Entretien avec Pierre Birnbaum

Published by Nicolas Ragonneau on

L’historien et sociologue spécialiste de l’histoire de la IIIe République Pierre Birnbaum publie Marcel Proust, l’adieu au monde juif (Seuil), un essai important qui montre, grâce à une étude minutieuse de la correspondance, un Proust attaché au catholicisme, foncièrement conservateur et opposé à toute forme de bouleversement social.

Les ambiguïtés et les contradictions politiques du Narrateur de la Recherche, sous lesquelles poignent parfois celles de l’auteur lui-même ont été abondamment commentées dans plusieurs ouvrages. Mais jamais on n’était parti à la recherche du moi profond de Marcel Proust par un examen minutieux de sa correspondance (tout du moins les lettres que nous connaissons, environ 30% de sa production épistolaire). C’est toute l’ambition de Pierre Birnbaum dans Marcel Proust, l’adieu au monde juif, où Marcel Proust est étudié comme un personnage historique dans le contexte de son époque, et dont la personnalité est scrutée en délaissant volontairement la Recherche. Il en résulte un portrait saisissant et courageux d’un Juif non juif, d’un homme ancré dans la « France goy », parfois aux antipodes des représentations idéalisées ou anachroniques, et qui n’a jamais été aussi kaléidoscopique et contradictoire. 

La question rituelle au seuil de tous mes entretiens : comment avez-vous découvert la Recherche et quelle a été votre expérience de lecture de ce roman ?
Au risque de vous étonner et de vous décevoir, je suis un lecteur tardif de la Recherche. Longtemps j’ai été surtout un lecteur ému de Stendhal ou de l’autre Comédie humaine. Je possédais de nombreuses éditions de la Recherche, mais je picorais seulement à droite ou à gauche, d’un volume à l’autre.

Et la vie de Proust lui-même ? C’est l’affaire Dreyfus qui vous a fait croiser l’homme entre les deux siècles et qui vous a donné l’envie de vous y intéresser de manière approfondie ?
Spécialiste de l’État, des Juifs d’État sous la IIIe République, de la question de l’assimilation à la nation durant cette époque, de la dévotion des Juifs français à la République, j’ai été intrigué par certaines lectures de la Recherche comme celle de Jean Recanati, j’ai été perplexe devant certaines analyses proustiennes du comportement des Juifs. Une fois, je m’en souviens, j’ai posé la question à mon ami Antoine Compagnon et puis j’ai délaissé cette interrogation pour travailler sur mes propres sujets. Il y a quelques années, Yuji Murakami m’a contacté pour me demander de participer, en juin 2013, à un colloque Proust à l’ENS, il m’a guidé avec son incroyable compétence, son extrême générosité dans l’entrelacs de la gigantesque Correspondance. J’ai présenté un texte sur les rapports entre Léon Blum sur lequel j’ai publié un ouvrage et Marcel Proust, que tout rapproche et que tout sépare néanmoins. Nés au même moment à l’orée de la Troisième République (1871 et 1872), attirés tous deux par le monde littéraire et ses grandes revues de l’époque, engagés l’un et l’autre dans l’affaire Dreyfus, rencontrant tous deux l’antisémitisme, tout néanmoins les sépare : le politique, le socialisme, la laïcité, l’insertion durable dans le monde juif, le sionisme, etc. D’où dix années plus tard ou presque, ma lecture attentive des volumes de la correspondance de Proust ainsi que de toutes les autres lettres pour en avoir le cœur net, pour savoir ce que Proust pensait lui-même de ces questions qui figurent au cœur de la sociologie politique.

