« Ce chien de style » : Gustave Lanson lecteur de La Prisonnière
Il y a une trentaine d’années, j’ai mis la main sur un exemplaire de La Prisonnière chez un bouquiniste. Ce tome en deux volumes avait appartenu à Gustave Lanson (1857−1934), directeur de l’École normale supérieure et pionnier de la critique littéraire moderne ; à la fin des volumes, il avait laissé des notes fort instructives sur ses méthodes et sa vision de la Recherche que je commente et transcris ici, accompagnées de son article de 1924 consacré à La Prisonnière.
De tous les critiques qui, dans la presse des années vingt, ont salué l’apparition de l’œuvre de Marcel Proust, Gustave Lanson n’est sans doute ni le plus représentatif ni le plus véhément. Pratiquant le journalisme à l’occasion (avant la Première Guerre, il traitait par exemple de « La vie théâtrale » dans La Grande Revue et de la littérature dans Le Matin), il y avait manié les armes de l’érudition et de la science, sans bénéficier (ou sans pâtir) d’une connaissance directe et personnelle des foyers où s’élaborait la littérature moderne. À voir ses travaux, ses éditions critiques, son enseignement, on aurait juré qu’il ne pouvait accompagner le siècle qui s’avançait. Il paraissait un homme du passé : n’avait-il pas été le précepteur du tsarévitch Nicolas en 1886 ? On ne peut oublier, cependant, qu’il collabora ensuite à L’Humanité dès sa fondation en 19041. À sa façon plus radical que bien des révolutionnaires, il fut enthousiasmé par La Prisonnière. Il sut y découvrir des motifs importants — le peu d’intérêt de la recherche des « clefs », le rôle de l’inconscient, le doute sur la connaissance de la réalité, la multiplicité du moi, l’étrange nature du narrateur —, preuve que sa méthode d’analyse historique et d’« explication française » n’était pas si mal fondée qu’on l’a dit.
« Une fraîcheur poétique de sensations et d’émotions »
De Marcel Proust, Gustave Lanson avait déjà parlé au moins une fois, en 1923, dans un chapitre, consacré au mouvement symboliste, de son Histoire illustrée de la littérature française : « À la veille de la guerre s’est révélé Marcel Proust. Il s’éloigne de l’idéal classique de netteté, d’ordre, et de mesure : son style touffu, minutieux et surchargé, découragera beaucoup de lecteurs. Il a pourtant une fraîcheur poétique de sensations et d’émotions, une sensibilité aiguë jusqu’à être presque anormale, une psychologie subtile et neuve, qui payent ceux que la difficulté de l’abord n’a pas arrêtés. Peintre impitoyable de la société et surtout de la noblesse contemporaine, il a le don de percevoir, en lui et chez les autres les moindres frémissements, l’activité intérieure : on n’imagine pas ce qu’il découvre d’événements dans une seconde de la vie d’un cœur. À chaque observation s’accrochent des raisonnements, des distinctions, des oppositions, des conséquences à perte de vue. Mais peu à peu les détails se classent, les plans se distinguent et le chaos s’ordonne. L’analyse fait surgir une vision synthétique chez le lecteur, parce qu’elle s’y appuyait chez l’auteur. Je ne sais si le grand public viendra jamais à Proust ; dès maintenant, il s’impose aux écrivains ; il est dans l’histoire littéraire une date et une influence2. »
On aurait aimé savoir ce que Lanson a pensé, en lisant Le Temps retrouvé, des conceptions de Bloch sur une littérature à visées sociales, dont les brouillons montrent que Proust les a moquées en s’inspirant de celles de Lanson3. On aurait aimé savoir, surtout, s’il a ri jaune ou aux éclats en lisant, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, la composition française de Gisèle (« Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie ») et le corrigé rédigé par Andrée, qui semblent tirés d’un livre fameux de Lanson, tout particulièrement destiné aux jeunes filles : Études pratiques de composition française, Sujets préparés et commentés pour servir de complément aux Principes de composition et de style et Conseils sur l’Art d’écrire4.
