Entretien avec Laurent Pfeffer

Published by Nicolas Ragonneau on

Entretien avec Laurent Pfeffer, lecteur, œnologue et viticulteur à la tête du domaine Catleya à Corcova en Roumanie, sur les terres de l’ancien et gigantesque domaine des Bibesco. Du domaine viticole au nom des noms des vins eux-mêmes, toute l’activité est placée sous le signe de Proust et de l’univers de la Recherche, mais avec une authentique note roumaine. 

Laurent a quitté Versailles pour s’installer en 2007 avec sa famille à Corcova et tenter l’aventure du vin, celle qu’Antoine Bibesco avait initiée il y a un peu plus d’un siècle en achetant un vaste domaine de 20 km2. La Roumanie était cependant un pays de vin depuis des siècles, avec une production essentiellement tournée vers le marché intérieur. Utilisant des cépages locaux, Laurent élève des vins très intéressants, puissants et bien construits. La qualité ne cesse de progresser, et le domaine de Catleya séduit de plus en plus d’amateurs, alors que l’ensemble de la production sera bientôt en culture biologique. Forcément, j’ai goûté en rouge “Marcel et le Prince” et je n’ai pas été déçu, même si j’ai un faible pour “Épopée”, un blanc magnifique pour accompagner par exemple un risotto aux crevettes. Le domaine Catleya montre une fois encore que l’économie proustienne est une réalité, et pas seulement en France.

Comment est-ce qu’on en vient à faire du vin en Roumanie ? Aviez-vous des attaches familiales en Olténie ?
Dans le cadre de mes études de viticulture et d’œnologie à Bordeaux, j’ai réalisé en 2003 un stage de fin d’études de quatre mois au centre de recherche viti-vinicole de Targu Bujor au nord de Galati, en Moldavie roumaine. C’est à cette occasion, chapeauté par le directeur technique de ce centre, mon ami Nicolaie Bîrliga, que j’ai découvert la Roumanie, sa culture, son histoire et que j’ai pu apprécier tout le potentiel de ce pays et notamment pour la production de vins de qualité.
De cette expérience est née l’idée de revenir m’y installer pour rechercher des terres viticoles et y replanter de la vigne pour créer un domaine.

Plan du domaine Bibesco à Corcova
Plans pour l’aménagement du domaine de Corcova dessiné par Antoine Bibesco. Musée d’agriculture de Slobozia.


Le destin m’a amené à replanter de la vigne à Corcova, en Olténie, sur les anciennes terres viticoles du Prince Antoine Bibesco. L’histoire de cette région est passionnante. Antoine Bibesco, par le salon artistique parisien de sa mère, a connu Marcel Proust avec lequel il est devenu très ami. Croyant au talent de l’écrivain avant tout le monde, il l’a soutenu et aidé, notamment pour trouver un éditeur pour le premier volume d’À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann.

Freamăt est un mot poétique roumain qui signifie tout à la fois le bruissement des feuilles dans le vent, le bruit des vagues ainsi que les sensations/émotions ressenties lorsque l’on tombe amoureux. Un mot intraduisible littéralement et qui aurait sûrement plu à Proust pour décrire l’une de ses nombreuses expériences synesthésiques.

Vous n’échapperez pas à la question rituelle à l’orée de tous mes entretiens : quand et dans quelles circonstances avez-vous découvert la Recherche ?
Retrouver les traces de Marcel Proust à Corcova était incroyable, d’autant plus que ce dernier en connaissait l’existence et en parlait régulièrement avec Antoine.
C’est à ce moment là que je me suis attaqué à la lecture exhaustive de la Recherche, notamment pour trouver l’inspiration quand au nom du domaine et/ou de nos vins.
Cela fut fructueux puisque le domaine s’appelle le domaine Catleya et que le nom des deux premières gammes de vin, Freamăt et Épopée, ont un lien direct avec Proust et Bibesco.

Parlons un peu du nom du domaine, catleya. Pourquoi cette idée en particulier ?
La fleur de Catleya se trouve sûrement en deuxième place des références proustienne les plus connues après la madeleine. C’est au sens large un symbole de plaisir, d’hédonisme qui nous semble se prêter à merveille au monde du vin, qui est le produit par excellence du plaisir et du partage.
Freamăt est un mot poétique roumain qui signifie tout à la fois le bruissement des feuilles dans le vent, le bruit des vagues ainsi que les sensations/émotions ressenties lorsque l’on tombe amoureux. Un mot intraduisible littéralement et qui aurait sûrement plu à Proust pour décrire l’une de ses nombreuses expériences synesthésiques. Sur l’étiquette de cette gamme, nous avons travaillé avec une calligraphe pour imiter l’écriture de M. Proust sur le mot Freamăt, et l’extrait de Du côté de chez Swann avec les Catleyas apparaît sur le fond de l’étiquette. 

