Napoléon Murat, le prince proustien
Le dixième épisode de notre série sur les lecteurs et les amis de Proust photographiés par le studio Harcourt est consacré au Prince Napoléon Murat, qui a pris la pose à plusieurs reprises au 49 avenue d’Iéna. Et alors que Proust, roman familial vient de paraître au Livre de Poche, c’est au tour de sa fille, Laure Murat, de regarder ce portrait dans la distance du souvenir.
Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai vu cette photographie de mon père, dans un cadre en argent, sur le bureau de ma mère. Elle datait pourtant d’une époque – 1952 – bien antérieure à leur rencontre, en 1960. Mais la « photo Harcourt » avait semble-t-il valeur, dans les familles, de portrait officiel et, comme tel, demeura indéboulonnable. Je n’ai jamais vu d’autres portraits plus récents s’y substituer. Grâce à Harcourt, mon père a vingt-sept ans pour l’éternité, lui qui avait fixé à trente ans [sic] le seuil d’une vieillesse qu’il redoutait et abhorrait, répétant à l’envi la phrase du général de Gaulle : « La vieillesse est un naufrage ». En se mariant à trente-cinq ans, il n’enterrait pas seulement une vie de garçon bien remplie, de producteur des films de Louis Malle, d’amant de Jeanne Moreau, de dandy fêtard. Il tournait la page. Il entrait, de son propre aveu, dans le vieil âge. Étrange conception, que tout démentait : j’ai rarement connu un homme plus juvénile, plus drôle, plus charmant, et si lucide quant au sens de la modernité.
À l’époque de la photo, sa grand-mère (née en 1867), pour laquelle il a gardé toute sa vie une forme de vénération, est toujours vivante, bon pied, bon œil, grâce aux exercices de gymnastique qu’elle pratique quotidiennement. Il lui demande encore et encore de lui parler de Proust, qu’elle a connu et invité plusieurs fois dans son hôtel de la rue de Monceau, où mon père vient la voir régulièrement, avant sa démolition en 1960. Mais il ne peut rien en tirer que cette phrase désabusée : « Ah oui, ce petit journaliste que je mettais en bout de table… »
Proust, mais aussi Borges et Michaux
Au sein d’un milieu dans l’ensemble très inculte, mon père, lecteur insatiable, est une exception. Je ne me souviens pas d’un jour sans que nous n’ayons parlé de littérature, sans que je le voie un livre à la main, plongé dans Faulkner, recopiant des passages de Saint-Simon, parlant de Victor Hugo. Dès que j’ai su lire, j’avais à la maison, à portée de main, tous les livres qui se puissent désirer. Privilège sans équivalent. C’est une chose d’être née une cuiller en vermeil dans la bouche, une autre d’avoir grandi dans une bibliothèque qui comptait en bonne place Borges, Michaux, Ionesco – écrivains que mon père a tous connus et sur lesquels, pour les deux premiers, il a même écrit.
Aujourd’hui, une petite partie de cette bibliothèque est chez moi et je regarde à chaque fois, avec une reconnaissance mêlée de mélancolie, les volumes de la Pléiade et les cahiers de l’Herne qui lui ont appartenu. Il annotait les premiers au Bic, au stylo ou au feutre. Ce geste sacrilège sur du papier Bible dont la transparence supporte mal les traces d’encre bleue constitue aujourd’hui mon plus bel héritage. J’ai ainsi gardé les trois volumes de l’édition Clarac et Ferré, qu’il m’avait donnés lorsque la nouvelle édition de la Recherche par Jean-Yves Tadié était parue en 1987. J’avais vingt ans et j’ai découvert Proust par ses volumes, ses yeux, son tour d’esprit – et ses notes. Et si la Recherche a constitué pour moi, à bien des égards, une forme de « roman familial », c’est d’abord à mon père que je le dois.
Proust roman familial, lu par Laure Murat, est disponible au format audiolivre.
Le Michaux de Napoléon Murat est disponible en version numérique.
4 Comments
Jean-Paul DESHAYES · 1 novembre 2024 at 8 h 37 min
Très intérressant.
NB 1 : écrivains que mon père a tous connu » Il faut un « s » après connu car le participe .passé demande l’accord
NB 2 : La Pléiade : il faut des majauscules
Nicolas Ragonneau · 4 novembre 2024 at 8 h 59 min
Merci. Je vous engage comme correcteur orthotypo.
Ruth Brahmy · 1 novembre 2024 at 18 h 24 min
Délicieux article ! Comme Laure ressemble à son père, c’est sidérant : même regard à la fois perçant et tendre !
Bernard Ferry · 1 novembre 2024 at 19 h 35 min
Grand Prix Royal Canin : quel honneur ! MDR
bejferry@hotmail.fr
Ce serait intéressant que Laure nous parle aussi de l’homme qu’elle a failli épouser : un de mes amis.