Entretien avec Thomas Barège
Thomas Barège, Maître de Conférences en Littératures comparées à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France, a fait de Proust en version espagnole un de ses sujets de prédilection. Entretien au long cours sur l’histoire éditoriale particulièrement compliquée des traductions de Proust en espagnol, quelques jours avant une journée d’études consacrée au sujet, « Traduire Proust dans les langues de la péninsule ibérique et de l’Amérique latine », le 15 juin, en compagnie notamment de Valèria Gaillard et d’Etienne Sauthier.
Vous n’échapperez pas à la question liminaire de tous mes entretiens : quand avez-vous découvert la Recherche et quelle a été votre expérience de lecteur de ce roman ?
J’ai découvert la Recherche suite à un cours en hypokhâgne qui nous avait fait comprendre que Proust faisait partie de ces incontournables qu’il fallait lire à un moment ou un autre. Au fur et à mesure des tomes, j’ai vite compris que cette œuvre allait faire partie de mon panthéon personnel et qu’elle m’intriguait, me posait des questions auxquelles je devrais répondre. J’ai fini, quelques années plus tard, par travailler dessus et par intégrer la confrérie des proustiens !
La présence de Proust dans le monde hispanique au sens large est très importante ; si on cumule les traductions en castillan, en catalan, en basque, cela fait un corpus impressionnant. Comment expliquer cet intérêt ?
Oui, le corpus est très impressionnant, d’autant plus qu’en castillan, outre les différentes traductions complètes de la Recherche, au nombre de six (une septième a commencé à paraître l’an dernier !), les lecteurs disposent d’à peu près l’intégralité de l’œuvre de Proust : Les Plaisirs et les Jours, Jean Santeuil, une partie de la correspondance, le Contre Sainte-Beuve, etc. Je ne compte pas les nombreuses éditions séparées d’Un amour de Swann et, peut-être plus surprenant, les éditions d’Albertine disparue tenant compte des apports très récents de la génétique textuelle et des travaux notamment de Nathalie Mauriac. Le basque et le catalan ont en Espagne une importance beaucoup plus grande que les différentes langues régionales de France, et surtout, comptent bien plus de lecteurs, c’est ce qui explique aussi la présence de trois Recherche en catalan et deux autres en basque, si je ne me trompe. Dans le monde hispanique, Proust a très vite été reconnu comme un écrivain majeur et il a été relayé par des passeurs de renom comme Pedro Salinas, Ortega y Gasset, Carpentier. Ce n’est sans doute pas un hasard. Par ailleurs, presque tous les grands romanciers hispano-américains du XXe siècle furent des lecteurs de Proust et l’ont pris comme modèle possible, au même titre que Faulkner par exemple. Un dernier élément, peut-être plus anecdotique, quoique, est sans doute l’histoire qui liait Proust au compositeur vénézuélien Reynaldo Hahn, celui-ci ayant pu constituer un point d’entrée supplémentaire de Proust dans le monde latino-américain en particulier. Ajoutons peut-être que Proust en tant que « grand écrivain de la littérature mondiale » a aussi bénéficié de la tendance générale du monde hispanique à beaucoup pratiquer la traduction. Je renvoie les lecteurs aux travaux d’Herbert E. Craig sur le sujet s’ils veulent approfondir.
Les circonstances dans lesquelles Salinas, le premier traducteur de la Recherche au monde, découvre le roman sont-elles connues ?
Salinas était lecteur d’espagnol à la Sorbonne entre 1914 et 1917, il a donc probablement découvert l’œuvre de Proust en France, à Paris, alors même que l’intégralité de la Recherche n’était pas encore disponible pour le lecteur français : c’est ce qui explique la précocité exceptionnelle de la traduction de Proust en espagnol, dès 1920 pour Du côté de chez Swann, avant les autres langues européennes.
Quelle est votre appréciation de la qualité de son travail ?
