Entretien avec Philippe Charlier

Published by Nicolas Ragonneau on

Philippe Charlier par Jennifer Ephée.

Entretien avec le médecin, archéologue et anthropologue, Philippe Charlier, graphomane et bibliophage invétéré, qui publie Autopsie des fantômes, Une histoire du surnaturel (Tallandier) quelques mois seulement après son important Vaudou : l’Homme, la Nature et les Dieux (Plon). Ce spécialiste de la mort, qui vient d’être nommé directeur de la collection Terre Humaine, ne serait évidemment pas sur ce site s’il n’était un lecteur de la Recherche, qui lui donne l’occasion d’étonnants rapprochements.

Fonctions vitales qui s’arrêtent une à une, mort neuronale, inhumation, décomposition, cultes, rites, religions, mythes, légendes, croyances, représentations littéraires ou artistiques… rien de ce qui est connaissable sur la mort ne lui échappe. Philippe Charlier est un cas assez unique de scientifique obsédé par ce tabou fondamental, qu’il visite de fond en comble dans une bibliographie riche de plus de dix ouvrages, consacrés tour à tour à la médecine légale, à la pathographie, aux zombis, aux fantômes, jusqu’à Vaudou : l’Homme, la Nature et les Dieux paru à l’automne dernier dans la prestigieuse collection Terre Humaine chez Plon, dont il est également le directeur. Ce livre d’anthropologie fondamentale présentait le récit de ses longues années de « terrains » au Bénin. Avec Autopsie des fantômes, Une histoire du surnaturel, Philippe Charlier propose un livre hautement divertissant, non moins documenté mais plus grand public. Sous ce titre se cache une authentique histoire mondiale du spiritisme à large spectre, depuis ses origines américaines au milieu du XIXe siècle, son avènement au temps de Proust, jusqu’à ses avatars mondialisés contemporains (le caodaisme vietnamien par exemple, très présent à Paris comme en France et qui reconnaît Jésus, Mahomet, Shakespeare et Victor Hugo parmi ses guides spirituels — mais pas encore Marcel Proust). Au passage, l’auteur fait quelques stations pour consacrer un chapitre à la photographie spirite, dont les principes et les techniques sont magistralement décortiquées, aux fantômes japonais de Lafcadio Hearn, aux tables tournantes de Jersey ou à la théosophie (dont Lionel Hauser, le conseiller financier de Proust, était un ardent prosélyte). 

Le barnum spirite

Le spiritisme est un show, un théâtre, une foire aux monstres, sauf que ses créatures sont souvent jeunes, belles et dénudées : sous prétexte de rentrer en contact avec les morts, des messieurs trop lubriques viennent reluquer de séduisantes médiums. Le barnum spirite, repaire hanté par des charlatans, dit beaucoup de la société du spectacle naissant, du goût pour les exhibitions contemporaines du Buffalo Bill’s Wild West Show, des cirques, des Expositions universelles et des zoos humains. Mais d’autres ne sont pas là pour se rincer l’œil ; ils poursuivent une quête bien plus tragique : communiquer avec un enfant mort, un proche, un ami cher parti trop tôt. Sinon, comment des esprits analytiques et aussi brillants que Camille Flammarion, William Butler Yeats, Arthur Conan Doyle et tant d’autres auraient-ils pu adhérer au culte spirite avec si peu de réserves, gâtant parfois une postérité qui s’annonçait immaculée ? C’est la question qui traverse tout le livre, et à laquelle le médecin de la mort apporte des réponses historiques et anthropologiques, sans jamais juger les pratiques. Car au fond, dans un monde dominé par la science, qui rend la mort toujours plus insupportable et qui réduit sans cesse la part du spirituel, du magique et du merveilleux, il est plus important de croire que de savoir.

