Entretien avec Pedro Corrêa do Lago

Published by Nicolas Ragonneau on

Pedro Corrêa do Lago, février 2023. Photo Bia Corrêa do Lago.

Entretien avec le collectionneur de manuscrits autographes et éditeur Pedro Corrêa do Lago, qui a publié en octobre Marcel Proust, une vie en lettres et en images, un beau livre publié chez Gallimard et préfacé par Jean-Yves Tadié, prix Céleste Albaret 2023. 

C’est un géant à la voix de baryton, un ogre débonnaire et polyglotte qui dévore les livres plutôt que les petits enfants. Le collectionneur brésilien Pedro Corrêa do Lago a été un des principaux acteurs de l’année Proust 2022, d’abord dans l’ombre comme prêteur de l’exposition  « Proust un roman parisien » au musée Carnavalet et à la BnF pour « Marcel Proust la fabrique de l’œuvre ». Et puis à l’automne, dans la pleine lumière de la parution de son livre Marcel Proust, une vie en lettres et en images (Gallimard). Sa collection de manuscrits, de dessins et de photos de Proust est aussi immense (et c’est également vrai pour Victor Hugo) que sa générosité et son sens du partage, lui qui semble avoir fait sienne cette maxime de Proust : « La collection privée doit se faire musée, faute de quoi elle frustre la collectivité ». L’homme-livre a également été journaliste, président de la Bibliothèque nationale du Brésil, représentant de Sotheby’s ; pour le plaisir ou pour des entretiens, il a rencontré Borgès, Michaux, Leiris et Burroughs, entre autres. Dans cet entretien-Amazone, je reviens, avec celui que j’ai surnommé « l’Albert Kahn du manuscrit », sur son parcours unique de collectionneur et d’historien d’art.

Tout d’abord, une réaction sur l’extraordinaire retour de Lula à la tête du pays ?
Le gouvernement Bolsonaro a été le plus désastreux de l’histoire du Brésil. J’ai bon espoir que Lula et le large front qui l’a élu puissent remettre le pays sur la voie de la dignité.

L’amour des livres, c’est une affaire de famille ? Votre grand-père avait une bibliothèque colossale !
Mon grand-père et mon père avaient de bonnes bibliothèques, dans la mesure de leurs intérêts majeurs. Ils étaient des lecteurs passionnés par leurs sujets, ils respectaient et aimaient les livres, mais ils ne se souciaient pas des éditions rares.

Ils n’étaient pas bibliophiles-collectionneurs comme vous l’êtes ?
Non, personne dans ma famille n’était collectionneur, à l’exception de mon frère, de sept ans mon aîné, qui a constitué une grande collection de pièces de monnaie dès son adolescence. Cela a pu m’influencer car j’ai appris de lui, très tôt, ce qu’était une collection.

On lisait Proust chez vous ?
Ma mère lisait Proust et cette lecture l’a profondément touchée, surtout à la fin de sa vie.

Le plurilinguisme est aussi atavique dans votre famille. Combien de langues parlez-vous aujourd’hui ?
Comme mon père était diplomate, ses cinq enfants, tous des hommes, ont eu l’occasion d’apprendre plusieurs langues dans les différents pays où il était envoyé. Le français était la langue principale, que nous avons tous appris dans notre enfance, l’anglais plus tard, bien sûr, mais également l’espagnol, et dans mon cas l’italien. Aujourd’hui, je parle cinq langues. J’ai rêvé très tôt d’apprendre l’allemand pour mieux apprécier la poésie. Cela n’a pas marché, mais je prends un grand plaisir à lire la poésie espagnole et italienne.

Vous avez créé les éditions Capivara avec Bia, votre épouse, il y a vingt ans. Quelle est la ligne éditoriale et pourquoi avoir choisi ce rongeur comme emblème ?
Capivara est spécialisé dans les livres abondamment illustrés, généralement sur les principaux artistes du Brésil d’avant le XXe siècle. Nous avons choisi un capybara comme logo d’éditeur car l’un d’entre eux, mangeant de l’herbe, figure en bonne place dans le tableau le plus célèbre de Frans Post (dont j’ai rédigé le catalogue raisonné avec Bia) qui appartient au Louvre. Nous avons utilisé ce petit capybara de Frans Post comme symbole et il apparaît toujours sur nos couvertures, parfois de manière stylisée.