Pionnier académique
Bref, on aurait aimé lire Lanson lecteur de Proust lecteur de Lanson. Lorsqu’il se penche sur La Prisonnière, en avril 1924, on s’attend à ce que le professeur critique littéraire développe son argumentation selon les principes qu’il a énoncés dans ses ouvrages didactiques. Il choisit pour cela un curieux hebdomadaire polyglotte publié à Paris et Royat, L’Amérique latine5, spécialisé dans les questions diplomatiques, économiques ou culturelles concernant ce continent, et qui accueille épisodiquement les signatures de notables tels qu’Henry Bordeaux, Gabriel Hanotaux ou Louis Gillet, requis pour présenter aux lecteurs hispano-américains les grandes tendances de « la vie parisienne ». Exilé, négligé, oublié par les bibliographies, ce compte rendu a peu fait pour la gloire de Proust6. Mais il nous intéresse encore par ce qu’il révèle de l’époque qui vit paraître À la recherche du temps perdu, et parce qu’il est l’une des premières tentatives faites par l’Université pour comprendre et apprécier l’œuvre de Proust. Le hasard a voulu placer entre nos mains l’exemplaire de La Prisonnière ayant appartenu à Gustave Lanson. Il s’agit d’une dix-septième édition, datée de 19237. Dans le coin supérieur droit de la couverture de chacun des deux volumes figure, à l’encre, la signature « G. Lanson ». Sur les dernières pages laissées blanches par l’imprimeur, le propriétaire des livres a griffonné des notes au crayon, qui lui ont servi à préparer son article.
Anticiper le jugement de la postérité
Toute une méthode se trahit là. C’est celle du « pion », qui relève les coquilles, signale les fautes de français et les négligences de style. Mais c’est aussi celle du lecteur attentif, de l’amoureux des lettres. Et c’est, toujours, celle de l’historien de la littérature. On voit, par ce que Lanson retient du récit, ce qu’il y cherche, et ce qu’il y apporte. Le mensonge et la jalousie ont davantage attiré son attention que les scènes héroï-comiques du roman (Charlus chez les Verdurin). C’est bien l’originalité de Proust qu’il souhaite établir, la place de l’écrivain en son temps qu’il cherche à déterminer, le jugement définitif de la postérité sur lui qu’il veut anticiper. Nouveauté et continuité : il y a un progrès dans la littérature, comme il y en a un dans la science ou la philologie. En même temps, Lanson rejoint Jacques Rivière8, lorsqu’il affirme que Proust « se maintient dans la grande tradition classique » (car le critique aime les filiations, les familles qui s’incarnent dans le temps, l’« hérédité », dont il relève soigneusement les avatars dans le texte de Proust), mais, moins alerte que son jeune confrère, il hésite entre la célébration d’une « fine psychologie » et la condamnation d’un « chien de style ». Lanson fait d’abord une mise en fiches du roman, le ramène, par un dépouillement orienté, à ses lois primaires, aux idées. Sans doute, pour lui, qui considère que « la littérature est, dans le plus noble sens du mot, une vulgarisation de la philosophie9 », cette démarche est-elle naturelle. Il n’oublie pas non plus — et l’article de L’Amérique latine en témoigne — que la lecture est un plaisir. Il a toujours eu foi dans cette notion — à vrai dire bien peu proustienne —, lui qui, dans l’Avant-propos de son Histoire de la littérature française, écrivait : « Les mathématiciens, comme j’en connais, que les lettres amusent, et qui vont au théâtre ou prennent un livre pour se récréer, sont plus dans le vrai que ces littérateurs, comme j’en connais aussi, qui ne lisent pas, mais qui dépouillent, et croient faire assez de convertir en fiches tout l’imprimé dont ils s’emparent. La littérature est destinée à nous fournir un plaisir, mais un plaisir intellectuel, attaché au jeu de nos facultés intellectuelles, et dont ces facultés sortent fortifiées, assouplies, enrichies. Et ainsi la littérature est un instrument de culture intérieure : voilà son véritable office10. »
Mais la lecture de Proust par Lanson marque aussi la fin d’une époque : celle de Lanson, précisément. Antoine Compagnon l’a montré : « Si, comme Lanson l’a confessé en 1925, sa foi en l’explication de textes fut ébranlée, fût-ce un instant, par la psychologie proustienne et l’idée si subjective de la lecture qui allait s’affirmant tandis que la Recherche paraissait, ce n’est, comme on dit, pas par hasard. C’est même plutôt un prêté pour un rendu, la Recherche s’étant échafaudée, dès son principe, tout autant contre Lanson que contre Sainte-Beuve11. » Dans les notes que Lanson prit en lisant La Prisonnière, dans l’article qu’il écrivit sur ce roman, on peut donc aussi voir de beaux gestes, ceux d’un homme qui salue l’époque nouvelle, à laquelle il sait qu’il n’appartient plus tout à fait.