On vous surnomme « l’Indiana Jones des cimetières », mais vous êtes aussi connu sous le nom de « Doc trop tard » (qui est aussi votre compte Twitter). Quelle est l’histoire de ce doux surnom ?
C’était en 2002. J’étais étudiant en médecine à Paris, et il y avait une rencontre, un soir, dans une librairie proche du musée Cluny, avec Antonio Tabucchi. J’y étais allé avec mon petit exemplaire de Nocturne Indien, achetée chez Gibert (son édition originale en français, chez Christian Bourgeois, 1987, avec la peinture de David Hockney sur la couverture : Taj Hotel). Il venait présenter son dernier livre Il se fait tard de plus en plus tard… peut-être l’écho le plus absolu à la première phrase de la Recherche ? À la fin de la rencontre, je suis allé faire signer mon livre en tremblant. Nocturne Indien est, pour moi, un livre initiatique, et Tabucchi tenait du démiurge. Il m’a demandé ce que je faisais dans la vie, en italien. Je lui ai dit que j’étais étudiant en médecine, que je faisais de l’archéologie, fouillant des sépultures en Grèce et en Italie, et m’orientant vers la médecine légale. Alors il m’a répondu que j’étais le médecin de la vérité, mais en retard, le « docteur trop tard » (Dottore Troppotardi, en italien). « Mais on va mettre Troppotardo, ça fera plus vrai », murmura-t-il en souriant pendant qu’il laissait sa dédicace sur mon petit livre. Depuis, ce surnom — doc(teur) trop tard — m’a toujours suivi.

Dédice d'Antonio Tabucchi à Philippe Charlier

Votre CV est impressionnant : vous cumulez des compétences en médecine (et plus particulièrement en médecine légale), en archéologie et en anthropologie. Le mot « thanatologue », par le syncrétisme qu’il porte, semble bien adapté pour vous présenter. Qu’en pensez-vous, et qu’est-ce qui selon vous rassemble ces trois pratiques ?
Ces trois pratiques en effet se rassemblent fort bien : loin de se disperser, elles se rejoignent autour de la personne humaine, sa façon de penser sa déchéance, sa fragilité, sa fin. La mort est ma collègue de travail – et l’on n’est pas obligé d’aimer tous ses collègues… Plus que « thanatologue », j’aime bien l’idée d’être un médecin des morts, fussent-ils anciens ou récents, proches ou lointains, isolés ou baignés de rituels. C’est cet ensemble qui m’interpelle, cette fusion des sciences humaines et fondamentales qu’une séparation inique rend encore trop distantes pour certains.

Vous m’avez envoyé, préalablement à notre entretien, un article étonnant, où vous montrez qu’il n’y a pas d’absolu de la mort, mais que cette notion, anatomiquement parlant, est toute relative. Qu’est ce que cela implique pour vous ? Et est-ce que cela devrait changer notre rapport aux morts ?
D’abord, une chose fondamentale dans mon esprit est l’idée que la vie est partout, continue, permanente. Elle change de forme, elle évolue, mais ne disparait pas. Si la mort existe – et elle existe, socialement et biologiquement – elle ne s’oppose pas à la vie, mais à la naissance. Cette notion est essentielle. En outre, lorsque survient la mort, elle n’est pas immédiate. Si, extérieurement, le défunt apparaît comme tel sans délai, le processus réel d’installation de la mort est progressif. Les signes de mort surviennent les uns après les autres dans un ordre et même avec des délais bien établis : diminution de température jusqu’à l’équilibre avec la température ambiante, lividités cadavériques, rigidité cadavérique, etc. Intérieurement – et cette notion apparaît dans de nombreux textes ésotériques ou mystiques, à commencer par le Bardö Thödol, le livre des morts tibétains — la mort n’est qu’une successions d’extinctions progressives de « lumières », c’est-à-dire, pour nos yeux occidentaux, de fonctions vitales et de systèmes d’organes. Le processus est bien plus complexe qu’il n’y paraît, de telle sorte que définir la mort est probablement une des choses les plus difficiles qui soit. Même pour un médecin légiste ! 

En quatre mois vous avez donné Vaudou chez Plon (collection terre Humaine) et Autopsie des fantômes (Tallandier) deux livres très différents, mais qui s’inscrivent dans une bibliographie qui ressemble de plus en plus à une grande Encyclopédie universelle de la mort, publiée en plusieurs tomes. Est-ce qu’il y a chez vous une volonté de faire le tour de la question, d’épuiser le sujet ?
Oui, très clairement. Ces ouvrages font suite aussi à Male Mort (Fayard), qui cherchait à décrire, par le menu, les morts non naturelles dans l’Antiquité gréco-romaine à partir de données squelettiques, écrites et iconographiques. Et puis il y a eu Paris, Seine de crime (Rocher), qui proposait une relecture de photographies anciennes de scènes de crime du début du XXe siècle conservées à la Préfecture de Police de Paris, dues à la brigade d’Alphonse Bertillon. Egalement dans la même lancée on peut citer Zombis. Enquête sur les morts vivants (Tallandier) qui s’intéressait au phénomène des non-morts en Haïti. Probablement un de mes prochains ouvrages sera sur les vampires, toujours examinés avec ce double regard : celui du médecin et celui de l’anthropologue…

Peut-on voir le spiritisme comme le symptôme d’un monde de plus en plus matérialiste et scientifique d’où Dieu, la spiritualité et le merveilleux s’effacent inexorablement ?
On peut plutôt le voir comme une résistance à cet effacement : une lutte entre le pragmatisme et le merveilleux, entre le cartésianisme et le merveilleux. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est faux, mais je vois la ferveur et l’utilité psychologique que peut revêtir le spiritisme chez certains. L’intensité de cette croyance, et ses effets bénéfiques dans le sens où un manque, une absence, un vide semble comblé.

