Hygiène et prévention du Covid-19 : joue-la comme Marcel
Cher proustonomiciens, j’étais plutôt silencieux ces derniers jours, car j’avais des affaires urgentes à boucler et puis j’avoue que je n’avais pas trop le cœur à l’ouvrage. Animer un blog et publier des articles, voilà des activités en apparence bien accessoires et dérisoires en pleine pandémie de Covid-19, n’est-ce pas ? J’avoue que, l’espace de quelques jours, l’aquoibonisme a fini par m’atteindre. Mais je me redresse et me tiens droit, prêt à en découdre avec la sinistrose.
Me voici désormais, comme tant d’autres en Europe et dans le monde, comme tant d’autres inconnus à quelques encablures ou à des milliers de kilomètres de chez moi, en chômage partiel. En tant qu’éditeur, je dois pourtant poursuivre le travail entrepris avec les auteurs, les éditrices, les illustrateurs et illustratrices, les fabricants. On doit, malgré tout, faire avancer les livres des éditions Assimil prévus au programme, en espérant des jours meilleurs, en espérant sauver ce qui peut l’être encore. Des jours meilleurs où nous pourrons envoyer ces livres à l’impression. J’ai l’impression, justement, que ces livres auront une saveur particulière. En fait, ce sera déjà beaucoup que d’être encore au monde dans quelques mois ou semaines, de pouvoir les ouvrir, les feuilleter, en humer l’odeur si particulière, si forte parfois, de pouvoir passer la main sur le papier et en apprécier le grain. Ces livres à venir, ils ne seront pas réalisés seulement avec de l’encre et du papier mais, littéralement, avec l’énergie du désespoir.
Culture : on baisse le rideau
En Italie, en Allemagne, en Espagne et partout où la culture a un sens, le monde du spectacle, des arts, de la musique et de l’édition va payer un très lourd tribut à la crise actuelle. Nous ne serons pas les seuls, car seuls les nécrophages et les mafieux sauront tirer profit des malheurs actuels. Ils l’ont toujours fait, et ils continueront à le faire : Nihil novi sub sole. Tous les lecteurs et les contributeurs de ce blog, d’une manière ou d’une autre, seront touchés et affectés par l’épidémie actuelle. Certains, comme Jérôme Bastianelli, président de la Société des Amis de Marcel Proust, ont dû fermer leur musée (en l’occurrence Jérôme a même dû fermer deux musées : le musée du Quai Branly à Paris et le musée Marcel Proust à Illiers-Combray). D’autres, professeurs, traducteurs, journalistes, cinéastes, chercheurs, devront interrompre leurs activités, avec des effets plus ou moins néfastes mais, à coup sûr, d’importantes pertes de ressources.
Les planqués du siècle en cours
Je pense à tous les drames actuels ou à venir, et surtout à ceux qui mourront sans qu’on puisse même les visiter, leur dire à quel point ils étaient précieux pour nous, à quel point nous les aimions, à quel point ils nous manqueront — ou à quel point nous étions stupides d’être brouillés pour des broutilles : il sera trop tard pour cela, et pour le reste aussi. On doit espérer qu’ils seront suffisamment peu pour que, à l’heure où nous compterons nos morts, enterrés sans fleurs, sans cortège ni couronnes, ni même qui que ce soit pour la moindre oraison, la lassitude compassionnelle ne nous gagne pas.
Enfin, je songe surtout à tous les personnels de santé qui se battent avec des moyens disproportionnés contre la maladie, et plus égoïstement à ma nièce et à son ami, médecins à Strasbourg, qui expérimentent au prix fort une “médecine de guerre” en temps de paix, tant la situation est critique en Alsace à l’heure où j’écris ces lignes. Tous ces geignards qui ont l’impression de relever un défi titanesque en restant chez eux en bâtissant des murs de boîtes de pâtes ou de rouleaux de papier hygiénique, si loin du front, sont les planqués du XXIe siècle.
Routes des virus
Les leçons de la crise actuelle seront nombreuses. L’une d’elle, si l’origine du virus est confirmée, nous dicterait d’arrêter de manger des animaux. Une autre de considérer la pandémie actuelle comme la maladie de la mondialisation à outrance — mais ces leçons étaient sans doute déjà celles du SIDA, pour ceux qui voulaient bien ouvrir les yeux. Maintenant que cette dernière pandémie est bien documentée, on parlerait davantage de maladie de la colonisation. Les virus empruntent les routes que les hommes veulent bien tracer pour eux. Celles du Covid-19 sont innombrables, elles suivent les voies du commerce, du tourisme, de la bougeotte à tout-va, du mouvement perpétuel, de cette injonction moderne à la mobilité permanente érigée en religion définitive. Les choses n’arrivent jamais tout à fait par hasard à l’ère de la terra cognita.
