Proust en islandais, une histoire inachevée

Published by Nicolas Ragonneau on

Pétur Gunnarsson, écrivain et traducteur de Proust en islandais.

L’histoire de la traduction islandaise de Du côté de chez Swann par Pétur Gunnarsson (Bjartur, 1997) illustre toutes les difficultés de traduire la Recherche dans de petites langues, quelle que soit la bibliophagie des lecteurs.

À la fin du XVIIIe siècle, plus de 80% de la population islandaise était alphabétisée. Un chiffre impressionnant, notamment dû au rôle éducatif de l’église luthérienne et à une population peu nombreuse, environ 47000 habitants, soit la population actuelle de la ville de St-Malo, cependant disséminée sur un territoire autrement plus vaste. On dit à juste titre que raconter des histoires, de façon orale ou écrite, est un sport national en Islande : les sagas islandaises (traduites notamment en français par Régis Boyer) sont ainsi à la narration ce que le marathon est à l’athlétisme. Elles constituent un héritage littéraire majeur, et qui est toujours facilement accessible aux Islandais d’aujourd’hui grâce à l’incroyable stabilité de la langue islandaise. Qui en France peut lire les textes médiévaux dans leur version d’origine ?
La langue en Islande, peut-être plus que partout ailleurs, est synonyme d’identité, et ce bien avant l’indépendance et la création de la République en 1944, quand l’île s’affranchit définitivement de la couronne du Danemark. 

Protectionnisme et soft power

En 2018, la population islandaise était de 345 000 habitants, soit environ 7,3 fois celle de la fin du XVIIIe siècle. Mais, malgré cette multiplication des locuteurs en deux siècles, l’Islande demeure en état d’insécurité linguistique, amplifiée par la mondialisation et la domination de l’anglais. C’est la raison pour laquelle l’île se doit d’assurer un protectionnisme sévère de sa langue, et se doit aussi d’innover en créant de nouveaux substantifs pour que l’islandais reste parfaitement actuel et ancré dans le réel. Et dans un même mouvement, certes paradoxal, la mondialisation et la circulation de l’information permettent à l’Islande de faire connaître sa culture dans le monde entier. La chanteuse et actrice Björk est évidemment la figure de proue de ce soft power islandais, mais les arts plastiques et la littérature ne sont pas en reste : les écrivains Yrsa Sigurðardóttir, Arnaldur Indriðason, Auður Ava Ólafsdóttir, Hallgrímur Helgason, Lilja Sigurðardóttir, Eiríkur Örn Norðdahl, Árni Þórarinsson ou Ragnar Jónasson sont traduits dans le monde entier, certains d’entre eux ayant façonné le Nordic Noir, ce phénomène de fiction policière venue du Nord. 

Un marché modeste mais puissant

L’édition en Islande est à la peine depuis la crise bancaire et financière de 2008 : on y vend deux fois moins de livres depuis 2010, tandis que la lecture numérique a fortement séduit les lecteurs, attirés par un prix plus attractif qu’en version papier. Un roman coûte près de 7000 couronnes, soit plus de 50 euros, ce prix élevé s’expliquant par de petits tirages et l’obligation d’importer bon nombre des ouvrages imprimés, ces deux phénomènes plombant le prix de revient des ouvrages.
Comme le marché de l’édition en Islande est modeste par sa taille (mais puissant, car le deuxième au monde au nombre de titres publiés par habitant), la plupart des écrivains sont aussi traducteurs. Et la traduction est un moyen très important pour dynamiser la production éditoriale en islandais.

L’aube d’un matin d’octobre à Reykjavík. La grande majorité des éditeurs sont installés dans la capitale islandaise. 