Frans Post, Le Rio Sao Francisco et le Fort Maurice au Brésil.
Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Votre livre Brésil. Les premiers photographes d’un empire sous les Tropiques paru chez Gallimard me semble donner un bon aperçu, mais modeste, du travail mémoriel entrepris par Capivara.
Ce livre a été fait en pensant à un lecteur français/européen et pas tellement à un lecteur brésilien, préparé pour des livres de recherche plus large. Cependant, traduit en portugais, il a connu une belle carrière, car il présentait un résumé de la production photographique brésilienne du XIXe siècle, également utile pour le lecteur brésilien.

Est-ce qu’il y a un marché du livre illustré au Brésil, qui obéit à ses lois propres ?
Absolument ! En Europe, il existe un marché captif d’acheteurs de livres d’art. Au Brésil, le marché est plus petit, mais des lois incitatives permettent aux entreprises de soutenir des projets plus ambitieux, ce qui rend possible des projets comme ceux de nos livres, qui comptent souvent 700 pages et plus de 2000 illustrations, comme dans le cas des catalogues raisonnés des grands artistes du passé travaillant au Brésil.

Le mot de « catalogue raisonné » a une forte résonance avec votre collection d’autographes, qui est une tentative « ridiculement ambitieuse » (selon vos propres mots) de documenter la culture occidentale. Cette quête d’inventaire est aussi une utopie ; est-ce que les grands encyclopédistes du XVIIIe siècle ont compté dans votre formation et dans votre obsession du manuscrit ?
En fait, la collection a pris une ambition encyclopédique presque sans que je m’en rende compte, il y a une vingtaine d’années. L’esprit des encyclopédistes du XVIIIe siècle, qui m’a toujours fasciné, était peut-être en partie à l’origine de ce projet débridé. Dans ma maison d’édition, j’aime publier des livres qui visent à épuiser les sujets et les catalogues raisonnés entrent certainement dans ce groupe. Ma collection ne peut naturellement pas viser une telle ambition d”« épuiser » un sujet aussi infini que la culture occidentale, mais peut-être de le couvrir suffisamment pour me donner le sentiment d’en être très proche.

On peut dire de votre collection qu’il s’agit d’une célébration de l’écrit, puisque le dénominateur commun de vos documents se trouve là. Moins de 5% des langues sont des langues écrites. Qu’est-ce que cette statistique vous inspire du prestige écrasant de l’écrit ?
J’avoue que je ne connaissais pas ce nombre et les langues qui restent me semblent être naturellement celles qui sont parvenues au registre sur papier. Ce qui m’attire dans les autographes, c’est la présence physique de l’auteur du document et ce qui pour moi émane du papier : le personnage doit avoir touché le document, même s’il n’a laissé que des mentions manuscrites et ne l’a pas signé. Pour moi, les autographes ne nécessitent pas de signature.

Si l’autographe paraît éternel, les manuscrits d’écrivain se font de plus en plus rares. On archive et publie désormais la correspondance d’écrivains par mail. La génétique semble une discipline sans avenir. Justement, quel est selon vous le futur du manuscrit à l’ère numérique ?
En effet, l’étude fascinante des hésitations et des corrections de l’auteur, qui permet de disposer des manuscrits abondamment corrigés d’écrivains du passé comme Flaubert ou Proust, cessera d’exister si les écrivains n’adoptent pas des programmes informatiques qui enregistrent leurs corrections. Puisque de tels programmes ne me semblent pas avoir été inventés, et que la grande majorité des écrivains ne s’en préoccuperont pas non plus, il est probable que l’on ne pourra jamais démêler le chemin par lequel les écrivains du futur arriveront à leur texte final.

