Proust et Roland Barthes : entretien avec Bernard Comment
Marcel Proust était l’auteur fétiche de Roland Barthes, et il l’aura littéralement accompagné jusqu’à sa mort : le 25 février 1980, il est renversé par une camionnette, alors qu’il se rend au Collège de France pour vérifier le projecteur dont il comptait se servir pour une présentation inédite du Monde de Proust en photographies. Avec Marcel Proust – Mélanges, Bernard Comment, le directeur de la collection Fiction et Cie au Seuil, propose un imposant ouvrage, dont beaucoup ont sans doute rêvé et qui vient « réparer un manque ». Il réunit en effet la quasi intégralité des contributions de Barthes sur l’auteur de la Recherche, certaines inédites ou jamais publiées sous cette forme, le tout précédé d’une préface dans laquelle Bernard Comment souligne la dimension « résolument moderne » et « révolutionnaire dans sa forme » de l’approche barthésienne.
Le livre de Roland Barthes n’est pas le premier ouvrage que vous publiez sur Proust dans la collection Fiction et Cie. Je pense à Proust est une fiction de François Bon, La nuit du monde de Patrick Roegiers ou Atelier Albertine d’Anne Carson. J’imagine que l’auteur-éditeur Bernard Comment est aussi un lecteur qui fréquente régulièrement la Recherche ?
Si j’ai publié ces livres dans la collection, que vous énumérez à juste titre, c’est parce que les auteurs me donnaient leur manuscrit, et que, à chaque fois, j’y trouvais une approche originale, libre dans son ton et capable de renouveler le regard sur cette œuvre majeure. Ce sont des approches singulières, qui ne fétichisent pas Proust, et qui débordent l’approche philologique ou biographique dont on a été un peu saturé pendant un siècle. Mais vous avez raison, il se trouve que j’ai un rapport personnel à la Recherche, c’est une œuvre que j’ai lue et relue, intégralement, une dizaine de fois, entre 19 et 30 ans, et dont je relis régulièrement des passages, de longs passages, depuis une trentaine d’années. J’avais même autrefois l’idée d’un livre, qui se serait intitulé Proust en mouvement, mais la première note de bas de page, sur la question du panorama, a donné lieu à un autre livre, Le XIXe siècle des panoramas (Adam Biro, 1993) et j’ai ensuite abandonné ce projet – mais j’y reviendrai peut-être un jour ou l’autre, dans le temps de ma retraite, qui sait. Autant dire que j’ai été profondément marqué par la Recherche. J’ai aussi lu la correspondance, dans l’édition en 21 volumes chez Plon – je m’y suis d’ailleurs replongé pendant le confinement, pour voir s’il évoquait la grippe espagnole, et quand on entre dans ces volumes, on n’en sort plus, c’est un envoûtement.
Proust, pour Barthes, c’est un peu Virgile pour Dante : un éclaireur, celui qui permet de lire les signes, celui qui contribue à comprendre le désir, et le désir d’écrire avant tout.
Ce volume de « Mélanges » de Roland Barthes est clairement un livre d’éditeur, une construction que vous qualifiez d’artifice. C’est aussi une anthologie, un assemblage pas complètement exhaustif. Quel a été votre plan de travail pour la réunion de ces textes ?
Oui, c’est un artifice dans la mesure où Barthes n’a jamais eu l’idée de ce livre, et il est plus honnête, je crois, de l’affirmer d’emblée. En même temps, ce livre est une évidence, dès lors qu’on en a la première idée. Proust a accompagné Barthes toute sa vie, et cela dès l’adolescence. D’autres écritures vont retenir Barthes dans son interrogation sur le Neutre, en particulier Albert Camus et Alain Robbe-Grillet, puis il y aura Sollers dans une approche plus sémiologique, mais Proust, pour Barthes, c’est un peu Virgile pour Dante : un éclaireur, celui qui permet de lire les signes, celui qui contribue à comprendre le désir, et le désir d’écrire avant tout. Et en préparant cette édition, je me suis simplement dit qu’on réparait quelque chose, un manque, ou quelque chose que le temps linéaire avait empêché.
À la lecture de l’ensemble, il est frappant de voir à quel point Proust est du côté de l’intime pour Roland Barthes. Je veux dire que Proust pour Barthes n’est presque jamais le lieu d’une langue très technique (à l’exception de « Proust et les noms » de 1967), mais celui du plaisir et de la liberté. Est-ce que la réunion de ces textes vous a appris quelque chose de nouveau sur Barthes lecteur de Proust, ou sur Barthes d’une façon plus générale ?
