Philippe Jullian, proustien impénitent et impertinent

Emily Eells a signé avec Elyane Dezon-Jones Illustrer Proust : l’art du repeint (Sorbonne Université Presses, 2022). Découvrant le portrait du dessinateur et écrivain Philippe Jullian dans les archives du studio Harcourt, elle revient sur le parcours de ce flamboyant proustien, littéralement obsédé par la Recherche.
Le studio Harcourt « a l’air d’une maison de rendez-vous, » écrit Philippe Jullian, « Il faut y faire les mêmes démarches ; seule la fin diffère ». Voici sa description de sa première visite : dans ce « palais de théâtre », « écrasant de marbre et d’ors (…), on vous fait attendre dans une galerie de glaces, puis on est conduit à travers de vastes couloirs jusqu’à un petit salon où l’on attend encore un peu avant d’entrer dans l’atelier sombre d’où l’on distingue des lampes et des projecteurs ; là-bas, un piano ; au milieu, un tabouret. Soudain on est ébloui et photographié1 ». C’était le 25 janvier 1941 : Paris était occupé mais le studio Harcourt envoyait des invitations « à tout le monde ». Jullian avait alors 21 ans et, fraîchement arrivé dans la capitale, il voulait en être. Né à Bordeaux en juillet 1919, il a souffert de son héritage familial, comme en témoigne l’incipit percutant de son autobiographie intitulée La Brocante : « Je tiens de ma grand-mère Simounet un goût très vif pour les beaux hommes.2 » Ce citoyen de Sodome se sentait si maudit par sa famille paternelle, tombée dans le dénuement, qu’il en a abandonné le nom pour prendre celui sa famille maternelle. Sa mère était la fille de l’académicien Camille Jullian, connu pour son Histoire de la Gaule. Philippe Jullian sera un historien d’un autre genre, celui du monde de Proust qu’il représente en mots et en images, maniant avec esprit sa plume acerbe et son crayon pointu.
Anglophile & proustomane
Dès sa jeunesse, Philippe Jullian s’est déclaré anglophile d’un côté et passionné de Proust de l’autre. Avant même d’avoir obtenu son bac, il s’était était exclamé : « Comme je voudrais illustrer Marcel Proust !3 » Il aimait par-dessus tout la Belle Époque et cherchait à connaître les gens de la haute société que Proust avait côtoyés ou qui avaient hérité de sa culture. Comme la duchesse de Clermont-Tonnerre que Jullian a rencontrée à un « thé » chez la comtesse de Maigret, près du quai d’Orsay, en juin 1941. Il en rend compte ainsi dans son Journal : « Il y avait une quinzaine de personnes que je ne pus m’empêcher de baptiser « le côté Guermantes », tant je vois le monde avec les yeux d’une cruche émerveillée ». La duchesse n’a pas manqué de miner l’admiration qu’il vouait à Proust, car même si elle le trouvait « charmant », il n’avait pas de cœur, disait-elle : « il voyait les gens tous les jours pendant un mois et les rejetait après comme des citrons pressés. » Jullian quant à lui fera une nette distinction entre les défauts de l’homme et les qualités de l’écrivain : « Marcel Proust était complimenteur, obséquieux (flatteur hystérique, comme dit M. de Norpois à Odette), avait mauvais genre, mais un air de génie qui le faisait rechercher par ceux-là mêmes auxquels il était antipathique. Il avait lu dans le cercle de Mme de Noailles des fragments du Temps perdu et l’on savait, dès 1912, que ce serait une très grande chose. » Jullian était un fin lecteur de la Recherche, sensible à « l’esprit compliqué » de Proust qui se plaisait « dans les comédies du mensonge. Tout est masqué chez lui, craint la vérité : c’est Odette qui fait souffrir Swann par tout ce qu’elle lui laisse ignorer de sa vie ; Albertine très mystérieuse pour l’auteur et même encore plus pour le lecteur, qui peut parfois la croire un garçon. Une société n’est passionnante que quand ses membres ont quelque chose à cacher derrière une façade brillante : Charlus, ses goûts et ses souffrances ; Mme de Villeparisis, un passé agité. »
Voir le monde par les yeux de Proust