Notes de Gustave Lanson sur son exemplaire
de La Prisonnière
Nous transcrivons ces notes telles qu’elles se présentent, avec leurs abréviations et leurs raccourcis. Nous donnons entre crochets, à la suite de la pagination de l’édition de 1923, sa concordance dans le tome III de l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, où figure La Prisonnière (Gallimard, 1988).
VOLUME I
Tout le volume c’est en détails concrets, l’impuissance d’un être à en connaître un autre.
114 [592–593] jalousie — 121 [597–598] — 135 [607–608] — 140 [610] — 200 [653] — 208 [658–659]
117 [595] jalousie du passé qui se reconstruit
125 [601] amour inquiet = amour
145 [613–614] amour, mouvement vers ce qui reste à conquérir
— id. 233–234 [676–677]
146—147 [614–615] hérédité. Nous restons nos ancêtres
155—7 [620–622] sommeil et réveil d’Alb.
160 [624] cris de Paris 172 [633]
164 [627] faute de français12
168 [630] réveil
183 [641] amour baissant dans la sécurité 214 [663]
192–3 [647–648] ce qui fait l’attrait d’une femme : avoir à conquérir
203 [655] atmosphère journalière de pensées
204 [656] sensualité, échange de regards
209 [659–660] on ne sait pas quand on a commencé d’aimer
218 [666] Le XIXe siècle — Michelet — Balzac
230 [674] fin d’amour, et curiosité d’elle encore, de ce qu’on ignore, et de tte la vie inconnue, c. à d. des autres femmes, de toutes.
232 [675–676] mensonge partout
235 [678] infidèle quand rassuré
236 sq [678] variété des Albertine
243 [683] les mensonges d’Alb. — 261 [696–697]
248 [687] mort de Bergotte
249 [688] utilité de l’amour pour l’écrivain
271 [703–704] Les morts courant par le monde
p. 9 ch 1. [519] Vie en commun avec Albertine
p. 263 ch. 2 [697] Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus13.
VOLUME II
12 [716–717] M. de Charlus — 41 [737] — 172 [833]
15 [718–719] psychologie d’un mensonge
18–19 [721–722] utilité littéraire du mensonge
25 [727] une vengeance
28 [728] révélation — effets psych.
44 [739–740] l’affaire D. et le monde
50 [743–744] dureté cynique de Mme V.
Pourquoi ?
58 [749–450] la noblesse chez les Verdurin
87–88 [771–772] lourdes plaisanteries de Charlus
96 [778] Charlus gaffe
102 [782] Mme Verdurin se fâche
110 [788] la vie du passé dans le souvenir
119 [794–795] un chef‑d’œuvre nous révèle la valeur de nos pensées.
118–119 [794–795] nature sans rancune ni amour propre avec plus de bonté que de justice
122 [797] Mme de Villeparisis
146 [815] larmes
146 sq. Manège Verdurin
158 [824] l’avenir : comment nous le figurons et ce qu’il est
159 [824–825] la reine de Naples : esprit de clan
161 sq. [826] Charlus malade
164 [828] bienfaisance sans bonté apparente mais tout de même bonté
167 [830] difficulté de définir un homme
171 [832] traité d’éthique inspiré
178 [836 et 858–859] scène de jalousie et mensonges d’Alb.
179 [859] chien de style14
195 [846] L’amour brode
197–8 [848–849] deux courants simultanés, dans le conscient et l’inconscient
2 images d’Alb. Laquelle objective ?
202–203 [852–853] Encore mensonges
206–207 [855–856] hérédités
208 [856] élément réel dans le fictif
210 [859] fine psychologie15
215 [862–863] désir de vivre ensemble et sentiment de l’impossibilité
inconscient
231–232 [874–875] Ce qui constitue Alb. en Marcel — Léa
236 [877] Littérature, Barbey, Stendhal, Dostoïevski, Laclos
244 [883–884] Alb.
