Kolb case,  le retour de la correspondance de Proust

Published by Nicolas Ragonneau on

La réédition en cinq volumes de la Correspondance de Marcel Proust établie par Philip Kolb, et éditée de 1972 à 1992 chez Plon, laisse un goût d’inachevé, malgré deux textes de Thierry Laget et Jean-Yves Tadié en guise de somptueux serre-livres.

Elle s’appelle La Prestigieuse, mais L’Arlésienne lui siérait tout aussi bien. La collection de Plon, qui accueille la réédition de la correspondance complète de Marcel Proust éditée par Philip Kolb de 1972 à 1992, encadrée par une préface de Thierry Laget et une postface de Jean-Yves Tadié, s’est fait attendre de longs mois et paraît enfin. Annoncée avec tambour et trompette au début de l’été 2022, elle devait être publiée à l’automne du centenaire Marcel Proust et en quelque sorte le conclure.

Le coffret en cinq volumes a été pris dans un invraisemblable feuilleton éditorialo-politico-social au sein du groupe Editis, alors aux mains du retraité le plus actif de France, « l’homme qui inquiète », Vincent Bolloré.
Proust et Vincent Bolloré, voilà deux univers a priori bien antagonistes et pourtant… sans papier Bolloré, fournisseur historique de la Pléiade et spécialiste du papier Bible, pas d’édition Clarac-Ferré, pas d’édition Tadié et pas d’édition Tadié non plus en Quarto (jusqu’en 2009, année de reprise de l’activité papier par l’Américain Republic Tobacco). Alors on dit quoi ? On dit Merci Vincent, comme mon amie Elisabeth Bailly, partie du groupe Prisma avec la clause de cession quand Vivendi a racheté le groupe de presse d’Axel Ganz, et qui a choisi ce nom pour sa librairie d’Aubigny sur Nère (Cher). Mais je m’égare et je souffle sur les breizh.

Revenons quelques années en arrière. Fin juin 2021, Lise Boëll, éditrice d’Eric Zemmour chez Albin Michel, décide de quitter la maison. Zemmour, un des trois grands décérébrateurs (avec Pascal Praud et Cyril Hanouna)  et chantres du déclinisme à la française soutenus par Bolloré, a décidé de se présenter aux élections présidentielles, mais la direction d’Albin ne souhaite pas être associée à cette campagne. Cependant, Lise Boëll avait enchaîné les succès commerciaux avec les livres d’Eric Zemmour, de Philippe de Villiers, mais aussi de Stéphane Bern, ce qui lui vaut le surnom d’« éditrice des réacs ». Avec 13,5% du CA assuré par son équipe chez Albin, elle nourrit tant de personnes qu’on pourrait aussi l’appeler « Boëll alimentaire ». 
Pour Vincent Bolloré, la disponibilité de Lise Boëll, hautement compatible sur le plan idéologique, est une aubaine : Arnaud de Puyfontaine, à la tête de Vivendi, la parachute à l’automne 2021 chez Plon. Aux éditions Plon, on a pourtant une directrice éditoriale, Céline Thoulouze, et on voit d’un mauvais œil l’arrivée de Lise Boëlloré. Pendant des mois, de psychodrames en arrêts maladie, une ambiance de guerre, de complot et de schisme dignes du Vatican s’installe. Plon devient schizophrénique, Plon A s’oppose à Plon B, Plon B provoque Plon A, Plon A marche sur les plates-bandes de Plon B. Plombés ? Qui va gagner ? Qui est à bout et qui veut s’évader des Plon ?

Les amateurs d’aptonymes et de Claude Nougaro savent déjà que Céline Thoulouze a perdu la partie. Et c’est exactement ce qui arrive, malgré des admonestations et un audit « accablant sur les méthodes de Lise Boëll » (Le Monde du 11 mars 2023). Ce bilan toxique a beau s’étaler dans Mediapart et dans Le Monde, c’est pourtant Cécile Thoulouze qu’on exfiltre, en lui confiant la direction d’une nouvelle maison, Récamier (avril 2023). La journaliste du Monde Nicole Vulser faisant le récit de l’anarchie duelle de Plon, croit même savoir que la réédition de la correspondance de Proust fera les frais du schisme : « L’abandon du projet de réédition des correspondances de Marcel Proust apparaît comme ‘le symbole d’une désorganisation’». Le projet n’est pourtant pas annulé, mais reporté d’un an, et prévu pour novembre 2023.

L’usage de Proust

Dès son arrivée chez Plon, Lise Boëll avait compris quel parti elle pouvait tirer de la correspondance de Proust en 21 volumes, comment elle pouvait, selon une expression de mon crû qui se vérifie partout et toujours, « se draper dans le prestige de l’écrivain national » ; son expérience d’éditrice littéraire a beau être proche du  néant, elle a bien raison de constater que ce fonds dormant pourrait à la fois susciter un intérêt chez les proustophiles et dorer son blason, particulièrement pour l’année du centenaire. Et c’est ainsi qu’elle décide au printemps 2022 la réédition des 21 volumes de la correspondance sous la forme plus compacte d’un coffret de 5 volumes. Il est même prévu un temps d’offrir le coffret Proust aux salariés d’Editis en cadeau de fin d’année. Chez Plon A, on avait parallèlement programmé la réédition du choix de lettres de Proust par Françoise Leriche, prévue sur le même cycle de vente que le coffret de Plon B, en octobre 2022.