Parmi les vins du domaine se trouve un vin blanc, « Épopée ». L’histoire et l’étiquette panoramique de ce vin sont très particulières et font également un clin d’œil à Antoine Bibesco…
Épopée (même orthographe en Roumain sans les accents) reprend le trajet de l’Orient-Express qui partant de Paris vers Istanbul via la Roumanie, permettait à Antoine, sa famille, ses amis (également Marcel Proust si sa santé le lui avait permis) de rejoindre Corcova, puisque le trajet de ce train mythique passait et s’arrêtait alors à Strehaia, à 14 km du village de Corcova.

Quel est l’histoire de la vigne et du vin en Roumanie, et plus particulièrement du domaine viticole de Corcova ?
Concernant l’historique viticole de la zone, la première trace écrite date de 1594 lorsque Mihai Viteazu, prince de Valachie, accorde à Necula deux vignobles à Corcova.
Plus récemment, c’est sous l’impulsion des frères Bibesco, Emmanuel et Antoine, qui héritent a Corcova d’une vaste propriété de plusieurs milliers d’hectares, que se développe fin XIXe, début XXe siècle la viticulture avec une superficie qui atteint plus de 100 ha et la construction d’une cave très moderne pour l’époque, avec du matériel de vinification français. Cette propriété comprenait également un conac (grande maison bourgeoise), un verger, de la grande culture, des forêts,…

Sait-on quels cépages ont été plantés par Antoine Bibesco et le type de vin qu’il cherchait à produire ?
Suite aux ravages du phylloxera et en raison de la proximité culturelle entre la Roumanie et la France ainsi que de l’aura de la France en matière de viticulture, il est évident que de nombreux cépages francais (Cabernet sauvignon, Merlot, Pinot Noir,…) ont été plantés du temps des Bibesco.
Malheureusement, les protagonistes de l’époque ne sont plus là pour témoigner et c’est plutôt un récit viticole de la période communiste que l’on peut aujourd’hui recueillir dans le village.   

Quels sont les atouts du domaine sur le plan géologique, sur le plan du climat ?
Situé sur les contreforts des Carpates, sur le même parallèle que Bordeaux, ce vignoble culminant à 300 mètres d’altitude bénéficie d’un climat continental, proche de celui de l’Alsace en France. 
La vigne est plantée sur des brunisols calciques présentant un fort gradient d’argile, avec des strates calcaires en profondeur. C’est un sol relativement pauvre, ce qui permet de limiter naturellement la vigueur de la vigne et donc d’augmenter la qualité des raisins, tout en lui assurant une alimentation en eau constante.

Utilisez-vous des cépages locaux et quelles sont leurs caractéristiques ?
Parmi les sept cépages que nous travaillons, trois sont des cépages autochtones, la Fetească neagră (raisin rouge), la Fetească albă et la Fetească regală (raisins blancs), ce qui pourrait se traduire par « la petite fille noire », « blanche » et « royale ».
La Fetească neagră est un cépage a qui je retrouve des similitudes avec la Syrah, mais aussi le Pinot Noir. Propice pour être cultivée dans des zones chaudes, elle offre des arômes de fruits rouges mûrs et d’épices, mais avec souvent une finesse florale et végétale que l’on peut retrouver dans le Pinot.
La Fetească albă et la Fetească regală, deux cépages blancs sœurs, révèlent pendant la vinification des arômes de poire blanche, de pêches mais aussi de fleurs d’acacia et tilleul.
La Fetească regală est un cépage blanc étonnamment riche en tannins, ce qui lui permet de résister et de se révéler pleinement lorsque vinifié et élevé en barrique. 
La Roumanie viti-vinicole reste encore méconnue au niveau international et c’est fort dommage puisqu’elle possède de nombreux cépages autochtones, de grande qualité, comme ceux précédemment cités. 

« L’Orient-Express met quatre heures à me traverser »

Antoine Bibesco

Vous êtes en conversion vers l’agriculture biologique… qu’est-ce que cela signifie ?
Oui, après plusieurs années à travailler de façon presque 100% biologique à la vigne, nous avons franchi le pas, avec une certification officielle qui aboutit cette année.
Cette démarche a été entreprise par respect pour les travailleurs à la vigne, le consommateur, mais aussi afin de préserver le milieu naturel dans lequel nous nous trouvons. 
Cela implique une prise de risque accrue, puisque sur des millésimes difficiles, comme ce fut le cas en 2023, les marges de manœuvre en bio sont très limitées et les pertes importantes.

Marcel et le Prince, un vin rouge aux notes de queer ?Cliquez sur l’image pour l’agrandir. Photo Mihail Colfescu.

