Entretien avec Federico Benedetti
Entretien avec Federico Benedetti, compositeur et musicien de jazz, spécialiste de langue italienne à ses heures. Ce grand amateur de Proust a de composé un opéra bouffe, Una commedia per Dante (Une comédie pour Dante), représenté au sublime Teatro Olimpico de Vicenza le 17 mai 2021 (repris dans le même théâtre le 23 mai prochain). On peut désormais assister à cette représentation sur la chaîne YouTube du conservatoire de Vicenza.
Au bureau aussi, je me sens proustsuivi : je suis entouré, chez Assimil, d’auteurs qui connaissent très bien la Recherche. C’est le cas de Catherine Garnier, notre spécialiste du japonais, de Juan Córdoba, notre hispaniste attitré, du linguiste Jean-Charles Beaumont (savant en basque et en québécois, entre autres). Et puis il y a Federico Benedetti, professeur de composition jazz au Conservatoire de Vicenza, auteur d’italien, saxophoniste, clarinettiste, archéologue amateur (il a fouillé pendant ses études avec le professeur de protohistoire européenne Jean-Paul Demoule) et impazzito per la Ricerca (fou de la Recherche).
La question incontournable de chacun de mes entretiens : dans quelles circonstances as-tu découvert et lu la Recherche ?
Après une première rencontre banalement scolaire, où Marcel était bêtement classé parmi les auteurs « décadents » (!), en compagnie de Wilde, Huysmans, D’Annunzio (!!), et une vive curiosité quand j’ai appris, jeune cinéphile, que Le Messager de Joseph Losey était pour lui un exercice préparatoire avant de réaliser son rêve de tourner la Recherche, j’ai commencé la lecture de « Swann » à 24 ans, dans le parc d’une villa du XVIe siècle qu’un ami riche venait d’acheter près de Ferrare, ma ville natale, et où j’étais en vacances : un cadre qui n’aurait pas déplu à Marcel. Bien sûr cela a été un choc, le début d’un amour (de Swann…) et le reste a suivi de très près ; je n’ai pas décroché pendant un an environ. En fait, je n’ai jamais vraiment décroché !
L’as-tu lu en italien et en français ?
En français seulement, puisque je vivais et j’étudiais à Paris depuis quelques années déjà. Plusieurs fois il m’est arrivé de lire quelques passages en italien (ma femme, bien proustienne aussi, possède la Recherche en italien), mais malgré les excellentes traductions, je ne retrouve pas la voix de Marcel, et ça me rend malade. Un détail ridicule, mais auquel je suis sensible : la virgule après « longtemps » dans la première page. Cette virgule est déjà un chef-d’œuvre, du moins pour moi qui suis musicien… Et bien, en italien elle n’y est pas, tout du moins dans la traduction que j’ai à la maison, et ça me rend malade ! Sans cette sublime respiration, c’est juste un mec qui se couche de bonne heure… Mais c’est le problème de toutes les traductions, bien évidemment.
Ta proustothèque est considérable. Tu l’estimes à combien de mètres linéaires ?
Je ne m’étais jamais posé la question avant que tu ne me le fasses remarquer ! A la maison nous sommes envahis par les bouquins, au point que j’ai installé une deuxième bibliothèque au grenier ! Au pif : 4 mètres ?
Quels sont tes livres de critique proustienne préférés ?
A vrai dire je me sens plus artiste qu’expert de Proust. Mon amour pour Marcel est davantage une affinité entre créateurs (je dis ça en toute humilité…) qu’une attitude analytique véritable. En général, je lis peu la critique (même en musique…). En tout cas, j’ai beaucoup aimé la biographie de Tadié et, même si probablement ça ne plaît pas à tout le monde, le bouquin de Deleuze, que j’ai trouvé très original dans la démarche.
Je sais que tu as récemment reçu Les 75 feuillets [NDR : l’entretien a été réalisé en mai 2021]. Qu’en penses-tu ?