La leçon de Marcel
Quelle peut être la leçon de Marcel Proust, le reclus du boulevard Haussmann, face à l’épidémie ? tout simplement celle de la prévention domestique, de l’hygiène et de la discipline. On a souvent raillé les infinies précautions prises par l’écrivain pour éviter les microbes, les infections et les virus de toutes sortes — son obsession pour une certaine hygiène, lui qui en manquait tant dans son régime alimentaire et qui écrivait à Robert Dreyfus en 1913 : « Pas une seule fois un de mes personnages ne ferme une fenêtre, ne se lave les mains, ne passe un pardessus, ne dit une formule de présentation ». Bien sûr, il était moins question d’hygiène de base que de signifier que ses personnages n’étaient jamais décrits dans la banalité de leurs activités quotidiennes. Mais aujourd’hui, alors que nous sommes confinés et reclus comme lui, sans doute en meilleure santé, certes, nous mesurons combien il est important d’appliquer pour soi ce qu’il mettait tant de zèle à observer. Dans les derniers temps, Marcel Proust, épuisé, parlait de la médecine comme d’une science “excessivement comique”. Si Adrien Proust a échoué, comme ses confrères, comme son fils cadet dans une incertaine mesure, à guérir Marcel de son asthme, il était sans aucun doute beaucoup plus crédible et héroïque dans sa défense de l’Europe contre la peste et le choléra (entre deux fléaux il n’avait pu choisir). Mais dans les deux cas, ces expériences proustiennes du père et du fils nous intiment pourtant de faire confiance à la science, si bafouée par les populistes de tous bords ces dernières années.
Alors, chez toi, joue-la comme Marcel. Goûte comme Pascal aux vertus de l’immobilité. Et profite de ta claustration pour relire Le côté de Guermantes, ce centenaire magnifique : ça ne consomme aucune bande passante.
8 Comments
Henrri · 18 mars 2020 at 8 h 19 min
Super article, merci !
Catherine Garnier · 18 mars 2020 at 8 h 36 min
Bravo. J’adhère à chaque mot. Comme en littérature il y a l’avant-Proust et l’après ‑Proust, il y aura (j’espère) l’avant-virus et l’après ‑virus. Mais ma confiance en l’espèce humaine reste très basse. La bêtise, par contre, règne en maître… Quelle tristesse. À quoi sert à l’homme d’avoir un cerveau plus gros que celui des animaux !
Lipzyc · 18 mars 2020 at 9 h 27 min
Très bel article.
Guz · 18 mars 2020 at 9 h 35 min
Merci pour cet article qui me semble un tantinet pessimiste. Je sais, il y a de quoi et comme Catherine Garnier je manque de confiance en l’être humain.
Je lis actuellement Le Côté des Guermantes et je tombe sur une idée, une analyse, une observation sur chaque qu’il a écrit.
Bonne Continuation
Leyla Guz
Guz · 18 mars 2020 at 9 h 40 min
PS J’ai sauté un mot en écrivant mon commentaire
Veuillez m’excuser :
La correction :
« .… sur chaque PAGE qu’il a écrit » …
Guz · 18 mars 2020 at 10 h 40 min
Re Bonjour
Je ne vois que la deuxième partie de mon commentaire ? …
Bonne Journée
Jacques GÉRAUD · 18 mars 2020 at 20 h 44 min
Pas un seul de ses personnages, écrit MP en 1913, « ne passe un pardessus »… Mais plus tard, à Doncières ( = Saint-Cyr), in Guermantes I, pour sauver notre fragile héros d’un courant d’air, au restaurant, acrobatiquement son ami Saint-Loup va lui convoyer le « grand manteau de vigogne » emprunté au très chic prince de Foix et gentiment le lui ajuster – scène sournoisement un peu gay, bien sûr.
David E. · 26 mars 2020 at 17 h 09 min
Très sympa de te lire, il faudra revenir sur les « planqués du 21 eme siecle », je trouve la formule très bonne :-).