La traduction, alliée de la langue islandaise

Selon une boutade de Kristín Jónsdóttir, qui enseigne l’islandais à la Sorbonne, « tous les  Islandais de moins de 58 ans parlent l’anglais sans peur, et peuvent le lire s’ils en ont envie ». Ainsi la diffusion des œuvres du domaine anglais représente-t-elle  une menace supplémentaire pour la langue islandaise, car elle détourne potentiellement les îliens de la lecture dans leur langue. Aussi la littérature étrangère de traduction, loin d’être perçue comme participant à une forme d’acculturation, s’avère un allié de la langue islandaise. Le danois, par ailleurs, langue au rayonnement très modeste à l’international, demeure relativement présent au pays des volcans. 
Les traductions vers l’islandais sont encouragées par des subventions du Miðstöð íslenskra bókmennta, plus ou moins équivalent au CNL en France. Un des écrivains français les plus populaires en Islande ces dernières années n’est autre que Pierre Lemaitre, par ailleurs membre de la Société des Amis de Marcel Proust. Mais la présence de la littérature française reste modeste : en 2015, six livres sur dix traduits en islandais provenait du domaine anglais. Entre 2009 et 2019, 2461 traductions depuis l’anglais ont été publiées, alors que les traductions depuis le français étaient seulement au nombre de 128. L’éditeur de Du côté de chez Swann avait pu financer la traduction de Pétur Gunnarsson à hauteur de 60% avec l’aide des fonds du centre.

Lengi hef ég kvöldsvæfur verið.

Í leit að glötuðum tíma (À la recherche du temps perdu), incipit en islandais

Un lecteur qui voudrait découvrir Proust en Islande en 2020 pourrait ainsi choisir entre les versions islandaise, anglaise ou danoise de Du côté de chez Swann. Mais celui qui serait hypnotisé par ce premier tome de la Recherche et qui le lirait en islandais n’aurait hélas pas d’autre choix que de poursuivre sa lecture dans une autre langue.

De Flaubert à Proust

Quand Pétur Gunnarsson se met à la traduction de Du Côté de chez Swann au milieu des années 90, il est loin d’être un écrivain débutant. Diplômé en philosophie de l’université d’Aix-Marseille, ce francophile a déjà publié des romans, du théâtre et de la poésie. Son premier roman, Punktur, punktur, komma, strik (1976, Point, point, virgule, tiret, traduction française de Régis Boyer chez Joseph K., 1999), devient rapidement un classique en Islande, enseigné au lycée. Cette œuvre liminaire est en fait le premier volet de la tétralogie d’Andri Haraldson, publiée de 1976 à 1985 (les trois derniers volumes demeurent inédits en français). Il a donné une traduction de Madame Bovary de Flaubert chez Bjartur (1995), un classique qui avait déjà été publié dans une « traduction seconde » comme il me l’a confié dans nos échanges : « le livre existait dans une  traduction islandaise à partir du danois et très abrégée, le traducteur avait tendance à escamoter les descriptions « trop minutieuses” de l´auteur. Un jeune éditeur islandais, Snaebjorn Arngrimsson, a eu l’idée de publier une nouvelle traduction, à partir de l’original cette fois-ci et complète »1. Cette traduction de Flaubert a connu le succès et a été couronné par le prix culturel DV en 1996.

Halldór Laxness, ambassadeur de la Recherche

À l’époque où Bjartur publie la traduction islandaise de Madame Bovary, Proust est connu en Islande comme il l’est dans de nombreuses parties du globe, mais il est surtout lu en anglais ou en danois (la première traduction danoise remonte à 1932). Le meilleur ambassadeur de Proust en Islande au vingtième siècle est le prix Nobel 1955, Halldór Laxness (1902−1998). Laxness commence à lire Proust dès les années 20 et il communique son enthousiasme aux générations suivantes, comme Pétur Gunnarsson s’en souvient : « Il va sans dire que, pour un adolescent aspirant à devenir écrivain, Proust fut comme une étoile scintillante dans le ciel littéraire avec Joyce, Mann, Hemingway… notre plus grand écrivain, Laxness, avait consacré tout un chapitre à Proust dans son autobiographie littéraire, Skáldatími (1963, non traduit en français mais qu’on peut traduire littéralement par “Temps des écrivains”). J’avais seize ans à l’époque  et la folle ambition du projet proustien m’émerveillait,  ainsi que sa détermination à le mener à bien ».