Les cinq volumes de la réédition se présentent sous un coffret chocolat au pelliculage mat. Chacun des volumes est toilé, doré sur tranche, d’un format un peu plus grand qu’une Pléiade. C’est un peu vieillot, moche et chichiteux, surtout sur le plan typographique. La police script du logo de La Prestigieuse notamment est cheap comme un mauvais faire-part de mariage et fait figure d’oxymore : mettons que ça n’aurait pas dépareillé dans la bibliothèque de ma grand-tante (non, elle ne s’appelait pas Léonie) au Creusot, si l’achevé d’imprimer avait été en 1956.
En mains, les ouvrages sont plutôt agréables et le bloc intérieur est bien composé ; l’or de la tranche est en revanche fugitif et paillette sur les doigts. Plon a souhaité une réédition homothétique, c’est-à-dire une réédition qui permette de retrouver le foliotage de l’édition princeps. Si vous possédez le précieux Index général de la correspondance de Marcel Proust établi par Kazuyoshi Yoshikawa et son équipe aux Presses de l’Université de Kyoto, vous pourrez retrouver toutes les unités indexées dans les cinq volumes avec beaucoup de facilité.

L’annonce de la parution du coffret en 2022 et la confusion qui a suivi ont entretenu les discussions et les fantasmes les plus fous au sein de la prousterie. Certains se prenaient à rêver d’un ensemble réunissant toutes les lettres connues de Proust, comprenant le travail de Kolb et les nombreuses missives éparpillées comme les membres d’Osiris. Ce rêve était permis car le grand public connaît mal le travail de Kolb, tandis que la plupart ignore que l’édition d’une correspondance est une œuvre en soi qu’on ne peut charcuter ou augmenter à loisir. Et c’est le principal intérêt de cette réédition : donner à voir le travail monumental, inestimable et tragique de Philip Kolb, tout en disposant de documents précieux qui sont parfois autant d’avant-textes de la Recherche. A cet égard, la préface de Thierry Laget, « La méthode Kolb » véritable livre dans le livre, est une merveille. Merveille de recherche, de narration et d’humour, et un chef‑d’œuvre de portrait littéraire. Ce seul texte d’une cinquantaine de pages justifierait presque l’achat du coffret et l’entreprise éditoriale, malgré qu’on en ait. Et Jean-Yves Tadié, à qui on a laissé le dernier mot, n’est pas en reste, convoquant d’une part ses souvenirs personnels de son ami Philip Kolb, le comparant à un chef de service secret pour roman de Graham Greene, et retraçant d’autre part quel genre d’épistolier était Marcel Proust au regard de l’histoire littéraire.

Comme Proust, Philip Kolb (1907−1992) menait une course contre la montre, une course contre la mort. Comme Proust, comme CK Scott Moncrieff, il corrige des épreuves sur son lit de mourant. Mais à la différence de ceux-ci, il parvient à boucler in extremis son grand œuvre éditorial. La parution des 21 volumes aura duré 20 ans, de 1972 à 1992, mais son combat obsessionnel, sa vocation, réunir toutes les lettres de Proust qui n’avaient pas été brûlées ou détruites et les ordonner de manière chronologique, aura duré toute son existence. Avec les moyens dont il disposait, avec l’aide de toute sa famille et d’assistants, il a abattu un travail colossal pour lequel il a presque tout sacrifié, et dont il savait aussi qu’il s’agissait d’un travail de Sisyphe, puisqu’on découvrait sans cesse de nouvelles lettres qui manqueraient forcément à l’édifice. Les lettres qui apparaissaient en cours de travail, Kolb les plaçait en appendices de ses volumes. Hélas, on les retrouve à la même place dans la réédition, ce que ne manque pas de déplorer Thierry Laget (et les lecteurs de bon sens partageront son avis) : « une réédition idéale de la Correspondance ne manquera pas, un jour prochain, évitant Charybde et Scylla — le réflexe conservatoire et la tentation futuriste —, de reclasser dans l’ordre chronologique les lettres publiées dans les appendices et d’y ajouter celles qui ont été découvertes depuis. Philip Kolb lui-même appelait cette réédition de ses vœux […] »

De la même manière et c’est plus difficile à avaler, certains doublons demeurent et les coquilles d’origine n’ont pas été corrigées malgré la nouvelle composition : en note de la page 378 du premier tome de la Correspondance, on trouvait « le sol nu de l’hiver s’emplissait d’anémones, de couscous et de violettes », et ce couscous (un belle boulette en lieu et place de coucous) se retrouve tel quel dans la réédition (p.430 du premier volume de l’édition 2023). Une coquille d’œuf de coucous, un souvenir d’ornithologue me direz-vous.
Tiré à 1500 exemplaires et vendu à 495 €, le coffret trouvera sans doute preneur chez les nombreux amateurs qui ne possèdent pas l’édition d’origine, et ils n’auront pas à demander un permis de construire pour le ranger au vu de sa compacité. Mais le résultat laisse un goût d’inachevé et un sentiment de frustration proches de ceux que m’inspire le projet Corr-Proust, lequel avance à la vitesse d’un escargot anémié (72 lettres mises en ligne en 6 ans).