Justement, 2020 a été un millésime exceptionnel pour la Mort. Les effets de la pandémie sont désormais visibles sur les courbes de mortalité en France comme dans d’autres pays. On déplore plus de 2 millions de morts dans le monde et, en France comme ailleurs, la mort me semble absente des récits. On entend un macabre décompte tous les jours, mais je suis surpris par l’absence de récits ou d’images et l’incroyable euphémisation de la situation (beaucoup ramènent les morts au nombre d’habitants en avançant que ce n’est pas si terrible que cela). Certains n’ont pas pu visiter leurs proches mourant pour des raisons sanitaires, d’autres ont dû les enterrer en comité très restreint. On parle même d’enterrements sur Skype ou Zoom… Bref, en un mot comme en cent, j’ai le sentiment que nous avons rompu définitivement le lien avec nos morts et que le Covid-19 a amplifié considérablement cet état de fait. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a qu’en période d’épidémie (ou de pandémie) qu’on égrène quotidiennement la litanie lugubre du nombre des décès. Mais ceci ne devrait pas nous étonner. Chaque jour en France, plus de 1500 personnes meurent, de toutes façons. La crise actuelle fait se rendre compte de ces morts quotidiens, auparavant escamotés. Auparavant silencieux, ils deviennent audibles. Mais pas forcément visibles, puisque les rituels funéraires et les funérailles sont fréquemment en petit comité. On a beau utiliser de nouvelles technologiques (« crémation Skype »), rien ne remplace la vision directe du cadavre, la main posée sur celle du mort ou sur son visage, le dernier baiser sur sa peau froide. Comment prendre conscience de la mort — et commencer son deuil — quand on ne peut pas objectiver la réalité du décès, quand les rites ancestraux ne peuvent pas être effectués selon la norme ? La mort, déjà devenue distante avec nos sociétés aseptisées, est devenue encore plus lointaine, presque irréelle, impalpable, insaisissable. Je doute que ce soit un bien sur le plan psychologique, moral, sociétal.

Pourtant, et avant même l’arrivée du Covid-19, les morts n’ont jamais été aussi nombreux parmi nous.
Vous connaissez l’expression qu’utilisaient les anciens Grecs pour parler des morts ? Ils disaient « les plus nombreux »… Nous marchons sur nos ancêtres, tâchons d’avancer avec délicatesse…

Parlons un peu de littérature. Quels sont vos écrivains ou vos œuvres fétiches ?
Il suffit de regarder à côté de ma table de nuit : René Leys de Segalen, Bourlinguer de Cendrars, Nocturne Indien de Tabucchi, La route des Indes de Morand, Les belles endormies de Kawabata, Antigone de Sophocle, Les villes invisibles de Calvino, La promesse de l’aube de Gary, Le sac du Palais d’été de Pierre-Jean Rémy, Le pendule de Foucault d’Umberto Eco, Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, La voie des masques de Lévi-Strauss, Rue des boutiques obscures de Modiano, Place de Sienne côté ombre de Fruttero et Lucentini, La voie royale de Malraux, Le livre de l’intranquillité de Pessoa, et un recueil de poésies de Cavafy…

Vous êtes aussi un lecteur de Proust. Quelle a été votre première expérience de lecteur d’À la Recherche du temps perdu ? Et dans quelle édition l’avez-vous lu ?
J’essaie toujours de mettre en scène la lecture de certains livres « importants ». J’entends par là : choisir un cadre particulier, un moment choisi, une occasion. Cette organisation du chaos n’est que pour moi, comme une esthétisation programmée des souvenirs. Pour la Recherche, je me souviens que j’ai commencé Proust dans un train, en Italie. J’avais trouvé en marchant dans Paris près de la Sorbonne – en face du « Bouillon des colonies », rue Racine — sur un pas de porte, quelques livres empilés, abandonnés. Sur le dessus, il y avait un vieux Pléiade dans son cartonnage gris. Je l’ai pris avec moi, et quelques jours plus tard, filant dans un train corail vers le Sud, je jugeais que c’était le bon moment de « me mettre à Proust ». Je devais avoir une vingtaine d’années. C’était l’édition de Pierre Clarac et André Ferré (1966). Je me souviens que le papier bible collait à mes doigts en sueur (le wagon était mal climatisé). Je revois le paysage défiler sur les caractères en Garamond. C’était ma première découverte de ce style incomparable, ce rythme qui, finalement, se calquait à celui du train filant dans le paysage de garrigue, les pinèdes, et la mer.