Jullian vivait pour, et par Proust. Il voyait le monde à travers ses yeux : telle femme a « un peu de Mme Bloch », tel homme est « un Legrandin de troisième ordre, bavard compromettant ». Lui-même est allé dans le monde déguisé en Mme Verdurin, « couvert de plumes et de broderies de jais », à l’occasion du bal costumé donné par Mme Quinton en 1954. Et quelques années plus tard il a acheté une maison à Senlis car la ville, selon lui, ressemblait à Doncières. Proust figure dans presque tout ce que Jullian a écrit, de son article sur Charles Haas dans la Gazette des Beaux-Arts (avril 1971) à sa biographie de Robert de Montesquiou : Un Prince 1900, en passant par son Dictionnaire du snobisme où Proust est mis à l’honneur puisqu’il a non seulement « fixé le mot snob dans la langue » mais il a aussi « consacré le snobisme comme une des passions majeures ». Jullian intitule un long chapitre de sa biographie d’Édouard VII « Du côté de Guermantes » et, dans son étude des décors intérieurs intitulé Styles, il choisit Odette de Crécy at home pour illustrer celui qu’il nomme « Le Capiton », caractéristique de l’ère de l’amour sous sa forme la plus commerciale, à la fin du XIXe siècle.
Jullian caricaturait Proust dans ses pastiches autant que dans ses illustrations, les deux allant de pair pour lui. En 1955, il pastiche une lettre à la princesse qu’il raille en la nommant « Bassifondi », l’illustrant d’un portrait calqué sur celui de la Princesse Bibesco par Boldini4. L’année d’après, il publie Gilberte retrouvée, un recueil de sept nouvelles à la manière de Proust. Dans l’illustration de couverture, il croque le portrait de Gilberte qui a pris de l’âge – et du poids – jusqu’à ressembler, comme son amie, à « une pêche Melba habillée par Poiret ». Dans le cadre ovale sur la table devant elle, on la retrouve telle que Jullian l’a représentée dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Jullian meets Scott Moncrieff

Philippe Jullian est le premier à avoir illustré Proust outre-Manche, pour la réédition de la traduction de Scott Moncrieff chez Chatto & Windus en 1949. Il a forcément coloré la lecture de Proust en anglais, d’autant plus qu’une quinzaine d’années plus tard, les couvertures de l’édition de poche étaient ornées d’illustrations de Jullian. Même la traduction du pastiche de Proust par André Maurois, publiée en 1966 sous le titre The Chelsea Way, était accompagnée d’illustrations de Jullian. Son style alliant l’arabesque au grotesque était donc indissociablement lié à Proust en Angleterre alors qu’il était presque inconnu des lecteurs français, jusqu’à la réédition d’À la recherche du temps perdu par Gallimard à la fin des années soixante. Chacun des sept volumes comportait une quinzaine d’illustrations, faisant de Jullian l’illustrateur le plus prolifique de Proust : il en a fait plus de 150. Il est certainement celui qui avait le plus de verve, comme on peut le voir dans son panneau représentant Le Côté de Guermantes. Jullian partageait la même vision qu’avait Proust d’une fête chez la Princesse de Polignac « où tant de visages comiques faisaient une frise de grotesques incomparables5 ». La robe à tournure exagérée de Mme de Sainte-Euverte, en haut à droite du panneau, le menton hautain de Mme de Vaugoubert derrière son mari qui fait un baise-main à la Princesse de Guermantes, et Charlus avec sa moustache à la Jean Lorrain : quelle charge ! Nul doute : Jullian était un caricaturiste incisif d’une finesse mordante. Ses dessins sont un hommage à Proust, une véritable déclaration d’amour car « on ne peut caricaturer que ce que l’on aime6 », nous dit-il.
Un air espiègle
Philippe Jullian a été photographié une seconde fois au studio Harcourt, le 11 février 1960 : il a l’œil vif, l’air espiègle. Pense-t-il aux Mémoires d’une bergère dans lequel il s’est amusé à prêter la voix à un fauteuil style Louis XV qui raconte sa vie à travers les âges ? Dont ses aventures durant les années folles où, servant de siège à Diaghilev, il profitait d’une perspective postérieure pour assister aux répétitions des ballets comme Le Sacre du Printemps et Le Dieu Bleu « sur une musique de ce charmant Reynaldo Hahn7 ». Au moment où la photographie est prise, Jullian était en train de préparer l’adaptation de l’ouvrage en anglais, en collaboration avec son amie Violet Trefusis. Il ignorait les tragédies qui le guettaient : le décès de cette amie qui, sur les conseils de Proust, s’était installée dans la tour Renaissance de Saint-Loup-de-Naud ; l’incendie de son moulin à Chaumes-en-Brie dans lequel il a perdu la majeure partie de sa « brocante » ; et l’assassinat, dont il se sentait indirectement responsable, de son aide Hamoud. L’expression de l’impertinent illustrateur devait être toute autre quelques jours plus tard en septembre 1977 où, ayant arraché les fils de son téléphone pour ne pas être dérangé, il s’est pendu derrière la porte d’entrée de son appartement parisien.
Remerciements : Anaïs Fouque, Jacques Letertre et la Société des Hôtels Littéraires.
- Toutes les citations de Philippe Jullian ont pour source son Journal 1940–1950, édité par Ghislain de Diesbach (Grasset, 2009). ↩︎
- [1] Jullian, La Brocante (Julliard, 1975), p. 7. ↩︎
- Ghislain de Diesbach, Philippe Jullian : un esthète aux enfers (Plon [1980], 1993), p. 74. ↩︎
- Ce pastiche figure dans le recueil qu’il a écrit à quatre mains avec son ami Bernard Minoret :
Les Morot-Chandonneur, ou Une grande famille, décrite de Stendhal à Marcel Aymé, peinte d’Ingres à Picasso (Plon, 1955). ↩︎ - Proust, Correspondance, VIII (Plon, 1981), p. 138–139. ↩︎
- Diesbach, Philippe Jullian, p. 284. ↩︎
- Jullian, Mémoires d’une bergère (Plon, 1959), p. 77. ↩︎
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