Votre livre est sorti quelques jours après la fermeture de l’exposition « Marcel Proust du côté de la mère » au mahj. Isabelle Cahn, la commissaire de l’exposition, voit en Proust « une sorte de marrane ». Votre livre apporte une manière de démenti à ce point de vue. Votre intention était-elle de rétablir une plus juste image de Proust, dont vous affirmez, preuves à l’appui, qu’il est indéniablement catholique ?
Je ne souhaite pas entrer dans cette discussion. De manière très métaphorique, on peut voir en Proust un marrane à condition de souligner qu’il s’est éloigné lui même du monde juif sans y être contraint, qu’à la différence des marranes, il est, du point de vue de la halakha, juif de par sa filiation maternelle et qu’à la différence des marranes encore qui subissait une extrême oppression et se cachaient, rien ne l’obligeait, comme les marranes, à embrasser autant les valeurs du catholicisme, à « aimer » le catholicisme, à fréquenter des abbés, à écouter  leurs sermons, à participer à tant de messes, à se déclarer si ému par le rituel catholique, à partir en guerre de manière véhémente contre les lois de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Enfin, à la différence encore des marranes qui maintenaient à leurs risques et périls des pratiques religieuses dans leur cercle familial, Proust s’est éloigné du monde juif, de la religion de sa mère qui n’est donc pas la sienne, comme il le dit dans une lettre peu connue, même si sa mémoire est hantée par des souvenirs forts précis, celui du talit, du shofar, de la pose du petit caillou sur les tombes juives et même de la cacheroute ou encore de la shiva, des sept jours de deuil durant lesquels on ne quitte pas son domicile, s’il se souvient encore de la Sortie d’Egypte, d’Esther et même de quelques locutions en yiddish.

En page 67 de votre livre, suite à la citation d’une lettre de Proust à Robert Dreyfus où il affirme n’être pas juif, vous écrivez : « Ces prises de position explicites de Marcel Proust devraient mettre un terme au débat lancinant sur la judéité de l’auteur de la Recherche. Ce n’est décidément pas « sa » religion. Catholique, Proust l’est corps et âme. ». Cet attachement au catholicisme, ce « côté Illiers » qui l’emporte est présent tout aussi bien dans la correspondance que dans les nombreuses références au monde catholique dans la Recherche. Pourtant, Robert veille bien, à la mort de son frère, à ce qu’aucun signe religieux n’apparaisse sur les portraits mortuaires. Comment analyser cette hostilité dans ce moment décisif ?
L’attachement au catholicisme est proclamé sans cesse. Dans sa correspondance, Proust évoque constamment les messes où il s’est rendu si fréquemment, il insiste sur sa proximité avec l’abbé Vignot dont il aurait même écrit une partie de son sermon, il célèbre le « mystère de l’Eucharistie », le Vendredi Saint, la communion à l’office des Ténèbres et lors du décès de l’antisémite Alphonse Daudet, il écrit dans une lettre, « l’on ne peut s’empêcher de pleurer en voyant le crucifix d’argent qu’une main pieuse à attaché sur la poitrine de ce grand homme… en voyant sur sa poitrine ce symbole de Notre Seigneur auquel il ressemblait et qui comme lui a tant souffert ». Son frère Robert a épousé Marthe Dubois-Amiot à l’église Saint Augustin. Comment expliquer dès lors ce souci de discrétion manifesté par Robert ? L’enterrement de Marcel Proust se déroule néanmoins à St Pierre de Chaillot que l’abbé Mugnier a rejoint avec retard. Comme le note Daniel Halévy, « enterrement de Marcel Proust. St-Pierre de Chaillot. Trop de tentures, trop de cierges, trop de musique. Mais il n’aurait pas trouvé que c’est trop ». De nos jours, sur l’actuelle tombe de Marcel Proust, qui n’est pas la tombe originelle1, figure une étrange croix dite pattée à huit pointes arrondies dont on ignore tout.

