Alexandre Vialatte : « Proust & Kafka, scaphandriers de l’encre noire »

Published by Thierry Laget on

Alexandre Vialatte en 1951. Studio Harcourt © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP

Alexandre Vialatte, qui n’était pas seulement un merveilleux fantaisiste, l’inventeur de Franz Kafka mais aussi un proustien assidu, pousse la porte du 45 avenue d’Iéna Paris XVIe, siège du studio Harcourt, le 9 octobre 1951.

« J’ai retrouvé sa photographie dans une grande boîte à biscuits qui contient des ressorts de montre, un livre de messe, un vieux stylo et des trésors moins définis qui ont le parfum même de la jeunesse1. »

C’est ainsi qu’Alexandre Vialatte a retrouvé le temps perdu, mais à son rythme moins sinueux, plus saccadé, et par de singulières clartés — car, chez lui, dès qu’il y frotte l’allumette de son style, les souvenirs font jaillir l’étincelle du soufre, l’éclair du magnésium. Il a offert à son lecteur autant de madeleines qu’il a publié de romans, de chroniques : non seulement ce qui n’a plus cours, ce qui s’estompe, ce dont il va bientôt falloir déplorer la disparition — le point-virgule, le président Herriot, les gabardines, les cartes postales, les livres de Georges Ohnet, la dame du Job, la civilisation (« qui s’effrite »), les écrevisses, la conjugaison du verbe contredire2, l’autobus 27 —, mais aussi ce qui est irréfutable, impérissable, les photos du studio Harcourt, le puy de Dôme, les parapluies, le vendredi, les marronniers du boulevard Arago, les romans de Colette, les films de Fellini, les moustaches des chats, « le homard, le cardinal de Richelieu, la tour Eiffel et le département des Alpes-Maritimes3 ».

Dans la boîte à biscuits, à côté du livre de messe, on trouve aussi ceux de Proust, si fortement serrés contre ceux de Kafka que l’on pourrait croire qu’ils ont été écrits dans la même chambre, par le même romancier au regard sourcilleux qui rêvait de la liberté des aviateurs, du soleil où ils se confondent, de ce grand vent où respirer n’est plus souffrir.

Vialatte les rapproche toujours l’un de l’autre. Lorsque, en janvier 1928, il veut convaincre Jean Paulhan de publier tout Kafka aux éditions de La NRF, il invoque un argument d’autorité : « Je crois que la N.R.F. se doit de donner tout Kafka, de toute façon. Avoir donné dans les trente premières années du siècle Gide, Proust et Kafka, ce serait pour une maison d’édition un mérite difficilement égalable. D’ailleurs Kafka, inconnu au moment où je vous en ai parlé pour la première fois, commence à passionner le public allemand et je crains que d’autres (Rieder, Kra ?) ne se mettent sur la piste ; c’est le danger, surtout parce que Kafka forme un tout, quelque chose comme Proust. On ne dit pas : “Connaissez-vous le Côté de chez Swann ?” ou “Connaissez-vous Sodome et Gomorrhe” mais “Connaissez-vous Proust ?”. Si Proust paraissait par morceaux chez Kra et à la N.R.F. ce serait ennuyeux. De même pour Kafka4. »

Il ne sépare pas plus les deux écrivains dans son esprit que dans ses articles : « Pendant ce temps, dans leurs chambres noires aux parois insonorisées, Proust et Kafka mettaient la dernière main à leur long travail de fourmi. La dernière main, c’est beaucoup dire, Kafka ni Proust n’ont eu le temps d’achever. Leur vie de bagnards de la plume, de scaphandriers de l’encre noire, s’est toute passée à l’intérieur d’eux-mêmes, cloîtrée dans leur songe personnel, à écouter monter, comme d’un coquillage, la voix de leur gouffre individuel, ou les rumeurs d’une époque engloutie. Ils sont morts à la tâche, assez obscurément. Ce sont eux, pourtant, qui restent aujourd’hui comme les rois de cette époque disparue et de la grande fête qu’ils n’ont pas partagée5. »

Ou encore : « C’est ce qui distingue un écrivain d’un homme de lettres ; un artiste d’un fabricant. Coupez les mains à un vrai peintre, il prend le pinceau avec ses pieds. Coupez ses pieds, il peint avec ses dents. Sombre plaisir du créateur. Et ça peut durer toute la vie. Voyez les vrais : Proust ou Kafka ; ils n’arrivent jamais à finir. Mais ils passionnent parce qu’ils sont passionnés6. »

Vialatte ne dépeint pas, ne décrit pas : il nomme. Aucun écrivain n’a usé de mots moins abstraits que lui : sous la friction de sa plume, ils se chargent d’une électricité statique qui les colle au papier, et le papier les enveloppe comme le journal qui publiait ses chroniques finissait par emballer le saucisson de montagne. Il lui suffit d’écrire : « almanach » ou « épingle-trombone », et le lecteur acquiesce, le lecteur retrouve le passé et le présent embrassés. Il a reconnu l’écrivain, le vrai (celui qui ne sait pas finir), et qui se tient là, dans les colonnes du journal clermontois, aussi ressemblant que sur la photographie de la boîte à biscuits, avec cette veine qui serpente sur sa tempe, ses lèvres fines qui dédaignent le sourire, ses lunettes visionnaires, même quand il ne les porte pas.

Le site officiel de Thierry Laget


  1. Alexandre Vialatte, Badonce et les créatures, Julliard, 1992, p. 9. ↩︎
  2. « Il ne faut pas dire : “vous contredites”, il faut dire “vous contredisez”. On peut parvenir à un grand âge sans jamais s’en être aperçu. Tel est mon cas. Je nageais dans l’ignorance. J’ai consulté plusieurs années tous mes semblables. Ils n’en savaient pas plus long que moi. Ou alors ils avaient l’ignorance péremptoire. Ils déclaraient d’un ton catégorique qu’il fallait dire de telle façon. Malheureusement les plus catégoriques se montraient d’avis différents. À force de souffrir, un jour j’ai consulté un dictionnaire : il faut dire “vous contredisez”. Je veux en faire profiter tout le monde. » « De Komodo et Incommodo », La Montagne, 20 août 1963. ↩︎
  3. « Chronique des choses les plus diverses », La Montagne, 21 juillet 1968. ↩︎
  4. Alexandre Vialatte, Jean Paulhan, Correspondance 1921–1968, enrichie de lettres de Max Brod, Gaston Gallimard, André Gide et Julien Monod, édition établie, préfacée et annotée par Denis Wetterwald, Julliard, 1997, p. 37. ↩︎
  5. « Les mâchoires de Léviathan », Le Spectacle du monde, août 1970. ↩︎
  6. « Les “Carnets” de Dino Buzatti », Le Spectacle du monde, mars 1967. ↩︎

3 Comments

Frédéric LIPZYC · 22 mars 2024 at 9 h 22 min

Ça me fait tellement plaisir de les voir associés dans ton article, malgré beaucoup de différences, ils sont semblables. Ce sont les deux seuls écrivains qui restent en permanence dans ma tête comme une deuxième conscience.

    Nicolas Ragonneau · 22 mars 2024 at 9 h 28 min

    Frédéric, il faut féliciter Thierry Laget, car ce beau texte est de lui !

Jackdub · 22 mars 2024 at 14 h 34 min

Passionnant

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