La Grande Sarah, épisode II

Published by Nicolas Ragonneau on

page de titre de La Grande Sarah de Reynaldo Hahn

Après le choix de textes extraits du premier chapitre de La Grande Sarah de Reynaldo Hahn, Nicolas Ragonneau a sélectionné quelques morceaux du chapitre V, où Reynaldo rend visite à Sarah dans son fort de la Pointe des Poulains, à Belle-Île-en-Mer.

CHAPITRE V (extraits)

Belle-Isle, mardi.

Arrivée à Belle-Île. Cliché inédit de Reynaldo Hahn (1904 ?).

Je suis arrivé ce matin.

Odieux voyage. Quiberon… Le Palais.… Étapes qui m’ont rappelé mon séjour de naguère dans cette région avec Marcel et nos diverses mésaventures.

Sarah m’avait envoyé sa victoria au débarcadère et j’ai traversé dans ce véhicule attelé de deux chevaux fringants la lande mauve et dorée parcourue naguère en compagnie de Marcel dans une carriole branlante.

Des bras levés et des cris accueillent mon arrivée. Sarah emmitouflée de gaze verte, gantée de suède, Suzanne Seylor, Mme Hammacher, Clairin, portant un immense chapeau de paille orné d’un long voile (pourquoi ?1 ), le vieux Geoffroy, Maurice, sa femme et ses filles s’empressent autour de moi.

« Venez, venez, venez ! dit gaiement Sarah. On va déjeuner d’abord. Vous aurez tout l’après-midi pour vous faire une petite beauté. Nous avons des maquereaux à la Ponchon, dépêchez-vous ! »

Et dans un bruyant tohu-bohu nous nous mettons à table. Les maquereaux « à la Ponchon » sont des maquereaux qu’on a coupés en deux, copieusement imprégnés de gros sel et suspendus, ainsi crus, à un mur en plein soleil ; deux heures après, ils sont cuits ; le sel a mariné la chair et on les mange tels quels.

Sarah, pendant le déjeuner, est follement gaie ; elle plaisante sur toutes choses, effleure mille sujets qu’elle abandonne aussitôt, nous annonce l’arrivée « d’un jeune poète très doué nommé Fraudet » qui doit lui lire une pièce, nous parle de son voisin, M. X…, propriétaire de l’affreux castel en briques dont on aperçoit de la salle à manger les pitoyables tourelles moyen âge, et me raconte comiquement des drames mystérieux et sinistres où il aurait trempé.…
Après le déjeuner, nous nous rendons dans ce qu’on a nommé le « Sarahtorium ». C’est un endroit ensoleillé où Sarah a fait planter des tamaris qui n’ont guère qu’un mètre et demi de haut et au milieu desquels on a installé des chaises longues et des tables de jardin. Les rites de Belle­-Isle exigent qu’on y fasse la sieste après le déjeuner. Étrange sieste, durant laquelle on ne cesse de bavarder, commentant les articles de journaux et de revues que le facteur vient d’apporter, de faire la chasse aux insectes et de se lever à tout moment pour épier avec angoisse l’arrivée haïssable des touristes qui, du haut d’un lointain monticule et armés de longues-vues, essayent d’apercevoir Sarah Bernhardt ! Seule, Sarah prend la sieste au sérieux ; elle ferme les yeux, se couvre la figure d’un voile épais et dit de temps en temps :

« Je dors ! Je dors ! »

Soudain, elle « se réveille » et déclare qu’elle en a assez. Nous voilà tous debout. Et c’est alors une longue promenade le long du « canal », dans des petites allées, entre des rochers, une visite à la ferme, une longue station devant la cage du grand-duc (nommé Alexis, naturellement) et que Sarah taquine à travers les barreaux en lui faisant : « Ksch ! Ksch ! » pendant qu’il ouvre sur nous ses grands yeux aveugles, ronds et glauques. Puis l’on se rend à l’atelier de Clairin, petit pavillon qu’on a bâti pour « le cher Jojotte » à proximité du fort. Il se compose d’une vaste pièce, d’une petite chambre à coucher et d’un minuscule cabinet de toilette contenant une baignoire où Clairin prend des bains d’algues marines. Le bain d’algues marines est très prisé à Belle-Isle, et chacun se plaît à en vanter les vertus vivifiantes, antiseptiques et somnifères. Ma chambre est au premier étage du fort, de plain-pied avec le toit, meublée de façon confortable et rustique. J’y range mes affaires, j’y fais un peu de toilette et vers sept heures je descends. Je trouve Sarah seule dans le salon attenant à la salle à manger. Ces deux pièces sont charmantes, claires, remplies de meubles blancs et coloriés, avec de grandes fenêtres largement ouvertes sur la mer. Causerie à bâtons rompus avec Sarah.