Vous montrez que l’éloignement de Marcel Proust du monde juif commence avec le mariage exogamique de sa mère. Et vous évoquez « cette quasi-loi qui fait que les enfants d’un couple mixte choisissent fréquemment le côté de leur père ». Que nous disent la sociologie et l’histoire de ces enfants de mariages exogamiques au tournant du siècle ? Et en quoi Proust en est-il représentatif ?
Cyril Grange a réalisé la seule étude solide sur cette question des mariages exogamiques sous la IIIe République durant laquelle ils deviennent plus fréquents. À ses yeux, « les enfants des couples mixtes ne contractent plus jamais d’alliance dans le judaïsme mais continuent à s’inscrire dans la tradition religieuse du conjoint non juif ». On a certainement sous-estimé la fidélité de Marcel Proust à son père, Adrien Proust. Jusqu’où peut-on suivre Christian Péchenard qui, dans son livre, Proust et son père, estime que « Proust réintègre, avec plume et bagage, le village de son père. Son œuvre est dédiée au domaine paternel… Nous savons que c’est à son père qu’il s’adresse et que c’est dans les bras de son père qu’il vient consoler son chagrin » ? Certes les liens avec sa Jeanne demeurent au cœur de sa vie, de son imagination, de ses rêves, sa correspondance contient un nombre élevé de lettres échangées entre mère et fils. Remarquons simplement que presque aucune d’entre elles n’évoquent le thème de la judéité.

Est-ce un phénomène qu’on observe dans d’autres pays d’Europe ?
Oui, de manière encore plus accentuée, par exemple en Allemagne ou dans l’Empire Austro-Hongrois. Les Juifs y sont émancipés plus tardivement qu’en France, ils n’ont pas la même légitimité citoyenne qu’en France. Les Juifs constituent, plus qu’en France où les communautés sont rejetées de l’espace public universaliste, une mini société mal acceptée par la société chrétienne. Dès lors, le mariage avec un ou une juive reste très mal vu, suscite le rejet et pousse encore davantage les enfants à rejeter la dimension juive.

Comment comprendre l’engagement de Proust au moment de l’affaire Dreyfus, et la manière dont cet engagement se métamorphose, avec une empathie pour Picquart qui supplante, à un moment donné, celle pour Dreyfus ?
Proust se prétend « le plus ardent des dreyfusards ». Pourtant sa correspondance reste étrangement muette sur l’affaire Dreyfus et il faut attendre l’été 1898 pour qu’il l’évoque fréquemment. Il s’est pourtant engagé dès janvier 1898 en signant la protestation des intellectuels exigeant la révision du procès Dreyfus, il s’engage aussi publiquement en signant la Protestation en faveur de Picquart, suit, en août 1899, avec passion le déroulement du procès de Rennes à l’encontre de Dreyfus qui devient son héros alors qu’auparavant, c’était Picquart qu’il admirait. Proust a été dreyfusard, il a dénoncé l’antisémitisme et s’est vu attaqué comme Juif par La Libre Parole. La dimension proprement juive de l’Affaire lui demeure néanmoins largement étrangère. C’est la question de la justice et du droit qui le passionne. Mais, en 1906, dans des lettres, Proust considère que Dreyfus est « idiot et indiscret », il absout le général Mercier et félicite Barrès de prendre sa défense, reproche à Picquart de ne pas lui venir en aide lorsqu’il est convoqué pour ses treize jours par l’armée ; décidément le dreyfusisme n’est plus « shocking » , il est passé de mode et son admiration envers Dreyfus et Picquart tend à disparaitre.

Ce qui frappe, c’est qu’il s’oppose avec force à cette séparation au nom de l’identité catholique de la société française. Dans des lettres admirables de passion peu connues, il considère que le peuple français s’incarne dans le peuple qui prie à l’église.