Proust, membre des Beatles ?

Son installation parisienne et les Beatles scellent sa proustophilie quelques année plus tard : « Le français que nous avions acquis au lycée ne suffisait bien sûr pas pour lire Proust dans le texte original, mais une fois installé à Paris en 68 je me suis vite procuré la Recherche. C’était une édition au format poche, dont la couverture célèbre présentait des manuscrits de Proust avec des corrections et des ajouts, et qui vous incluait pour ainsi dire dans le processus même de la création. Signalons aussi la photo de Proust où il ressemble à s’y méprendre à Paul McCartney, autre idole du temps ».

« Une folle entreprise »

Encouragés par le succès de la traduction de Flaubert, Snaebjorn Arngrimsson et Pétur Gunnarsson décident « de monter d’un cran et de s’attaquer à Proust ». Pétur commence la traduction de Du côté de chez Swann, « une folle entreprise, non seulement à cause de la langue mais aussi des différences culturelles : par exemple le système de classes en France au tournant du siècle n’a pas d’équivalent en Islande. En ce qui concerne la langue, la syntaxe islandaise est très différente de la syntaxe française. L’islandais préfère les phrases courtes, l’exact opposé des phrases longues et tortueuses de Proust ! ». Le travail sur ce premier tome dure deux ans, et pour ce labeur Pétur perçoit l’équivalent de 10000 euros, subventionnés à hauteur de 60%, une maigre rémunération ramenée aux heures passées sur le texte proustien, et peut-être le volume le plus difficile à traduire de toute la Recherche. Le tirage est de 1000 exemplaires, et 600 exemplaires sont vendus au cours des douze mois qui suivent la parution en 1997. Snaebjorn Arngrimsson, à la retraite désormais, m’a confirmé que « l’accueil critique fut excellent et les ventes conformes à nos attentes, soutenues par un petit groupe de passionnés qui connaît l’importance du texte ». 

Le levier de la madeleine

La traduction du deuxième tome est évoquée, mais Snaebjorn déménage au Danemark et vend sa maison d’édition. Swann n’est jamais réimprimé et, sans le soutien de Bjartur, Pétur poursuit son œuvre personnelle, loin des aventures de Narraproust, de Gilberte, Albertine ou Charlus. Quand on connaît les chiffres de vente de la Recherche en français après le premier tome, on peut s’interroger sur la faisabilité d’un tel projet en islandais : dès les Jeunes filles en fleurs on perd près de 60% des lecteurs du premier tome, et les choses ne s’arrangent pas pour les 4 tomes suivants. Il faut attendre Le temps retrouvé pour observer des chiffres de vente plus flatteurs (en partie parce que ce tome est au programme de certains concours en France et parce que de petits malins ont compris la structure circulaire du roman : ils empruntent un raccourci, faisant un grand bond de Swann au Temps retrouvé).
Hélas l’aventure de la publication de la Recherche en islandais demeure une histoire inachevée, au grand dam de son traducteur : « Je porte le rêve de poursuivre la traduction de Proust un jour. Quant à l’influence qu’il a pu avoir sur mon écriture, il serait trop présomptueux d’y voir une ressemblance, cependant je trouve toujours très inspirants les conseils dont il est si prodigue dans Le temps retrouvé, qui est à la fois le climax et la conclusion de l’œuvre. Par exemple : “je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur”.
Aussi son ambition de garder en vie tout un monde passé, un peu comme Archimède qui disait : “Donnez-moi un levier assez grand et je soulèverai le monde”. Dans le cas de Proust, ce levier était bien sûr la madeleine ».

  1. Entretiens de décembre 2018 et de juin 2020 []

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