Histoire du boa constrictor. Sarah avait acheté en Amérique du Sud un énorme boa qui, selon l’affirmation du marchand, s’était alimenté depuis peu et endormi « pour plusieurs mois » ; elle l’avait fait transporter à Belle-Isle pour le mettre dans le salon et « poser ses pieds dessus après le dîner ». Mais le marchand avait menti : un temps très long s’était déjà écoulé depuis le dernier repas du boa ; et quelques jours après l’arrivée à Belle­ Isle, pendant qu’on jouait aux dominos, il se réveilla « avec une faim atroce » ouvrant une gueule effrayante et voulant « manger tous les coussins du canapé ». Sarah eut à peine le temps de saisir son revolver et de tuer le monstre « de le ttuer, de le ttuer, là, là, au milieu des coussins ».

J’écoute bouche bée ce récit fait par Sarah avec un accent convaincu, tout en m’efforçant de découvrir dans ses yeux gris et verts si elle y croit pour de bon […] 

Mercredi.

Belle matinée. Flâneries. Sarah, après un bain d’algues, prend un bain de soleil couchée sur le toit du fort, en robe japonaise et en chapeau de Panama, un voile vert autour du cou. Elle est heureuse ici et s’étire paresseusement après quatorze mois de travail continu.
Ayant déjeuné, puis accompli les rites de la « sieste », nous montons en break pour aller voir « si les fleurs sont belles » dans le jardin d’une petite villa toute proche que Sarah vient d’acheter. Elle ravit le jardinier par ses éloges, par ses petites tapes sur l’épaule.… Au retour, comme les chiens s’essoufflent à nous suivre, elle fait ralentir l’allure des chevaux.

Tennis. Ce n’est pas facile de jouer au tennis avec Sarah. Elle « sert » bien et riposte vigoureusement ; mais, comme elle ne veut pas faire un seul pas, il faut qu’on lui envoie les balles à l’endroit précis où elle peut les rattraper sans changer de place. Maurice, qui joue à merveille, excelle à ce service-là ; Geoffroy et Clairin s’en tirent assez bien, mais avec de fréquentes défaillances qui provoquent des imprécations furibondes. Bien entendu, j’ai soin de ne pas m’y exposer et je reste à travailler dans le petit kiosque aux raquettes en m’assoupissant de temps à autre. Soudain, un rire, le vrai rire de Sarah, éclate, se prolonge.… Qu’a-t-elle donc ?

Sarah Bernhardt joue au tennis « Lettre de Madame Sarah Bernhardt », Sarah Bernhardt à Belle-Isle, in magazine Femina n°85, 1er août 1904. 

« C’est que je viens de me rendre compte qu’à nous trois, Geoffroy, Clairin et moi, nous avons plus de deux cents ans ! Le tennis des invalides ! » s’écrie-­t‑elle joyeusement. Et, cette idée lui apparaissant avec tous corollaires comiques, elle rit, elle rit, spécifiant l’âge de chacun.
Tant d’insouciance dans une question aussi grave pour une actrice, pour la plus illustre jeune première de tous les temps et qui est obligée de gagner sa vie, montre un élan d’abandon aussi touchant que la remarque est cocasse. […]

Jeudi.

J’ai passé la matinée dans l’atelier de Clairin, travaillant un peu et bavardant beaucoup en compagnie de cet excellent homme au cœur si généreux, si délicat. Je ne me lasse pas de l’entendre parler de la jeunesse de Sarah, du temps de ses fameuses excentricités, de sa maigreur, de ses tapis en velours changeant, de son lit en forme de cercueil, de ses ascensions en ballon captif, le temps, enfin, du grand portrait de Sarah en satin blanc avec ses deux chiens, par Clairin lui-même.

