Incubo Proust

Published by Michaël Uras on

Le romancier Michaël Uras, auteur de Chercher Proust, célèbre le 150e anniversaire de l’écrivain à sa manière en nous offrant une courte fiction inédite.

ll y a quelques années, alors que je présentais Chercher Proust, mon premier roman, en Italie, une lectrice transalpine m’a fait cette réflexion : « Vous devez être fatigué de lire Proust, vous devez en rêver la nuit. »
En rêver ? En cauchemarder plutôt. Et ce cauchemar, le voici.

INCUBO PROUST

« Ma tante se résignait à se priver un peu de Françoise pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que pour aller à la grand’messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l’eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité ».

Quelle déclaration d’amour ! Et tout ça pour une femme à tout faire. Allez trouver à notre époque un autre employeur qui encense ainsi une femme de ménage sans vouloir la trousser. Marcel Proust sait écrire, c’est une évidence. Mais il sait vivre également. Bien sûr, la première assertion est une aubaine pour moi, chercheur en littérature contemporaine, spécialiste du roman et tout particulièrement de son œuvre. La seconde assertion fait que je peux évoquer mon sujet d’étude auprès de mes rares amis, ils n’ont rien à redire d’un homme si prévenant avec son personnel. Marcel Proust fer de lance des relations employeurs-employés, Marcel Proust pour un MEDEF à visage humain… Mais, il est déjà 9 heures et je suis encore au lit à rêvasser. Mon train part à 10 h 30, je ne dois plus traîner. L’enregistrement de l’émission débute à 12 heures.

Aujourd’hui, je vais me raser à la perfection, plus aucun poil ne peuplera mon visage. Il faut que je sois parfait. Mon plus beau costume, celui que Maman m’a offert pour mon entretien d’embauche à l’université. Porte-bonheur. Dommage que Maman ne soit plus là pour me voir aussi élégant. Il manque peut-être un centimètre à mon pantalon, j’ai forci ces derniers temps, ce n’est pas grave. Qui me regardera ? Je vais pour voir, pas pour être vu. Et hors de question de défaire l’ourlet que Maman avait réalisé.

Mon téléphone sonne 9 h 30, j’ai programmé des alertes toutes les trente minutes pour être sûr de ne pas me rater. Pour le voyage, il me faut un peu de lecture, quelque chose de distrayant, de léger, quelque chose qui laisse mon esprit divaguer librement sans craindre une migraine. Les Plaisirs et les jours feront l’affaire. Livre aisé à transporter, compact, textes courts, sans génie. Rien ne s’y cache.

Je marche à bon rythme, 6 kilomètres heure. J’ai un peu forci ces derniers temps. La pluie mouille mes lunettes. Je ne conduis pas mais ma vie se déroule en permanence derrière un pare-brise sans essuie-glace. L’impression d’être toujours hors du monde, d’en être séparé constamment. Quand ai-je goûté pour la dernière fois à la lumière du jour sans mes lunettes ? La chose est bien trop ancienne pour que je m’en souvienne avec précision. Ce devait être le jour de mon premier rendez-vous chez l’ophtalmologiste. Tant pis, la journée sera belle. Un mouchoir pour essuyer les verres. Ah si je pouvais éliminer ainsi tous mes problèmes. Un paquet de Kleenex géant qui effacerait mes collègues gênants, l’homme qui vit avec Sandrine (je pourrais enfin lui dire combien je l’aime) et qui annulerait définitivement l’absence de Maman.

Maman, Marcel, Sandrine et moi.

Place 43, côté couloir. Un homme est assis à l’endroit où je devrais trouver siège vide. Satanés Kleenex qui n’existent que dans mon cerveau.

“Pardon Monsieur, vous avez dû vous tromper, j’ai la chambre 43… euh la place 43”.

“Attendez, je vérifie. Vous avez raison, j’ai la place 14 ! Veuillez m’excuser, je ne sais pas ce qui m’a pris”.

“L’homme se leva et saisit sur le range bagage un sac immense qui faillit nous écraser tous deux”.

10 h 30. Voix numérique. “Ce train est à destination de Paris gare de Lyon”. Je ne me suis pas trompé. 45 minutes de lecture, de cris d’enfants et de disputes avec le contrôleur.

“J’ai oublié d’oblitérer mon billet, je n’ai pas de billet, je voulais vous prévenir avant de monter dans le train, je me suis trompé à la réservation, j’ai plus de 25 ans, je ne suis plus étudiant…”.