Un autre événement capital de l’histoire du tournant du siècle est la séparation des Églises et de l’État. Proust s’y oppose et se range dans le rang des catholiques, des antirépublicains, des réactionnaires. Est-ce que ce rendez-vous manqué avec l’histoire le disqualifie définitivement en tant qu’intellectuel ?
Non, il demeure un intellectuel tout comme d’autres intellectuels nombreux qui combattent eux aussi la séparation, l’instauration de la laïcité. Rien d’original de ce point de vue. Ce qui frappe, c’est qu’il s’oppose avec force à cette séparation au nom de l’identité catholique de la société française. Dans des lettres admirables de passion peu connues, il considère que le peuple français s’incarne dans le peuple qui prie à l’église. Félicité par Maurice Barrès, Proust estime que « quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ ne sera plus célébré dans les églises, il n’y aura plus de vie en elles… les morts ne gouverneront plus les vivants ». Il s’engage dans une forte polémique presque ignorée avec Paul Grunebaum-Ballin, un haut fonctionnaire juif qui a joué un rôle essentiel dans la rédaction de ces lois et s’éloigne de la plupart des Juifs français favorables à la Séparation.

Vous montrez l’hostilité de l’écrivain au socialisme, pourtant Adorno, Benjamin, disons l’Ecole de Francfort puis Bataille verront en lui une figure de gauche, voire un marxiste. Benda lui-même, dans La Trahison des clercs, le considère comme un « vrai clerc ». Je vous l’accorde, tous ces écrivains et intellectuels ne connaissaient pas la correspondance, mais comment expliquer un tel écart dans la perception ?
Il est vraiment impensable de voir en Proust un marxiste ni même un socialiste. Que l’on puisse avec Benda le considérer comme un clerc, pourquoi pas ?  Mais son refus de la Révolution française, du socialisme, du bolchévisme, du désordre social, fait de lui un conservateur. Jeanne, sa mère, lui écrit : « En politique, je suis comme toi, mon grand. Du grand parti conservateur libéral intelligent ».

Finalement, le portrait qui se dessine sous nos yeux est celui d’un homme « sur la corde raide », plus ambigu et complexe que jamais ?
À travers sa correspondance, Proust se présente comme un homme bouleversant, presque perdu entre des « côtés » contradictoires en dépit de son insertion dans l’aristocratie, un Proust catholique en son for intérieur mais hostile à la contre-révolution, proche de Barrès, Maurras et Daudet qui se proclament ses amis mais hostile à leur nationalisme antisémite, étranger à la guerre des deux France avec ses intolérances, un être contradictoire qui peint d’autant plus malicieusement avec son immense talent, la comédie humaine.

  1. La tombe d’origine a été détruite par un attentat en novembre 1978, qui ne la visait pas. Elle a été reconstruite, telle que nous la connaissons aujourd’hui au Père-Lachaise. NR []
Categories: Entretiens

2 Comments

Antoine · 5 octobre 2022 at 19 h 10 min

Vraiment remarquable entretien. Belle synthèse sur ce qui n’est pas évident à certains.

Leprince · 8 octobre 2022 at 11 h 44 min

Pour le lecteur immensément admiratif de la Recherche et sans passions politiques ou religieuses, que je suis ; également pour le lecteur de ses articles et de beaucoup de ses lettres, cet entretien est précieux. Il m’éclaire sur quantité de points, me donne à penser, à me souvenir. Face à l’affirmation selon laquelle Proust aurait été un catholique fidèle à l’héritage paternel (que cet entretien souligne l’immense affection-admiration-respect qu’il éprouva pour son père, me semble un juste contrepoids à la réputation d’un fils uniquement dédié à l’amour de sa mère), je dirais que, la vraie religion de Proust fut l’esprit laïque de justesse, une sensibilité animiste universelle (son intérêt pour la notion de métempsychose, depuis les premières pages de la Recherche jusqu’aux dernières, sur la mort de Bergotte) et la PIÉTÉ. Piété peut-être reliée à des religions plus anciennes que le judaïsme et le christianisme. Le christianisme catholique : on peine à imaginer un Marcel Proust attiré par l’une des différentes formes du protestantisme – on l’imagine mieux attiré par les rites de certaines églises orthodoxes…

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