Je l’ai reçu il y a une semaine et je ne l’ai parcouru que rapidement pour l’instant, mais en tant que créateur justement, je suis très reconnaissant envers les chercheurs qui triment pour nous permettre de lire l’immense travail de préparation d’une œuvre dont l’état « définitif » que nous lisons ne l’est pas du tout et restera toujours un work in progress (« concept » très moderne d’ailleurs). Souvent en lisant un auteur je me demande : pourquoi il a écrit ça, maintenant, et pas autre chose ? Dans un tableau : pourquoi ce personnage dans le décor, et dans la musique : pourquoi cette phrase, cet accord, et pas un autre ? C’est certainement parce que quand je compose (ou j’écris, puisque j’ai écrit un roman, le livret de mon opéra, et d’autres broutilles…) j’ai une certaine facilité à « pondre » au kilomètre, mais après, le travail le plus difficile c’est d’effacer, de faire en sorte que cet amas brut de création devienne une œuvre justement, et ça c’est le plus dur. On travaille autant à la gomme qu’à la plume, et créer, c’est choisir ; c’est décider, à chaque carrefour, de quel côté aller, en sachant que chaque choix nous amène à en exclure, pas un seul, mais tous ceux que nous aurions rencontrés le long de l’autre chemin que nous avons écarté… Comme dans une partie d’échec, où chaque mouvement exclut toutes les autres parties possibles. Il y a un beau livre d’Yves Bonnefoy à se sujet, L’arrière-pays… Les « esquisses » de Proust nous permettent d’assister à cette genèse d’une œuvre, à ce miracle, chose très rare. Stravinsky a édité de son vivant son cahier de brouillons pour Le Sacre du Printemps…
Tu vis dans une ville shakespearienne, tu vénères Cervantès, tu lis Proust et tu as écrit tout récemment un opéra sur Dante. Au fond, tu es l’homme des classiques indémodables.
C’est le « canon occidental » d’Harold Bloom ! Oui, j’ai la mauvaise attitude de me méfier de ce qui est actuel, comme si j’avais peur de perdre mon temps avec ce qui peut être fatalement caduque ; ou comme si je devais tout le temps « m’instruire »… Les pères fondateurs, ça me rassure… C’est très œdipien, n’est-ce pas ?
Justement, Bloom a écrit que la Recherche s’est élevé « au niveau d’un poème cosmologique, dantesque aussi bien que shakespearien ». Qu’en penses-tu ?
Là encore, c’est en lisant les manuscrits et en suivant le labeur incroyable de montage de l’œuvre, que l’on se rend compte du souci de Proust de bâtir une cathédrale, une entité organique dans laquelle chaque élément est indispensable au fonctionnement de l’ensemble, où tout se répond et se correspond dans ce qu’on a appelé justement une œuvre-monde. Tel nom, telle fleur, tel passage déplacé d’un livre à l’autre pour en équilibrer un autre. La Divine Comédie est construite exactement ainsi : Dante parle d’un microcosme florentin en apparence bien « provincial », au point que l’on a parfois l’impression qu’il « règle ses comptes », qu’il ne voit pas au delà de son bout du nez. Et bien, c’est justement par sa capacité de le transcender qu’il le transforme en une immense métaphore, et qu’il en fait cette imposante cathédrale universelle et éternelle… C’est ce que Proust fait du Faubourg St-Germain, de la mondanité parisienne, un cadre qui peut certainement irriter ceux qui ne voient pas que ce microcosme est un réalité un monde, et même le Monde. Les deux « côtés » de Proust, les trois de Dante… On pourrait dire la même chose des œuvres de Beethoven, qu’Heinrich Schenker a analysé de façon « organique », en en montrant la méticuleuse construction interne, développée par expansion d’un Ursatz, d’un noyaux profond et souvent caché.
Parlons un peu de cet opéra en hommage à Dante, dans le cadre du 700e anniversaire. Il s’agit d’une commande officielle, c’est bien ça ?
Oui, le Directeur du Conservatoire de Vicenza a souhaité célébrer cet anniversaire très important en créant une œuvre nouvelle, et m’a demandé d’écrire quelque chose sur des textes de Dante. Le Conservatoire de Bruxelles est associé à ce projet aussi, et seuls cinq conservatoires italiens ont reçu l’agrément du comité national pour le 7e centenaire pour la qualité de leurs projets, dont Vicenza. La création a été reportée plusieurs fois à cause des restrictions dues au Covid, mais finalement Una Commedia per Dante sera l’objet d’un enregistrement vidéo, avec ou sans public, le 17 mai au Teatro Olimpico de Vicenza, un des plus beaux théâtres du monde, dessiné par Palladio au XVIe siècle. Le Don Giovanni de Mozart-Losey a été en partie tourné là-bas !
Comment est-ce qu’on crée un opéra au XXIe siècle ? Quelle est la méthodologie ?
Zut, encore une question difficile ! N’étant pas un intellectuel, et encore moins un théoricien, je parlerai juste de ce que j’ai fait… Je ne voulais ni écrire un opéra « à l’ancienne » (dans la tradition italienne de Verdi, Puccini, Rossini etc.) ni une œuvre d’avant-garde, bref ni « pour » ni « contre » l’opéra… De plus, je suis un musicien de jazz, mais je ne voulais pas non plus écrire pour des jazzmen, mon objectif étant aussi une « transversalité » permettant à tout le Conservatoire de s’y reconnaître, classique, jazz, etc. J’ai donc écrit une musique composite, métissée, où des harmonies bien « épicées » comme celle du jazz sont jouées par des instruments de la tradition classique, des mélodies basées aussi sur des gammes orientales ou modales sont chantées par des chanteurs lyriques, et il y a même des percussions ethniques, darbuka, congas, etc. Le résultat est une œuvre décidément « popular », dans une esthétique vaguement postmoderne. Du moins je l’espère…
Et le libretto ? Il joue avec le substrat musulman de La Divine Comédie, je crois ?