Joker ? C’est un sujet compliqué. Cette traduction présente assurément de grandes qualités rythmiques et poétiques mais aussi de très gros défauts. Certains éditeurs – pas tous – ont corrigé le titre pour le moins étonnant proposé par Salinas pour « Un amour de Swann » : il avait en effet proposé « Unos amores de Swann » [= Quelques amours de Swann] ce qui est un contresens complet et vraiment problématique. On trouve aussi quelques éléments hétérogènes : Salinas nomme Mme Verdurin, la Patronne, « ama » parfois ou bien « Patrona » et change donc le surnom d’un des personnages principaux. Pendant longtemps, cette traduction a été en quelque sorte intouchable. Il faut dire, pour les lecteurs francophones qui ne sauraient pas qui est Pedro Salinas, qu’il est l’un des très grands poètes espagnols du XXe siècle, il appartient à cette fameuse génération de 27 (dont faisait partie Lorca) et à ce titre, il a ainsi un statut très à part en Espagne. Je crois que d’une part, personne n’osait vraiment critiquer ce travail et que d’autre part, les hispanophones sont assez attachés finalement à cette traduction : on sait à quel point il est difficile de se déprendre d’une traduction bien installée dans le paysage littéraire. Salinas est assurément plus un poète qu’un traducteur, il n’a d’ailleurs que très peu traduit : une partie de la Recherche et Les caprices de Marianne de Musset, en 1920 également. S’il a traduit seul les deux premiers tomes, il a fallu qu’un autre traducteur, José María Quiroga Pla termine la traduction du Côté de Guermantes. Les années 1920–1930 correspondent au moment où, d’une part, Salinas développe sa propre œuvre poétique et d’autre part, sa carrière universitaire décolle, ce qui ne devait plus lui laisser beaucoup de temps pour traduire Proust. Même si son travail est largement critiquable, son rôle de passeur de Proust dans le monde hispanique est tellement important qu’on ne saurait trop lui tenir rigueur des défauts de sa traduction.
Quel accueil l’Espagne franquiste réserve-t-elle à Proust ? Est-ce qu’on connaît une critique fasciste hostile à l’écrivain, comme c’est par exemple le cas de l’Italie mussolinienne ?
Comme on peut s’en douter, les franquistes et de manière plus large, l’extrême droite espagnole, ne goûtaient guère Proust qui avait tout pour leur déplaire : décadent, juif, homosexuel… Certains périodiques phalangistes ou franquistes vont tirer à boulets rouges sur l’écrivain, notamment à partir des années 1930. Pour être totalement précis, il faut rappeler que dans la première édition espagnole, Sodome et Gomorrhe I (qui contient le fameux essai « la race des tantes ») est en réalité publié en 1932 avec la deuxième partie du Côté de Guermantes, suivant en cela l’édition française originale de la collection Blanche chez Gallimard. Ce détail a son importance puisque la publication de la Recherche en Espagne va s’arrêter après ce troisième tome qui s’achève sur les pages dévoilant la vie cachée des homosexuels et confirmant leur omniprésence dans le roman. Évidemment, le lecteur avait rencontré auparavant la scène de voyeurisme de Montjouvain mais on peut imaginer qu’y ajouter la « conjonction » de deux homosexuels masculins rendait cette littérature franchement insupportable pour les tenants du « national-catholicisme » espagnol.
Proust a fait l’objet d’une censure sous Franco. Comment cette censure s’est manifestée et combien de temps a‑t-elle duré ?
La censure franquiste a beaucoup évolué dans ses formes et ses fonctionnements : elle se met en place dès la fin des années 1930 avec deux axes majeurs : la politique et la morale, et va durer jusqu’aux années 1970. Sont censurés de manière intransigeante tous les éléments qui critiquent Franco et ses orientations politiques mais aussi, avec parfois plus de flottements selon les périodes, tout ce qui s’écarte de la morale catholique et qui a trait à une sexualité non traditionnelle et non reproductive pourrait-on dire. On comprend bien que Proust relève de ce dernier critère mais le positionnement de la censure franquiste vis-à-vis de Proust est assez curieux : on le sait, l’arrivée de Franco au pouvoir va signer l’arrêt de la traduction de la Recherche en espagnol alors que l’Espagne avait été la première à traduire Proust. Cependant, 20 ans plus tard, la traduction d’À la recherche du temps perdu reprend en Espagne, dans une jolie édition en format poche sur papier bible en deux volumes très compacts, en 1952, donc bien avant la mort de Franco en 1975, mais du côté de Barcelone et ce n’est sans doute pas anodin, Barcelone ayant toujours été plus « frondeuse » et incarnant une opposition généralement plus marquée au franquisme. Évidemment, entre temps, ce n’est plus, ni le même éditeur, ni le même traducteur qui sont à l’œuvre. Cette édition de 1952 sera suivie d’une autre édition, chez Alianza Editorial, sur le même schéma (c’est-à-dire qui reprend la traduction Salinas-Quiroga Pla pour les premiers tomes et confie la traduction des quatre autres à une autre traductrice, Consuelo Berges). Cette édition des années 1960 reste encore à ce jour l’édition la plus répandue de Proust dans le monde hispanique. On peut du reste s’étonner que dans ces deux éditions, Sodome et Gomorrhe I, la scène de Montjouvain ou encore l’épisode du bordel avec Charlus dans Le temps retrouvé n’aient pas été expurgés compte tenu des critiques qu’on pouvait lire à l’égard de Proust dans les journaux espagnols d’extrême droite.