Le vin rouge « Marcel et le prince » célèbre l’amitié entre Marcel et Antoine Bibesco. Comment avez-vous travaillé l’étiquette et pourquoi cette carte à jouer qui est une reine ?
Nous avons fait appel à un ami anglais, artiste qui vit en Roumanie depuis plus de 15 ans. Ce vin est composé uniquement de Fetească neagră, « la reine » (puisque l’on dit une Fetească neagră) des cépages rouges roumains, d’où le choix de la carte à jouer… Mais il est évident que pour un proustien averti qui connaît les orientations sexuelles de l’écrivain et les liens privilégiés qu’il entretenait avec les frères Bibesco, la lecture de cette étiquette devient multiple !

Comment définissez-vous ce vin rouge et quelles sont vos recommandations pour le boire idéalement ?
C’est un vin rouge non boisé avec de forts arômes primaires (prune fraîche, confiture de prune, foin frais, eucalyptus, menthe poivrée)  mais néanmoins charpenté puisque j’aime extraire et garder sur mes vins rouges un belle structure tannique, qui leur offre, pour les plus patients, une longue vie.

Quelle est la structure de votre activité commerciale ? Quelle est la part de l’export dans le chiffre d’affaires ?
Le domaine Catleya produit des vins à partir d’un vignoble de 15 ha, superficie très petite pour la Roumanie. De plus, les rendements sont faibles pour optimiser la qualité, ce qui fait que nous vendons principalement notre production en Roumanie vers le secteur de l’hôtellerie-restauration.
5 à 10% du chiffre d’affaires est réalisé à l’export, principalement en France. 

Où peut-on acheter vos vins en France et en dehors du domaine ?
Sur le site suivant https://www.vinroumain.fr/service-shop.html, au salon des vins de Versailles https://salon.rotary-versailles-parc.fr/
Et quelques belles adresses, notamment parisiennes, qui nous font confiance : 
A l’Arpege, https://www.alain-passard.com/
A Shabour, https://www.restaurantshabour.com/
A Ibrik, https://ibrik.fr/

Je sais que vous êtes lecteur de Mihail Sebastian, le grand proustien-danubien… quel est votre regard sur son œuvre ?
J’ai découvert Mihail Sebastian et ses ouvrages à la suite de ma venue à Corcova. En effet, il a écrit les deux premiers actes de sa plus grande pièce de théâtre, L’Étoile sans nom, lorsqu’il était en résidence à Corcova, logé dans le conac des Bibesco, invité par ces derniers. Cette pièce, qui est encore jouée et que j’ai vu dernièrement, est très juste, que ce soit pour décrire les sentiments des personnages entre eux et au regard de leur classe sociale, mais aussi sur les nombreux aspects comiques, qui reprennent souvent des comportements roumains encore d’actualité. 
Notre dernière gamme de vin créé sur le domaine et qui est une Feteasca neagra, éraflée manuellement, vinifiée 100% en barrique de chêne roumain avec un élevage de 2 ans, porte le nom de cette pièce.
Dans un registre plus sombre, il faut aussi lire son journal personnel, descriptions précises, tristes et angoissantes des années sombres de la Roumanie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Mihail Sebastian, écrivain roumain et juif, était en première ligne des brimades et persécutions infligées aux juifs de Roumanie, et son récit n’en est que plus glaçant. 

Vous avez visité le cimetière juif où il repose à Bucarest. Pouvez-vous le décrire ?
Mihail Sebastian est enterré dans le cimetière juif Filantropia de Bucarest. Ce cimetière, au cœur de la ville, se révèle être, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans ses allées, de plus en plus à l’abandon et dans un état de très grand délabrement. La disparition ou le départ volontaire de la très grande majorité des populations juives roumaines ont conduit a l’arrêt de l’entretien de nombreuses tombes avec en point d’orgue, le tremblement de terre de 1977 qui en a littéralement brisé de nombreuses. Celle de Mihail Sebastian, proche de l’entrée, est encore en bon état et entretenue. Il n’en reste pas moins que ce cimetière juif semi-abandonné, entouré de blocs communistes, ou la nature reprend ses droits entre des tombes fêlées, est un lieu fascinant et chargé d’émotions. 


3 Comments

Madeleine Gardin · 8 mars 2024 at 11 h 25 min

Malheureusement, l’adresse donnée pour acheter du vin Bibesco ne fonctionne pas. Les autres sont des restaurants…

    Nicolas Ragonneau · 8 mars 2024 at 11 h 29 min

    Ah ! on va tâcher de remédier à cela au plus vite.

Pfeffer · 10 mars 2024 at 17 h 32 min

Madelaine, merci pour votre message. Mon distributeur francais refait son site internet. Pour toutes questions, merci de me contacter sur contact@catleyawines.com

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