Categories: Proustiana

10 Comments

Merville · 18 novembre 2023 at 20 h 18 min

Je partage votre avis.Cette reedition a une justification : l’impossibilité de trouver les volumes publiés un par un chez Plon ( sauf à des prix extravagants).Ceux à qui il ne manque que 2 ou 3 exemplaires hésiteront peut-être à faire la dépense assez conséquente de ces 5 volumes.
Je regrette évidemment que les lettres qui figuraient en fin de chaque volume car elles avaient été retrouvées n’aient pas été replacées dans le bon ordre.Ce n’était pas vraiment difficile et ne portait nullement atteinte au travail de Kolb.
Je regrette également que ne figurent pas dans cette édition les lettres retrouvées après 1992.Mais il semble que Gallimard soit détentrice des droits.
Pleurons enfin sur les lettres disparues ou détruites que nous ne connaîtrons jamais.

    Mollier · 19 novembre 2023 at 9 h 54 min

    Bravo pour ce délicieux et précieux commentaire d’une édition ratée et pourtant utile qui a fait l’objet d’une bataille digne d’un film de Sergio Leone qui se serait intitulé « Il était une fois l’édition française ». Et félicitations pour les trouvailles langagières : on dira désormais « la Boëlloré » comme on dit « la Torpille » dans « Splendeurs et Misères des courtisanes »…

Cactus · 18 novembre 2023 at 21 h 36 min

C’est un peu comme le retour de la panthère rose mais en moins bien

Françoise Leriche · 18 novembre 2023 at 22 h 56 min

@Merville : une lettre « retrouvée » (mise en Appendice par Kolb, ou trouvée après son décès) amène fort souvent à redater 5 ou 10 lettres, donc à les déplacer chronologiquement. Il ne s’agit pas de simplement “insérer » les lettres des Appendices ou les lettres retrouvées au milieu des autres, leur prise en compte implique un véritable CHANTIER de REFONTE de la correspondance (par redatation de nombreuses lettres, qui alors changent de place). Qui aurait pu entreprendre un tel chantier, en un délai si court ? Une nouvelle édition revue (révision des datations, donc aussi des notes) prend des années. C’est ce qu’a entrepris l’édition numérique Corr-Proust. Des centaines de lettres sont déjà prêtes (rassurez-vous, Nicolas !) – seuls quelques problèmes d’affichage des notes en pop-up retardent (depuis des mois) leur mise en ligne, les ingénieurs numériques étant toujours débordés et n’ayant pas encore trouvé le temps de parfaire cet affichage. D’ici quelques semaines, vous pourrez lire de nouvelles « tranches » de lettres redatées, avec un apparat critique revu et augmenté (et, à terme, des nombreuses fonctionnalités de recherche). Patience ! Philip Kolb a mis 35 à 40 ans à préparer sa grande édition avant de commencer à publier son premier tome… C’est en effet le travail préparatoire (les recherches, les vérifications, les recoupements, ainsi que la conception de l’infrastructure générale) qui prend le plus de temps. Il faut n’avoir jamais édité une correspondance comme celle de Proust (qui ne datait pas ses lettres) pour croire que cela se fait rapidement.

    Ruth Brahmy · 19 novembre 2023 at 9 h 35 min

    Merci de cette fort intéressante mise au point sur ce qu’est la complexité de ce travail d’édition de la correspondance. Et merci aussi pour cette annonce de la suite de la mise en ligne de cette admirable édition numérique en guise de cadeau de Noël, Françoise Leriche !

Gallego · 19 novembre 2023 at 10 h 12 min

Merci pour votre article …. Ironie corrosive et esprit de finesse !
Ce 19.11.2023 …. du Creusot !

Cecile Gateff · 19 novembre 2023 at 18 h 42 min

Merci beaucoup, cher Nicolas.
Passionnant , ironique, formidable
Amitiés
C.Gateff

Antoine · 20 novembre 2023 at 14 h 37 min

Article roboratif, et bien complété par le commentaire de Françoise Leriche.
Merci !

Jean-Christophe Antoine · 20 novembre 2023 at 19 h 19 min

PS : le vrai plus à contenu identique aurait été une édition numérique.

Alex · 3 décembre 2023 at 21 h 17 min

En ce qui concerne l’aspect “chichiteux”, c’est assez désagréable de finir avec des paillettes dorées partout sur les vêtements et les mains après avoir parcouru quelques pages. Je me sens comme une jeune fille qui vient de quitter un goûter d’anniversaire.

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