses merveilleux secrets ; les lèvres frémissent, les yeux alarmés se fixent dans l’espace, on sent que le cœur bat comme l’aile d’un oiseau contre une vitre. Cette immobilité palpitante, cette rigidité où ne vivent plus que le cœur et les lèvres est une des caractéristiques de la manière de Sarah ; aucune autre comédienne ne possède ce terrible et précieux moyen d’expression.

Sous ses parures, on sent une femme malade, frappée par la mort. Dans cette dernière lutte où Armand finit par la renverser sur le canapé, on ne cesse de percevoir, en même temps que l’épuisement moral de cette malheureuse, sa faiblesse corporelle, l’impossibilité physique où elle est de supporter tant d’émotions atroces. Et quand il la prend par le cou et l’écrase presque sur le sofa, elle semble une tige ployée qui se relève ensuite, souplement, mollement. Par un effort suprême des nerfs, elle se raidit et subit debout le plus horrible des supplices, les injures de celui qu’elle adore. Il les lui lance à la face, devant tout le monde. Alors son regard l’implore, elle a de petits gémissements qui expriment toutes les révoltes de son âme blessée, et c’est seulement quand elle reçoit la liasse de billets en pleine figure qu’elle faiblit, se brise et tombe dans les bras de ses amis.

20 mai.

La Samaritaine. Je me glisse dans les coulisses et j’aperçois Photine [la Samaritaine] portant l’amphore sur le bras, s’apprêtant à s’éloigner du puits, et l’Inconnu vêtu de blanc qui lui parle.
« Où est ton mari ? » demande-t-il.
La Samaritaine tressaille, interdite « Mais… », et l’on sent qu’elle s’en veut à elle-même d’être émue par cette simple question d’un étranger. Les paroles sévères du Christ l’impatientent et la fascinent à la fois et, quand elle lui dit qu’elle ne connaît pas les chastes joies d’une union bénie, elle s’attendrit. Ce qui est resté pur dans cette âme souillée se dilate, grandit insensiblement à mesure que le dialogue se prolonge. Le corps fier et nerveux de Sarah s’assouplit en des attitudes humblement attentives. De quelle voix elle parle des deux montagnes sacrées qu’elle ne fréquente pas ! Quelle inimitable harmonie dans le rendu de ce vers :
Le vallon a des fleurs qui font oublier Dieu !

C’est encore de l’insouciance, mais où perce déjà quelque surprise émue ; et quand elle dit qu’elle croit à celui qui doit venir, au Messie, un espoir enfantin flotte dans ses regards ; Photine parle de choses apprises quand elle était petite ; l’accent est pénétré de foi ; on sent que rien n’a pu entamer ses premières croyances d’enfant.
[…]
Les trois derniers :  » J’écoute !  » marquent l’accomplissement progressif de la conversion. Le premier, avide, presque étouffé ; le second, frémissant de volupté mystique ; le troisième, alangui de béatitude, accompagné d’un admirable geste des deux bras qui se tendent vers Jésus.

Categories: Proustiana

2 Comments

Ruth Brahmy · 28 avril 2023 at 12 h 19 min

J’aime la finesse, la précision et la sensibilité de la « critique » de Reynaldo Hahn, infiniment attentif au corps de Sarah, à son rythme, à ses moindres palpitations. Quel magnifique spectateur et ami !

Ruth Brahmy · 30 avril 2023 at 11 h 17 min

Quel admirable « critique » dramatique, qui nous parle au plus près du corps de Sarah, des moindres palpitations de l’actrice, qui nous fait entendre le grain de sa voix !
J’aime cet homme !

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