Les conséquences du franquisme seront considérables. La traduction se poursuit de l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine. Quel fut le contexte de cette histoire en Argentine ?
La traduction de la Recherche en espagnol avait été laissée à l’abandon après la parution du troisième tome en 1932, là-dessus, la Guerre civile espagnole à partir de 1936 puis l’instauration du franquisme en 1939 et l’état de l’Espagne au sortir de la guerre civile ont relégué Proust bien loin des priorités. La traduction reprend en effet de l’autre côté de l’Atlantique, dans un pays qui est resté neutre durant la Seconde guerre mondiale, où le contexte était dès lors sans doute plus favorable à ce travail d’édition. De manière générale, les maisons d’éditions latino-américaines, et en particulier argentines, ont « profité » de la guerre civile espagnole pour se développer en prenant la place laissée vide par l’édition espagnole prise dans la tourmente de l’Histoire (jusqu’à lors, les maisons d’édition espagnoles dominaient très largement le marché éditorial hispanophone). Parmi ces maisons d’édition, une assez modeste maison d’édition, celle de Santiago Rueda va s’emparer de Proust. S. Rueda fait partie de ces visionnaires, porteur d’un grand projet : il va, le premier, offrir aux hispanophones Ulysse de Joyce, tout Freud, tout Proust, auxquels il faut ajouter quelques noms pour donner une idée de la richesse de ce catalogue : Faulkner, Dos Passos, D. H. Lawrence, Hemingway, Giono, Hesse… Rueda ne va pas se contenter de publier l’intégralité de la Recherche en complétant les trois tomes déjà disponibles mais il va aussi charger le même traducteur, Marcelo Menasché de traduire « tout » Proust, en très peu de temps, ainsi en 1947, les hispanophones peuvent lire toute la Recherche, L’affaire Lemoine, Les Plaisirs et les Jours, un volume de Chroniques et en 1954 ils auront aussi à disposition Jean Santeuil. Le catalogue de la maison d’édition comptera aussi la traduction d’essais consacrés à Proust, celui de Léon Pierre-Quint par exemple. On voit donc une vraie cohérence dans ce projet éditorial et pas juste un « coup commercial ».
Les Argentins voient forcément Proust d’une façon différente des Castillans. Quelles sont les différences socioculturelles et linguistiques principales entre ces deux mondes ?
À l’époque où Menasché traduit Proust, Paris reste encore une référence incontournable pour le monde latino-américain et il est évident que le roman de Proust a pu servir de modèle pour lire des phénomènes économiques, sociaux ou politiques notamment qui se déroulaient dans toute l’Amérique Latine comme la montée en puissance d’une nouvelle classe sociale dominante, la fin d’un ancien monde, etc.
Cette édition Rueda de Marcelo Menasché n’est plus disponible aujourd’hui (elle a seulement fait l’objet d’un tirage dans les années 1940 puis d’un second au tournant des années 1970–1980). Elle a été « remplacée » par une autre traduction argentine, portée par l’éditeur Losada dans les années 2000 mais qui n’a pas (encore ?) connu le succès de la précédente. La différence la plus remarquable entre l’espagnol argentin et l’espagnol d’Espagne est d’abord sonore – ce qui n’est guère visible dans une traduction écrite. Sur le plan grammatical, la marque écrite la plus évidente est l’usage du voseo qui fait que pour le tutoiement les Espagnols et les Argentins n’utilisent pas le même pronom et qu’il y a de petites différences dans la conjugaison de l’impératif, des présents de l’indicatif et du subjonctif. De même, en Amérique, le tutoiement pluriel passe le plus souvent par la troisième personne du pluriel (pronom « ustedes ») alors qu’en Espagne, elle passe par la deuxième personne du pluriel (pronom « vosotros »). Or ces deux marqueurs typiques de l’espagnol des Amériques sont absents de la traduction de Menasché où on trouve une utilisation du vosotros pour un tutoiement pluriel. Il y a quelques variations lexicales ici ou là mais il est difficile de dire qu’elle est « truffée d’argentinismes » comme ont pu le dire certains lecteurs Espagnols.