« J’avais bien entendu dire qu’elle brûlait des chats pour manger du poil rôti ; qu’elle faisait ses délices de queues de lézard et de cervelles de paon sautées au beurre de singe. Je savais qu’elle jouait au crocket avec des têtes de mort coiffées de perruques Louis XIV. Je la croyais capable de tout… » Sarah Bernhardt, Dans les Nuages, G. Charpentier 1878 ; Illustration de G. Clairin. 

Entre autres choses bizarres, il m’a raconté ce matin qu’elle avait eu pendant quelques jours l’idée de se faire greffer sur les reins une queue de tigre et qu’il s’était trouvé un chirurgien pour se charger de l’opération, moyennant une assez grosse somme payable d’avance. Il fallut que les amis de Sarah, alarmés par cette folie intervinssent catégoriquement auprès de ce misérable. Elle finit enfin par renoncer à sa lubie.

Pendant le déjeuner, je lui en parle. « C’est vrai, me répond-elle en souriant ; ça m’aurait tant amusée ! A certains moments, je l’aurais laissée traîner tranquillement sous ma robe et, au contraire, dans les moments de colère ou de gaieté, je l’aurais relevée fièrement et elle aurait retroussé ma traîne comme une épée ! Au fond, ajoute-t-elle d’un air sérieux, j’ai été stupide de me laisser dissuader. »

Mais je ne crois pas que cette dernière phrase soit sincère… Car Sarah m’a bien souvent parlé aussi de cette période de sa vie, en se moquant d’elle-même « J’étais idiote, comme toutes les jeunes femmes ; je voyais tout de travers… » Elle me disait un jour :

« J’étais assez bête pour préférer la compagnie d’un tas de crétins élégants à celle des hommes supérieurs qui m’entouraient. Quand je pense qu’un jour j’ai lâché Victor Hugo au milieu d’une conversation pour retrouver des gens du Jockey ! »

A propos d’Hugo et du peu d’importance qu’elle lui accordait alors dans sa frivolité de jeune vedette capricieuse et adulée, elle m’a raconté l’histoire suivante. Au moment de la reprise de Ruy Blas à la Comédie-Française, pendant une répétition de la scène où la Camarera Mayor énonce des préceptes

Une reine d’Espagne 
Ne doit pas regarder à la fenêtre.…
Quand le roi n’est pas là, la reine mange seule.…

Sarah, impatientée par les lenteurs de la mise en scène, se jucha sur la grande table en attendant sa réplique et s’y assit les jambes ballantes en prenant un air excédé. Alors, Hugo, se tournant vers elle, lui dit, du ton le plus cérémonieux :

Sarah Bernhardt en 1901. Cliché inédit de Reynaldo Hahn. 

Une reine d’Espagne, honnête et respectable,
Ne devrait pas grimper ainsi sur une table.

Après le déjeuner, excursion au Palais. Souvenir de mon passage avec Marcel : le pénitencier2 , le canal, l’hôtel de Bretagne.… Nous faisons quelques achats ridicules dans les magasins « chics ». Retour agréable en victoria seul avec Mme Maurice Bernhardt3 . Nous parlons de Sarah et de Maurice ; considérations mélancoliques sur la mère et le fils, par l’épouse […] 

  1. Sarah Bernhardt avait commandé à une modiste des chapeaux assez vastes pour la protéger du soleil… mais le modèle lui a déplu. S’en est suivie une colère démesurée que Clarins a immortalisée en en portrait charge sur le couvercle de la boite à chapeau… et de fous rires lorsque le peintre s’est coiffé d’une capeline de près de 80 cm de diamètre ornée de voiles immaculés ! []
  2. Entre 1880 et 1977, des enfants étaient prisonniers de la colonie pénitentiaire de Belle-Île []
  3. La belle-fille de Sarah []
Categories: Proustiana

2 Comments

Lipzyc · 29 avril 2023 at 9 h 21 min

Délicieux !

Ruth Brahmy · 30 avril 2023 at 11 h 10 min

Merci de ces merveilleux extraits : Sarah, Marcel, Belle Île, Le Palais, tout ce que j’aime réuni et évoqué par Reynaldo, le plus doux, le plus fidèle des amis de Proust.

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