247 [886] on n’aime que ce qu’on ne possède pas
24916 [249] Pascal
— tte psychol. est subjective
254 [890] réveil de jalousie
270 [903] pressentiments
273 [905–906] réveil printanier
282 [912] suggestions et associations
p. 169 [830] ch. 3 disparition d’Albertine17
- Gustave Lanson (1857−1934), ancien élève de l’École normale supérieure, avait d’abord été professeur de rhétorique à Toulouse : il y écrivit ses Principes de composition et de style (1887), réédités sous le titre Conseils sur l’art d’écrire. Professeur dans divers lycées parisiens (dont Louis-le-Grand), puis maître de conférences à l’École normale et à la Sorbonne, il donna notamment des essais sur Bossuet, Boileau, Corneille, Voltaire, Montaigne, ainsi qu’une Histoire de la littérature française (1894), sans cesse rééditée pendant un siècle, et un imposant Manuel bibliographique de la littérature française (1909−1914). On lui doit également des éditions critiques des Lettres philosophiques de Voltaire (1909) et des Méditations de Lamartine (1915). Il fut directeur de l’École normale supérieure de 1920 à 1927. On lui reconnaît le mérite d’avoir fondé l’histoire littéraire en faisant le portrait des œuvres, là où Sainte-Beuve se contentait d’écrire celui des auteurs. Sur le « lansonisme », ses adeptes et ses opposants, voir Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Seuil, 1983, première partie : « Gustave Lanson, l’homme et l’œuvre », p. 19–213. ↩︎
- Hachette, 1923, t. II, page 415. ↩︎
- À la recherche du temps perdu, Pléiade, t. IV, 1989, p. 799–800. ↩︎
- Hachette, 1887. Voir Annick Bouillaguet, « Gisèle », Dictionnaire Marcel Proust, nouvelle édition revue et corrigée, Honoré Champion, 2014, p. 423–424. ↩︎
- En 1924, il en était à sa quarante-quatrième année, ayant été formé par la fusion de : L’Amérique (Paris, 1917), La Gaceta de America et Le Brésil (1881) dont il reprend la numérotation d’année. Son sous-titre alluvionnaire était donc : « Le Brésil », « L’Amérique », « La Gaceta de America » réunis. ↩︎
- Reste à savoir, cependant, s’il contribua à faire lire Proust en Amérique latine. ↩︎
- Achevée d’imprimer, en deux volumes, le 14 novembre 1923 (comme l’édition originale), pour le compte des éditions de la Nouvelle Revue française. ↩︎
- Voir « Marcel Proust et la tradition classique », Nouvelle Revue française, 1er février 1920. ↩︎
- G. Lanson, Histoire de la littérature française, remaniée et complétée pour la période 1850–1950 par Paul Truffau, Hachette, 1970, p. IX. ↩︎
- Ibid., p. VIII. ↩︎
- A. Compagnon, op. cit., p. 217. Voir aussi, p. 211 : « Qu’est-ce qui conduit, contraint soudain Lanson à remettre en question, à près de soixante-dix ans au soir de la vie, la vérité positiviste, le dogme déterministe et la mentalité intellectualiste sur lesquels toute son action s’est fondée, après que rien, ni en philosophie ni en littérature — de Bergson à Freud, de Rimbaud à Mallarmé —, ne les eut ternis à ses yeux ? […] C’est Proust, c’est l’idée proustienne de la lecture […]. Seule l’œuvre de Proust était en mesure de compromettre le lansonisme. » ↩︎
- À la p. 164 de son exemplaire, Lanson a signalé dans la marge la phrase qu’il reproche à Proust et dont il souligne les éléments litigieux : « Et de peur qu’elle ne l’enfreignît jamais j’ajoutai ». ↩︎
- En outre, Lanson a corrigé au crayon quelques coquilles (p. 87, 178, 183, 192, 212). Page 237, il a inscrit un point d’interrogation dans la marge. Page 248 [687], il a mis un trait vertical en regard de la maxime : « La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s’est annexé l’art de les prolonger. » Page 250, il souligne un passage sur Bergotte. Il souligne encore verticalement dans la marge, p. 252–256 ; on dirait qu’il cherche à isoler un « morceau choisi » : la mort de Bergotte. ↩︎
- Page 179, Lanson a souligné quelques mots : « […] au Trocadéro, il y avait eu Léa qui me semblait m’inquiéter à tort et que pourtant, dans cette phrase que je ne lui demandais pas, elle déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches. » ↩︎
- Page 210, Lanson a tracé dans la marge trois traits verticaux, en regard des passages suivants : « Enfin, tout en mentant, je mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais. » « Or toutes les heures d’Albertine m’appartenaient, et en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude. » « Dans une séparation, c’est celui qui n’aime pas d’amour qui dit les choses tendres, l’amour ne s’exprimant pas directement. » ↩︎
- Page 249, Lanson a tracé un trait horizontal dans la marge, en regard de cette phrase : « L’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur. » ↩︎
- Page 14 [718], Lanson ajoute un « ne » explétif dans la phrase « Il y a longtemps que vous l’avez vu ». Il corrige également des coquilles p.108, 112, 130, 225. ↩︎
- Proust a répondu d’avance à cette remarque de Lanson : « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacun un monde. » (À la recherche du temps perdu, t.IV, p.618) ↩︎
Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, Partie VI ;
La Prisonnière, 2 vol.