Des masques et des livres… dont la Recherche. Photo Philippe Charlier

L’identité est définie dans la Recherche comme une succession de moi, dont chacun meurt pour laisser la place à un autre, et qui rappelle la métempsychose. (il l’évoque dès les premières pages). Est-ce que cela vous rappelle des représentations identiques, dans d’autres mondes, dans d’autres cultures ?
Cela me rappelle la cosmogonie de la population Baoulé, en Côte d’Ivoire. Dans ce contexte, on considère que le monde est fait d’une suite continue d’univers s’interpénétrant l’un l’autre. A sa naissance, chaque être humain est catapulté dans un univers parallèle, abandonnant sa vie antérieure mais aussi les êtres avec lesquels il la partageait. Mais à un certains moment, ces anciens compagnons (époux, épouse, enfants,…) vont finir par être frustrés de cette longue absence, et commencent à se manifester : cauchemars, infections, fatigue intense, accidents, etc. La consultation d’un devin permet alors de relever la nature de cet(te) « époux/épouse de l’au-delà », de faire réaliser sa sculpture, et d’entamer des rituels d’apaisement. La « victime » devra en effet passer un peu de temps « terrestre » avec l’effigie incarnée de sa moitié abandonnée : prendre un repas avec elle en tête à tête, l’habiller, la câliner, et même dormir seul avec elle dans le lit conjugal !

La mort est peut-être le moment où tout s’éclaire, où survient enfin l’éclair de lucidité. Ce moment incroyable où, loin des convenances sociales, loin du cadre prévu, l’esprit prend enfin conscience de ce qu’est le monde, dans sa globalité, dans sa complexité.

Un peu plus loin, Proust écrit : « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. »
Que vous inspire cette représentation, préparant le lecteur à l’épisode de la petite madeleine ?

Une de mes amies, anthropologue également, me disait qu’elle a placé les cendres de son être aimé au cœur d’un arbre. Et qu’elle vient, de temps en temps, respirer son odeur, caresser l’écorce et enlacer le tronc. Il lui semble alors avoir son mari au plus proche d’elle, comme s’il était présent, sous une autre forme, mais présent malgré tout…

Par la mémoire involontaire, le narrateur se soustrait au temps et cesse d’être mortel. Et c’est par la mémoire involontaire que la Révélation finale pourra avoir lieu, alors même qu’à la fin du récit il n’a jamais été aussi proche de la mort. Quelle lecture faites-vous de cette fin paradoxale ?
La mort est peut-être le moment où tout s’éclaire, où survient enfin l’éclair de lucidité. Ce moment incroyable où, loin des convenances sociales, loin du cadre prévu, l’esprit prend enfin conscience de ce qu’est le monde, dans sa globalité, dans sa complexité. C’est à cette ultime initiation que l’on comprend enfin le sens du monde, celui de la vie. Malheureusement, c’est à ce moment précis que le souffle nous quitte, et l’on ne jouit de cette vision qu’un bref instant…

Ultima verba  : avez-vous quelque chose à ajouter avant de se quitter ?
Un détail. Dans la mort, ce qui m’attriste principalement, c’est la disparition des souvenirs. Ces rires, ces joies, ces moments de tendresse, ces câlins, ces extases, ces complicités, ces visions, ces odeurs, ces sensations, ces paroles… Rien ne reste, tout s’efface. Écrire, c’est transmettre, ne pas mourir complètement. Certainement les autres arts (comme la photographie, par exemple) participent de la même échappatoire, du même instinct de survie.

Suivre Philippe Charlier sur Twitter @doctroptard

Categories: Entretiens

1 Comment

Guz · 3 février 2021 at 19 h 01 min

Ah – Antonio Tabucchi et son “Pereira Prétend” .. un livre qui m’a toujours accompagné – Merci pour cet entretien. 

Ce qui est extraordinaire avec Proust c’est qu’il a vécu le “moment magic” de la mort pendant des longues années, peut-être depuis le moment où il a faillit perdre la vie.

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