Et La Mort de Baldassar Silvande. Trajet tragique. Paralysie générale. Moi qui voulais lire un texte léger, je suis aussi triste que le vieil homme qui se rend compte que sa vie n’a été qu’un échec. Peu importe, je descends du train et j’aperçois une publicité pour l’émission : “Retrouvez-nous tous les jours à 12h30 en direct sur…”. 

“Pardon Monsieur, il me semble que vous avez oublié ça sur votre siège”.

Une jeune fille ravissante me tend Les plaisirs et les jours. Quand un train approche d’une gare, les passagers se ruent sur leurs effets, se pressent dans le couloir, s’entassent contre la porte mais personne ne descend jamais en route ! J’ai été stupide, j’ai suivi le flot, une vraie tortue à la recherche de l’océan. Pauvre livre laissé seul dans un compartiment vide. A quoi sert la littérature s’il n’y a pas de lecteurs ?

12 h 20, studio d’enregistrement de l’émission. Des gens partout. Du bruit. Je suis de plus en plus fébrile. Deux cachets de paracétamol : 1 gramme. Mains moites, souffle court. Pourtant, Sandrine n’est pas là.

On me place derrière, loin des caméras. Je ne suis pas assez télégénique pour tenir le premier rang. Déjà à l’école, j’étais toujours à l’écart pour la photo de classe. Et le “placeur” m’a fait remarquer avec un sourire mesquin que mon pantalon est légèrement trop court. Je m’en fiche. 

Obscurité. Silence. Lumière blanche presque médicale, musique si puissante qu’elle couvrirait le décollage d’un A380.

Le voilà.

Marcel descend un escalier immense en faisant bien attention de ne pas tomber, son pardessus le gêne dans ses mouvements. Je suis prêt à bondir. Si mon maître amorce une chute, je me sacrifierai et me jetterai entre Marcel et le sol, comme une poêle entre la crêpe et le feu. Heureusement, rien de tout cela n’arrive. Marcel atteint le plateau et rejoint la table où le présentateur et ses chroniqueurs l’attendent. Une table si grande que les yeux fatigués de Proust distinguent mal ses interlocuteurs.

Le public, nombreux, l’applaudit. Je suis fier, je regarde à droite, à gauche, tous ces inconnus, “Vous voyez, je vous l’avais dit c’est le plus grand ! Personne n’écrit comme lui”. 

Je suis debout et frappe dans mes mains tel un forcené. Le chauffeur de salle a tôt fait de me calmer par un regard assassin et un “ça va, fais-en pas trop non plus”. Je ne pense pas trop en faire, je m’estime même en-dessous de ce que Marcel mérite pourtant, il faut bien s’asseoir et se faire discret. Je ne voudrais pas être jeté hors du plateau. Ma tête arrête de pivoter et mes yeux s’accrochent à Proust.

Marcel est si timide qu’il regarde à peine la caméra. Le présentateur vedette lui demande s’il n’a pas trop chaud dans ce manteau digne d’«un homme préhistorique ». Le public rit, je transpire, Marcel aussi. On applaudit la plaisanterie, pas Jacques. Les hommes préhistoriques portaient-ils des manteaux ?

“Non, non, je suis très fragile, figurez-vous”.

“Alors, Marcel Proust, vous publiez Le Temps retrouvé, septième partie de votre œuvre gigantesque : À la recherche du temps perdu. La question qui nous vient naturellement à l’esprit est : Est-ce la fin de cette saga ?”. Sourire infini de l’animateur qui pourrait engloutir 3000 pages d’une seule bouchée.

Le terme « saga » a été choisi car nous sommes au sortir de l’été et que l’été, à la télévision, il y a des sagas.

“Je ne sais pas, j’ai encore d’autres choses à dire, je ne suis jamais satisfait de mon travail alors je…”.

“Merci, tout de suite, la météo”.

“Très bien, c’est important la météo”.

Marcel regarde ses chaussures, personne n’a entendu sa dernière phrase. Un assistant vient lui demander de laisser sa chaise à l’invité.

Categories: Proustiana

2 Comments

Agathe · 27 décembre 2021 at 17 h 40 min

Ah, merci ! J’ai souri, puis ri et enfin éclaté de rire. Quel plaisir ! Offrez nous d’autres perles !

Leprince Pierre-Yves · 28 décembre 2021 at 14 h 03 min

Ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar – avec cette différence : d’un cauchemar on se réveille, du monde actuel que décrit ton texte, on ne peut se réveiller… il est le monde réel ! Une partie du monde seulement, et autour ne nous seulement, par chance. Nous pouvons en rêver, en vivre un autre, c’est ce que tu fais, cher Michael, continue !

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