Je ne fais pas la même lecture que vous de cet ensemble. Pour moi, il y a une tension constante dans ces textes ou dans ces notes, qui vise à essayer de comprendre et formuler ce qui fait le génie de Proust, et ce génie n’est pas psychologique, mais un peu sociologique (ou : une philosophie de l’Histoire), et surtout structural. Qu’est-ce qui permet à Proust de passer de Jean Santeuil à la Recherche du temps perdu ? C’est la problématique du temps vécue et restituée principalement à travers les expériences de mémoire involontaire, et c’est la transmutation du vécu en espace métaphorique : Combray dit tellement plus que la maison réelle d’Illiers, le baron de Charlus dit tellement plus que n’importe quel modèle qu’on peut lui attribuer (le génie de Proust, c’est par exemple de dire l’européanisme de Charlus à travers l’incroyable scène faite au narrateur, coupable de ne pas avoir compris l’allusion portée par le motif du myosotis, « Vergissmeinnicht » en allemand). Qu’il y ait une projection de Barthes dans la figure de Proust, c’est certain, et une projection intime, c’est probable. Comment a‑t-il vécu ? Comment est-il passé à l’écriture de la Recherche ? Cela fascine longtemps Barthes, et on peut même dire qu’à la fin, ça l’obsède – et le coup de génie, c’est qu’au moment où l’exemple de Proust pourrait conduire à une sorte d’abattement (impossible à refaire, impossible à égaler), Barthes écrit son propre chef‑d’œuvre, et une forme totalement nouvelle de roman, un roman résurrectionnel : La chambre claire (ou comment dialectiser l’indialectique : la mort de la mère).
La mort de la mère est de toute évidence ce qui rend tout à coup Proust extrêmement brûlant pour Barthes. La Recherche est perçue, plus ou moins fantasmatiquement, comme l’élément déclencheur de l’accès à la grande forme, à la grande écriture. Le deuil a lieu en 1977, et tout se cristallise autour de ce drame intime, que Proust a vécu lui aussi, dans une intensité comparable. Mais ce que Barthes cherche alors dans Proust, ce n’est pas une psychologie de l’enfant qui a perdu sa mère (puisque de toute façon, cette perte est là, déjà, dans la fameuse scène du coucher et du baiser volé) ; il cherche la force de la transmutation, c’est-à-dire une transformation de l’écriture telle qu’elle irrigue la vie et s’en nourrit.
Barthes était un lecteur enthousiaste de la biographie de Painter, il y fait souvent allusion comme un « huitième tome de la Recherche ».
Barthes ne s’intéresse pas à la vie seule de Proust, mais à son rapport à l’écriture, dans la Recherche mais aussi dans le Contre Sainte-Beuve, à qui il accorde à juste titre une importance énorme. Comment la vie change tout à coup (effet du deuil ?), et comment l’œuvre, alors, dans une puissance renouvelée, vient donner une dimension universelle à cette vie préalable et continuée. D’où l’intérêt, et même l’enthousiasme, pour le livre de Painter : la vie et le texte indissociablement liés, mais pas dans une approche biographique, non, dans un effet de déformation-condensation-transformation qui fait de la Recherche une œuvre incomparable, et dont Barthes essaie de tirer la leçon – pour lui, pour les autres. Qu’est-ce qui se passe, qui rend cette œuvre possible ? Et comment restituer la puissance sans fin de cette œuvre ?
Avec ces Mélanges, on revient à cette question : que se passe-t-il avec la Recherche, qui rend Proust si grand, si déterminant ?
Vous estimez également que « depuis quelques années le totem Proust semble avoir été récupéré par la critique traditionnelle pour le reverser au rang du psychologisme et du biographisme » : quels ouvrages ou spécialistes vous semblent représenter cette tendance ?
Je pense que chacun reconnaîtra les siens. Inutile ici d’ouvrir un champ de polémique. Mais si on jette un regard historique rapide et sommaire, il y a eu un Proust d’avant-guerre, puis un Proust modernisé par la nouvelle critique (de Georges Poulet à Gilles Deleuze, de Jean Rousset à Roland Barthes, en passant par Gérard Genette et tant d’autres) : on avait alors changé de rive. Et puis il y a eu le retour à une forme classique, entre biographisme fétichiste et paraphrase, où Proust est une « story » qu’on se raconte ou qu’on raconte, sur le mode du « comme c’est beau, comme c’est profond », ou dans la quête perpétuée des clés, des anecdotes. Avec ces Mélanges, on revient à cette question : que se passe-t-il avec la Recherche, qui rend Proust si grand, si déterminant ? Il faut alors aller voir du côté de la structure, celle par exemple de la mémoire involontaire, qui convoque les cinq sens (et même un sixième sens, celui du schéma ou de l’équilibre), mais pas avec le même succès à chaque fois, et il y a une exception dans la structure (c’est d’ailleurs ce qui fait le plus structure) qui intrigue Barthes, il fait des récapitulatifs, il voit bien que quelque chose d’essentiel se joue là, dans le regard, la vue, tout comme quelque chose d’essentiel se joue dans la capacité de Proust à se nourrir de personnages de son entourage mais tout aussi bien à s’en décoller et à « se mettre en orbite de sa propre vie » comme disait Jack Kerouac (grand admirateur de la Recherche).