Vous écrivez que la plupart des hispanophones lisent encore aujourd’hui un Proust des années 50, puisque traduit de l’édition Clarac-Ferré pour les derniers tomes par Consuelo Berges. C’est une situation tout à fait inédite avec les trois premiers tomes traduits par Salinas et Quiroga Pla depuis l’édition princeps, lesquels cohabitent avec les quatre derniers traduits depuis l’édition de la Pléiade. Cette édition est-elle malgré tout homogène ?
La traduction du trio Salinas–Quiroga Pla–Berges est parfaitement installée dans le paysage littéraire espagnol, portée par un éditeur, Alianza Editorial, avec une forte diffusion. N’oublions pas non plus que cela reste la plus facile à se procurer : elle est en poche, c’est la moins chère, avec des réimpressions très régulières et des changements de couvertures fréquents, bref, un positionnement marketing qui « compense » les bizarreries que vous évoquez. Consuelo Berges, quand elle a repris la traduction, a respecté les grandes « règles » traductives choisies par Salinas comme l’hispanisation des prénoms, par exemple. C’est un exercice extrêmement difficile que de prendre la suite d’un traducteur et je dirais que l’on voit chez Consuelo Berges une volonté plus marquée d’accompagner le lecteur par rapport à Salinas, avec pour conséquence bien sûr une certaine hétérogénéité. En effet, elle s’est par exemple accordé le droit d’ajouter quelques notes de bas de page auxquelles Salinas n’avait pas eu recours et il y en a une dès la première page de Sodome et Gomorrhe. Ainsi certains repères du lecteur sont un peu bouleversés : là où Salinas laissait les citations de vers français en français dans le texte sans même proposer de traduction, Consuelo Berges, elle, propose une traduction en note. Par ailleurs, elle traduit depuis la première édition de la Pléiade or depuis la deuxième édition de la Pléiade dans les années 1980, le texte de Proust a un peu changé pour les lecteurs français. J’imagine que, malgré la note explicative de C. Berges, un lecteur peu au fait de tout cela aurait du mal à comprendre pourquoi le tome 6 espagnol s’intitule La fugitiva chez Alianza editorial alors que partout ailleurs désormais, c’est un équivalent plus ou moins littéral d’Albertine disparue qui sert de titre au sixième tome de la Recherche.
Le frère d’un grand écrivain espagnol, Julio Gómez de la Serna, est un des traducteurs de Proust. Est-ce qu’on sait si Ramón était aussi un lecteur de Proust ?
Je ne suis pas du tout spécialiste de Ramón Gómez de la Serna mais si l’on en croit un article de Laurie-Anne Laget sur sa bibliothèque de travail, Proust est évoqué à plusieurs reprises. On peut donc sans trop s’avancer supposer qu’il fut lecteur de Proust lui aussi.
Quelle est selon vous la meilleure traduction de l’incipit en espagnol ?
Pas celle de Salinas pour sûr ! Il propose « Mucho tiempo he estado acostándome temprano. » Il est bien difficile de faire une rétrotraduction qui saisisse les nuances mais pour le dire simplement, le problème principal est qu’il s’agit ici d’une sorte de calque du passé composé français : or, dans le texte de Proust, il a une valeur semblable à celle du passé simple indiquant un passé révolu, marquant une rupture avec le présent. Dans le « passé composé » espagnol, la rupture avec le présent est beaucoup moins nette et dans le cas de l’incipit proustien, on utiliserait plus spontanément le prétérit. Tous les retraducteurs ont opté pour le prétérit, Estela Canto (Editorial Losada) et Carlos Manzano (Editorial Lumen / Debolsillo) ont choisi la même solution : « Durante mucho tiempo, me acosté temprano. » avec ou sans virgule, que l’on pourrait retraduire par « Pendant longtemps, je me suis couché tôt ». C’est une option solide, que je préfère au choix des deux traductrices de l’édition Alba de 2022, María Teresa Gallega Urrutia et Amaya García Gallego : « Durante mucho tiempo me estuve acostando temprano. » dont on voit tout de suite qu’elle est moins fluide. Cependant, ma préférence va sans aucun doute à celle de Mauro Armiño pour l’édition Valdemar : « Mucho tiempo me acosté temprano. » [Longtemps je me suis couché tôt] dont la concision radicale sert parfaitement l’efficacité de l’incipit proustien sur lequel l’auteur a longtemps tâtonné comme on le sait, finissant par privilégier cette phrase courte et précise mettant en évidence la rupture du Narrateur avec ses anciennes habitudes.
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