Vous achetez des pièces dans des librairies, des salles de ventes, etc. Mais est-ce que vous continuez à demander des autographes à des personnalités pour alimenter votre collection in vivo ?
Je suis un collectionneur passionné d’autographes au sens large, mais je n’ai jamais été un chasseur de signatures. Une simple signature sur un bout de papier (qui prouve seulement que la personne sait écrire son nom) ne m’intéresse plus depuis longtemps. J’ai demandé très peu de signatures de personnes célèbres au cours de ma vie. Je ne pense pas l’avoir fait depuis plusieurs décennies.

Je me suis procuré Du côté de chez Swann en Folio et là a commencé la séduction qui dure depuis près de cinquante ans.

Venons-en à Proust. Vous n’échapperez pas à ma traditionnelle question : comment, et avec quel livre avez-vous découvert Proust ? Quelle a été votre première impression de l’œuvre ?
J’ai d’abord découvert Proust de la mauvaise façon : j’ai été forcé de le lire par un mauvais professeur de français au lycée, quand j’avais 16 ans. Les passages que je devais étudier ne me plaisaient pas et ce n’est que deux ans plus tard, vers l’âge de 18 ans, que j’ai entendu par hasard le conseil d’une personne dont je respectais l’opinion. Il m’a dit de réessayer car il sentait que le texte me plairait. J’étais intrigué. Je me suis procuré Du côté de chez Swann en Folio et là a commencé la séduction qui dure depuis près de cinquante ans.

Proust occupe ainsi une place à part dans votre collection. C’est l’écrivain le plus représenté dans l’ensemble de votre trésor ?
Proust est certainement l’écrivain le plus présent dans ma collection, mais pour d’autres j’ai également pu rassembler des ensembles importants comme ceux autour de Stefan Zweig, Victor Hugo, Gustave Flaubert, Fernando Pessoa, et d’autres écrivains dont je possède des dizaines de lettres ainsi que de nombreuses photos et des documents relatifs à leur vie et à leur œuvre.

40 ans d’acquisition de manuscrits et de documents proustiens aboutissent à ce livre, Marcel Proust, une vie de lettres et d’images. Quand et comment avez-vous réalisé que vous pouviez faire de votre collection un livre ?
J’ai toujours voulu, depuis l’âge de vingt ans, former pour mon propre plaisir un panorama de la vie de Proust, et j’ai rassemblé les documents qui se présentaient et qui rentraient dans ma poche. Au cours des dix dernières années, je me suis rendu compte que l’accumulation avait augmenté au point de se comparer au volume des pièces reproduites dans les livres illustrés sur Proust que je connaissais, et dans mon cas, à beaucoup de matériel inédit.  Mais il m’aurait fallu plusieurs années de plus pour y parvenir sans l’initiative de Jean-Yves Tadié, qui m’a encouragé à présenter ce livre à Gallimard.

Le format du livre et sa fabrication sont très intéressants. C’est un beau-livre, mais il est maniable, assez léger, et il n’intimide pas le lecteur. La maquette semble résulter d’une réflexion très avancée sur la typologie des documents à utiliser. En belles pages, toujours de l’iconographie. En fausses pages, le texte sur une, deux ou trois colonnes selon le ou les documents rassemblés. C’est très modulaire, et donne à chaque document l’importance et la lisibilité qu’il demande. Pour chaque double page, on a l’impression de rentrer dans une pièce de musée ou un cabinet de collectionneur, avec un cartel plus ou moins long. C’est un objet profondément sympathique et engageant, un peu comme vous. Je sais que votre participation et vos suggestions dans la conception de l’ouvrage ont été importantes. Quel était votre livre idéal, et est-il conforme à ce que vous aviez imaginé ?
C’était exactement ce que je cherchais et j’ai été très heureux que la maison Gallimard ait aussi considéré qu’il pouvait s’agir des meilleures solutions pour ce type de biographie illustrée de Proust. Je suis éditeur de livres illustrés depuis plus de vingt ans et j’ai eu l’occasion de publier d’autres livres biographiques. Dernièrement, j’ai acquis la conviction que l’option que vous décrivez est peut-être l’une des façons les plus efficaces d’organiser un livre contenant de nombreuses images et beaucoup d’informations. Il faut aider le lecteur, presque le prendre par la main et le guider à travers une multitude d’images.