Article de Gustave Lanson dans L’Amérique latine (13 avril 1924)
On sait que Marcel Proust avait laissé en manuscrit inédit, à peu près prête pour l’impression, la fin de l’ouvrage immense qui a occupé sa vie : À la recherche du temps perdu. Par les soins du Dr Robert Proust et M. Jacques Rivière, la première des trois parties inédites vient de s’ajouter aux cinq parties publiées par l’auteur de son vivant : ces deux volumes forment une masse compacte de plus de 550 pages.
Il y a de quoi faire reculer un lecteur pressé et dont l’estomac craint les nourritures fortes. Mais celui qui a le courage d’aborder le livre, est payé de sa peine.
La Prisonnière se divise en trois longs chapitres, où il ne se passe à peu près rien. Dans le premier, Albertine vit chez son flirt et il la surveille. Dans le second, les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus. Dans le troisième, Albertine disparaît. C’est le minimum d’action qu’on puisse imaginer. L’invention de Marcel Proust se maintient dans la grande tradition classique, dont la formule est : faire quelque chose de rien. Ce qui revient à dire : l’action extérieure, qui se raconte, n’a de valeur que par la vie intérieure, qu’elle donne occasion d’analyser.
Au moment où Proust est mort, on a voulu, selon la mode du jour qui n’admet à l’égard d’un écrivain ou d’un artiste que le fétichisme prosterné ou le mépris insolent, lui attribuer tous les noms et toutes les vertus littéraires, sans une réserve, sans une ombre. Il faut bien avouer qu’il a une façon d’écrire surchargée et fatigante, que sa phrase est souvent interminable, enchevêtrée, difficile ou même impossible à construire. Il faut prendre Proust comme il est, qualités et défauts, qui chez lui se tiennent, comme d’ailleurs chez tout le monde. Ce chien de style est extraordinaire de souplesse, de délicatesse, de profondeur et d’intensité ; il a une richesse étonnante de suggestions et d’images. Si Proust s’acharne, s’il insiste, s’il revient, c’est qu’il n’a jamais épuisé la pensée, et qu’il n’en veut perdre aucune nuance, aucun mouvement, même le plus imperceptible.
M. Proust regarde l’âme humaine avec un microscope18 puissant. On ne saurait exagérer l’intérêt psychologique de ces deux volumes, qui ne sont peut-être pas pourtant, à tous points de vue, les meilleurs de la série.
On y trouve de curieuses études du sommeil et du réveil, et de tous les états indécis qui font le passage du monde des rêves au monde de la réalité. La description de ce retour progressif à la logique lucide et à l’activité consciente est de faire avec une minutie et une précision incroyables. Dans la torpeur du demi-sommeil matinal, à travers les images confuses ou fantastiques qui continuent de défiler dans le cerveau du sujet, viennent peu à peu s’insérer, et s’imposer, les impressions de la vie réelle, notamment les cris de Paris dans ce quartier de Passy, dont l’auteur nous fait une revue tout à fait amusante.