Tout a commencé… avec Cervantès ! En lisant l’œuvre d’un grand critique de Cervantès, Americo Castro, j’ai découvert l’importance du métissage de cultures dans l’Espagne médiévale (un métissage en grande partie naufragé par la suite, et dont Cervantès, de famille juive convertie, était fortement marqué). La culture européenne a été beaucoup influencée par l’Espagne musulmane, au point qu’une des œuvres de jeunesse de Dante, La Vita Nova, semble très inspirée d’un auteur musulman andalou du XIe siècle, Ibn Hazm, qui a écrit Le Collier de la Colombe, sorte de version arabe de La Vita Nova ! En 1919 Manuel Asin Palacios publia en espagnol La Escatologia Musulmana en la Divina Comedia, où il montra que toute l’architecture de La Divine Comédie était fondée sur des sources musulmanes, que probablement Dante avait connues par son maître Brunetto Latini qui à son tour s’était rendu à la cour d’Alphonse X à Tolède. Ce roi d’Espagne, en comprenant la valeur de la culture arabe surtout en tant qu’intermédiaire entre la philosopie et la science grecques et l’Europe, faisait traduire (souvent par des intellectuels juifs, les chrétiens espagnols étant en général peu cultivés à l’époque) en latin et en castillan les textes arabes, en grande partie concernant Aristote, Hippocrate, etc. Brunetto Latini avait certainement connu la culture arabe là-bas, et probablement participé à cet extraordinaire atelier de traduction.
Cette découverte de Asin Palacios rencontra l’hostilité des la critique dantiste de l’époque (le 600e anniversaire fut célébré en grande pompe par l’Italie fasciste, et Dante devint une gloire nationale, voire nationaliste…), mais en 1949 on retrouva dans la bibliothèque du Vatican un texte qui était sûrement la source de Dante, Le Livre de l’Echelle de Mahomet, et depuis une grande partie de la recherche sur Dante fouille de ce côté-là. Cependant, j’ai lu récemment que la presse italienne a crié au scandale quand un journal allemand a parlé de ces influences sur Dante. Evidemment il y a un gros décalage entre les acquis de la critique et la culture populaire ; d’autant plus que malheureusement les temps ne sont pas au partage des cultures : la cathédrale de San Petronio à Bologne est surveillée en permanence par la police à cause d’une fresque médiévale avec une représentation de Mahomet et inspirée par La Divine Comédie… Il y a eu plusieurs tentatives et menaces d’attentats islamistes. C’est « dantesque », n’est-ce pas ?
Enfin, dans mon opéra (Une comédie pour Dante), Ibn Hazm débarque chez Dante pour révendiquer ses droits sur son œuvre. A la fin, et après qu’une série de personnages de la vie de Dante (le poète Guido Cavalcanti, sa « muse » Beatrice…) sont venus l’accuser pour ses péchés nombreux, Ibn dévoile sa vraie identité : il est le diable, et c’est lui qui va lui « dicter » La Divine Comédie, que Dante écrira pour se faire pardonner de ses nombreux accusateurs. C’est un opéra bouffe, bien sûr… J’espère que mes amis musulmans le comprendront !
Quels ont été tes choix pour l’orchestre, les instruments ?
J’ai voulu un ensemble léger, d’une part à cause du nombre limité de répétitions, ensuite pour pouvoir facilement représenter l’opéra dans des écoles etc., ce qui est prévu. Ce sont douze instruments : un quintette à cordes (deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse), un quintette à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson) et deux percussionnistes qui ont beaucoup de boulot, puisqu’ils doivent jouer des tympans, du darbuka, des congas, des cymbales, des cloches, de castagnettes, du triangle, etc. etc. Les chanteurs sont sept : Dante est un ténor, Ibn Hazm une basse, Guido Cavalcanti un baryton, Beatrice une soprano, et trois voix féminines qui interprètent trois femmes dont Dante parle dans ses poèmes, et qui jouent un peu le rôle du choeur. C’est un ensemble bien coloré !
En italie, un spécialiste de Dante est un « dantiste » (moins soporifique qu’une anesthésie j’espère). Si je viens te visiter en Italie, je pourrai faire valoir une visite chez le dantiste ?
Oui, mais à la façon de Boris Vian, ce sera « le blues du dantiste » !
Alors ça fait un peu peur !!!
0 Comments