Il y a eu de lourdes biographies, de pesantes paraphrases et il est temps de revenir à la vie de la Recherche, dont les fragments de Barthes (car c’est cela, aussi, Barthes : un art du fragment, de la notation, de la note) sont une parfaite occasion de relecture.
Vous présentez un texte inédit et remarquable qui est une préface inachevée pour le Livre de Poche. Le texte s’interrompt brutalement au milieu d’une phrase, pétrifié à jamais. Que s’est-il passé ? On sait que Barthes n’écrivait que sur commande : sachant la commande annulée, il ne sera pas payé (?), il arrête tout simplement sa rédaction ?
De toute évidence, le commanditaire s’était trompé dans les calculs des ans pour l’entrée de la Recherche dans le domaine public. Et en effet, dès lors qu’il sait que l’échéance est repoussée, Barthes arrête aussi sec d’écrire la préface promise au Livre de poche. Mais ce texte, très abouti dans son écriture, a une vraie force, il est un des derniers, et son arrêt brutal nous laisse dans un regret, bien sûr, mais aussi dans une rêverie : on essaie d’imaginer la suite…
Le document le plus étonnant des Mélanges, c’est ce choix de fiches que vous avez fait dans le grand fichier, et qui prolonge et complète en quelque sorte le Journal de deuil que vous avez édité il y a quelques années. Quelle a été votre méthode pour cette sélection ?
Ces fiches proviennent en effet du même grand fichier que celles du Journal de deuil, mais ces dernières étaient réunies, et prêtes à faire livre. Pour ce qui est de celles consacrées à Proust, c’est différent. Il y en a qui sont disséminées dans le temps, et il y a un gros paquet (près de trois mille fiches je pense) qui date de la fin des années 1970, à un moment où, sous le probable effet de la mort de sa mère, Barthes remet Proust au cœur de sa réflexion. Dans ce gros paquet, il y a beaucoup de notes factuelles, des citations, des pense-bête. Et puis, il y a des fiches que je qualifierais de synthétiques d’un côté (essayer de faire le point sur une question), et de séminales de l’autre (des axes de recherche, des intuitions, des observations à développer). Ce sont ces fiches que j’ai sélectionnées, de façon intuitive, avec l’aide ponctuelle d’Éric Marty. Il ne faut pas fétichiser ces fiches, mais les prendre comme des stimulations : on partage ainsi une pensée et une curiosité en cours. Je crois qu’un lecteur bienveillant y trouvera plaisir.
Dans plusieurs fiches, Barthes se montre très direct dans sa façon d’apprécier la Recherche. On retrouve alors les réactions peu nuancées d’un lecteur « ordinaire » qui ferait une lecture récréative de la Recherche : c’est à la fois touchant et drôle. Il n’est pas tendre avec La Prisonnière et Albertine disparue, qui l’ennuient. Que vous inspire ces jugements à l’emporte-pièce ?
Personnellement, je n’y vois pas une lecture récréative, tout au contraire. Pour dégager la modernité de Proust, et pour s’approcher de la question du « que se passe-t-il de si essentiel dans la Recherche », il faut éviter la subjugation et la fétichisation. On peut dire, par exemple, que Un amour de Swann a un rôle structural (se donner une profondeur temporelle, au prix de quelques incongruités : c’est le lecture de Jean Rousset), mais que cette partie à la troisième personne est moins révolutionnaire que le reste du texte, et que cette psychologie de l’amour et de la jalousie est finalement assez contemporaine de Paul Bourget, alors qu’autre chose nous intéresse aujourd’hui, en particulier tout ce qui relève du temps décloisonné et de l’esthétique en mouvement. Je serais moins sévère que Barthes sur La Prisonnière et Albertine disparue, mais c’est vrai que cette psychologie de l’amour et de la jalousie n’est pas ce qui m’intéresse le plus dans ces livres. Il faut savoir casser le mythe, interroger sans se laisser étouffer par son admiration, et je trouve cela stimulant. De toute façon, il ne faut pas oublier que Barthes avait cette tendance de prendre à revers la pensée courante et de lancer des affirmations à contre-courant, pour libérer de la pensée. Il n’est certainement pas un gardien du temple – mais bon, les gardiens du temple, les sociétés d’amis, c’est un peu ce qu’Eugenio Montale épingle si génialement dans un court texte intitulé « Les veuves » (dans le recueil intitulé Papillon de Dinard).
Roland Barthes, Marcel Proust – Mélanges (Seuil), 400 pages, 24 euros.
3 Comments
Guz · 16 octobre 2020 at 12 h 54 min
Merci beaucoup.
Encore une lecture qui nous tend ses bras …
Le seul problème : Masques ou un livre sur Proust ?
Que faire ?
Nicolas Ragonneau · 16 octobre 2020 at 14 h 15 min
C’est un choix financier ?
Guz · 17 octobre 2020 at 13 h 23 min
En effet, mais je trouverai une solution