Ailleurs, et vingt fois au cours de l’ouvrage, le thème du mensonge féminin est repris en développements toujours nouveaux, en analyses de plus en plus serrées. Albertine ment-elle ? Quand est-ce qu’elle ment ? Comment, dans ses paroles, distinguer ce qui est mensonge et ce qui est vérité ? Quelles sont les raisons de la croire et de ne pas la croire ? Et pourquoi ment-elle ? Pour sa tranquillité ? Pour son plaisir ? Par amour propre ? ou pour rien, par nature ? Et puis, à de certains moments, l’amoureux, ou plutôt le jaloux, apprend des faits anciens, ou certaines circonstances des faits anciens qui tout d’un coup démolissent l’image qu’il se faisait d’un fragment du passé, l’obligent à reconstruire autrement tout un bloc de sa vie d’autrefois, et lui découvrent que ce qu’il tenait pour une solide biographie, n’était encore qu’une illusion créée par les mensonges d’Albertine.
L’amoureux, ai-je dit, ou plutôt le jaloux : c’est que la jalousie dont les chapitres premier et troisième nous donnent une étude originale et fouillée, est une jalousie aussi peu amoureuse que possible. Albertine est venue loger chez l’ami qui peut-être un jour l’épousera (on se demande ce que c’est que ce grand monde parisien où une jeune fille vient seule, sans chaperon, s’installer dans l’appartement d’un jeune homme dont la mère est absente ; mais c’est le postulat de l’ouvrage ; ne chicanons pas). Donc Albertine vit chez son ami. Il ne l’aime plus, mais il est jaloux. Il en fait sa prisonnière, il la surveille, il l’espionne ; aucune de ses démarches ne lui paraît naturelle et innocente ; chaque mot, chaque mouvement de la jeune fille déclenche sa manie soupçonneuse, et il examine toutes les possibilités que peuvent couvrir ce mot et ce mouvement. Cette jalousie n’est pas, ou n’est plus, un effet de l’amour. C’est l’amour qui est sous la dépendance de la jalousie. Quand parfois le jaloux est rassuré, quand nulle vision ne brouille sa cervelle, il se sent tout à fait détaché d’Albertine ; il voudrait la voir bien loin ; il traîne cette intimité qu’il a avec elle comme une chaîne. Mais que la jalousie se réveille (et tout la réveille), l’amour se rallume en même temps, et voilà Marcel rivé de nouveau à cette fille.
Qu’y a‑t-il donc au fond de cette jalousie aiguë qui occupe l’esprit autant qu’elle torture le cœur ? Il y a sans doute, d’abord, un égoïsme illimité, l’effort sans relâche d’une personne pour en dominer, en absorber, en posséder une autre : je ne parle pas de possession charnelle. Il y a ensuite, et surtout, une inquiétude et un désespoir intellectuels qui naissent de la rencontre à tous instants de deux problèmes insolubles : celui de la personnalité, et celui de la connaissance du monde extérieur. Aucun être n’en peut connaître un autre. Il ne peut que deviner, conjecturer, hasardeusement, lier en système des perceptions discontinues : système provisoire que tout à l’heure détruira une perception nouvelle. Un autre, c’est l’image que nous formons aujourd’hui de cet autre. Hier, nous en formions une qui n’était pas celle-là ; demain nous en formerons une qui ne sera ni celle d’aujourd’hui, ni celle d’hier. De ces images, quelle est la vraie ? Y en a‑t-il une qui puisse être appelée la vraie ? Qu’y a‑t-il sous ces formes qui se décomposent et se recomposent sans cesse ?
Dix ou vingt Albertines, coexistent dans le cerveau de Marcel, successivement évoquées à la lumière de la conscience ou repoussées dans les profondeurs de l’inconscient par le hasard des associations et sous la pression des circonstances. Mais jamais Marcel ne peut renoncer à la croyance qu’il y a une Albertine vraie, qui n’est peut-être aucune des images haïssables ou chères que la vie a emmagasinées en lui. Il s’acharne maladivement à la découvrir, toujours déçu dans sa recherche, et toujours recommençant à chercher. Nous, lecteurs, nous n’atteignons que ces images mobiles et fluides qui sont des modifications accidentelles du cerveau de Marcel. C’est ce qui fait l’originalité de la conception de Proust ; les autres romanciers postulent la réalité du monde extérieur. Ici, non seulement Albertine, mais la vieille Françoise, et le baron de Charlus, et les Verdurin, qui nous font l’impression d’êtres bien réels, ne sont que des visions de Marcel ; et nous ne les voyons qu’en lui, comme l’homme de Malebranche voyait tout en Dieu.