Proust est au cœur du livre, mais au fond, beaucoup de doubles pages sont très contextualisées et ne pourraient exister sans l’éclectisme et la profondeur de votre collection ?
J’ai toujours compris que la vie de Proust était ancrée dans le Paris de son époque, peut-être le centre du monde à l’époque où il vivait.
Il est vrai que le fait de disposer d’une grande collection m’a donné de nombreuses possibilités de repérer des pièces d’autres personnages qui semblaient complémentaires au récit autour de Proust que je cherchais à développer.

Le sculpteur Émile Perrault-Harry est très probablement le premier artiste
à représenter Proust dans les jours qui ont suivi sa mort.

Lettre autographe de Marcel Proust avec dessin représentant Reynaldo Hahn en prophète, vers 1903. Collection Pedro Corrêa do Lago.

On ne peut évoquer en quelques questions toute la richesse du livre, mais vous pouvez peut-être nous éclairer sur quelques inédits, et notamment des portraits de l’écrivain ?
L’iconographie de Proust est plutôt restreinte, puisque comme vous le savez, il a cessé de fréquenter les studios de photographie 18 ans avant sa mort. Les inédits présentés dans le livre sont principalement des pièces manuscrites et des portraits d’amis de Proust, plutôt que des images de l’écrivain lui-même.
Parmi les portraits contemporains de Proust encore inédits que le livre a pu révéler, il n’existe qu’une seule illustration de journal, certainement adaptée de photographies, qui le montre avec un visage légèrement plus rond lorsqu’il remporte le Goncourt. Mais il y a surtout les deux dessins au crayon inédits sur son lit de mort, dus au sculpteur Émile Perrault-Harry, très probablement le premier artiste à représenter Proust dans les jours qui ont suivi sa mort.

Une dernière question. Avez-vous parcouru la Recherche en portugais, dans une de ses versions, et si tel est le cas quelle est votre appréciation du texte ou des textes dans cette langue ?
J’ai lu la Recherche en français, mais j’ai eu ensuite la curiosité de fréquenter les traductions successives, qui sont toutes remarquables dans ma langue, car certains de nos plus grands poètes comme Manuel Bandeira, Carlos Drummond de Andrade et Mario Quintana se sont consacrés à la traduction de Proust dans les années 1940. Par la suite, une traduction intéressante a été réalisée par un psychanalyste appelé Fernando Py et, il y a deux mois à peine, les deux premiers volumes de la Recherche ont été publiés au Brésil dans une traduction entièrement nouvelle due à Mário Sérgio Conti pour le premier et à Rosa Freyre d’Aguiar pour le second. Je n’ai eu que le temps de les parcourir mais ils m’ont semblé excellents.

Categories: Entretiens

2 Comments

Bernard Ferry · 11 février 2023 at 20 h 33 min

Bravo pour cette interview ! J’ai eu la chance d’assister à la présentation de ce beau livre chez Kugel, et de diner et de parler avec Correa do Lago chez Carole Weisweiller, et de mesurer son enthousiasme constant 😉

OCTAVIO DE BARROS · 11 février 2023 at 23 h 26 min

Pedro Correa do Lago est une personne extraordinaire et adorable. Il est le plus grand (je n’exagère pas) collectionneur de manuscrits au monde. Une des icônes de la culture brésilienne qui mérite tous les honneurs. Pedro est aussi un citoyen du monde, un homme cultivé et passionné de littérature. Je ne connais personne qui ait l’énergie de Pedro Correa do Lago pour mener des initiatives culturelles et littéraires audacieuses. C’est un privilège pour moi de connaître son travail et ses collections.

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