Mais lui-même, Marcel, qu’est-il donc ? Un faisceau ou un écoulement de sensations et d’images, qui tantôt s’éparpillent, et tantôt se condensent, formant un tissu plus ou moins serré qui nous donne l’impression d’une personnalité vivante et que nous étiquetons du nom de Marcel. Il y a là, pour le noter en passant, quelque chose qui est fait pour atténuer, ou détruire, l’impression désagréable que peut causer d’abord le sous-titre de la Prisonnière : Sodome et Gomorrhe ! Ces deux mots ne sont pas destinés à pousser la vente en amorçant un certain public, par la promesse de belles ordures : on n’en trouvera pas dans ces deux volumes. Sodome et Gomorrhe désignent seulement les obsessions maladives qui hantent le cerveau d’un jeune homme intelligent, les soupçons dont Marcel ne peut se défendre, en présence d’Albertine, comme en présence de Charlus ; et c’est à ces idées malsaines dont il est travaillé, que s’accrochent toutes ses analyses psychologiques.
Le second chapitre est celui où nous nous rapprochons le plus du roman auquel nous sommes habitués, du roman construit sur la foi dans la réalité du monde extérieur. Nous assistons à la soirée des Verdurin. Nous y voyons venir le professeur Brichot et les autres amis de la maison, les nobles invités du baron de Charlus, et enfin la reine de Naples. Sous nos yeux se développe le conflit, d’abord latent, de l’élément bourgeois et de l’élément aristocratique, et Mme Verdurin en arrive à rompre avec le baron de Charlus. Ce sont là des scènes de la vie mondaine dont le comique est de la plus haute saveur. Elles contiennent assez de vérité générale et humaine pour que nous n’ayons pas besoin de connaître la clef du roman, et d’essayer de deviner quels sont ceux de nos contemporains qui se cachent sous les noms de Charlus, de Brichot ou des Verdurin.
Il est entendu que jamais Marcel Proust ne sera un écrivain réellement populaire ; ce ne sera jamais un concurrent sérieux pour M. Pierre Benoît. Il pourra se faire que ses volumes traînent sur toutes les tables des salons, et que le bon ton, chez les snobs, exige qu’on se pâme, dès qu’il sera nommé. C’est plus vite fait de se pâmer que de lire. Mais quiconque aime les belles anatomies du cœur humain, ou se plaît à observer les mouvements de l’intelligence et de la sensibilité françaises, ne pourra plus lâcher cet ouvrage après l’avoir pris en main.
Gustave Lanson
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Leprince Pierre-Yves · 24 octobre 2023 at 20 h 53 min
La découverte que nous propose Nicolas Ragonneau – ce que pensa de Proust un historien et critique de la littérature française, Gustave Lanson, né en 1857, mort en 1934 – m’émeut comme une justice tardivement rendue, mais rendue. Proust lui-même a pastiché avec humour un style, une pensée, un homme, qui n’ont pas laissé de traces et, cependant, Lanson avait compris la nouveauté de la « Recherche ». Je retiens tout particulièrement, de son article de 1924 sur « La prisonnière », tiré de l’oubli par Thierry Laget, un passage, pour lequel je me permets de mettre en valeur, par des majuscules, ce qui me paraît remarquable de la part d’un vieil universitaire conformiste, dont on n’aurait pas pensé qu’il eût lu le grand contemporain dont Marcel ignora les travaux, Freud : « Dix ou vingt Albertines coexistent dans le cerveau de Marcel, successivement évoquées à la lumière de la CONSCIENCE, ou repoussées dans les profondeurs de l’INCONSCIENT, par le hasard des ASSOCIATIONS et sous la pression des circonstances… C’est ce qui fait l’originalité de la conception de Proust ; les autres romanciers postulent la réalité du monde extérieur. Ici, non… »
Vos lecteurs – et les mânes de Gustave Lanson à travers l’un d’eux !- vous remercient, Messieurs Laget et Ragonneau.