Paul Valéry, Proust mais pas trop
On commence cette série consacrée aux amis, aux lecteurs, à l’entourage de Proust au sens le plus large du terme, dans l’œil du studio Harcourt, par une forme de bravade, avec un lecteur de prestige qui n’est, selon toute vraisemblance, jamais allé au terme de la Recherche : Paul Valéry.
La date de ce cliché n’est pas précisément attestée puisqu’il est indiqué « vers 1938 » dans la notice des archives de la Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie. Cependant Françoise Denoyelle nous assure que Paul Valéry a été un des premiers hommes de lettres à poser dans le studio de Cosette Harcourt, comme Robert Proust, et que ce nom prestigieux relevait d’une stratégie pour attirer des clients désireux d’imiter les géants des lettres de l’époque, bien avant les stars du cinéma. Hélas ce tout premier portrait ne figure pas dans les archives du studio, mais l’historienne est formelle : il est reproduit dans un titre de presse des années 34–35. Valéry est alors au faîte de sa gloire et de sa notoriété : il ne se passe pas un jour sans qu’il soit cité dans la presse généraliste de tout bord ; il siège à l’Académie française et c’est une autorité morale considérable. Parmi ses grands textes, il a déjà publié, bien des années auparavant, La Jeune Parque, Le Cimetière marin ou Charmes. En 1937, il devient professeur au Collège de France, « sur une chaire de Poétique spécialement créée à son intention 1 », chaire qu’il occupe jusqu’à son décès en 1945. C’est donc un poète quasi officiel qui s’installe pour cette nouvelle séance photos dans le studio de l’avenue d’Iéna.
Une force sereine
Sur l’image reproduite, Valéry a plus de 65 ans (Proust était son aîné de seulement trois mois) et dégage une force sereine. Le regard est vif, l’attitude pleine de lucidité et de dignité. La lumière principale est à sa gauche (droite caméra) et une autre lumière, moins puissante, est dirigée du côté opposé sur le haut de la Teste. Pardon, de la tête.
Si on sent que le résultat commence à tendre vers l’archétype du studio Harcourt, la photographie n’en demeure pas moins austère et un peu épigonale : la manière reste assez proche de celle des Frères Manuel et elle n’est pas aussi flatteuse et puissante que dans les années 40, quand Raymond Voinquel amènera le studio à son apogée.
Une confession
En 1923, Valéry participe au numéro spécial de la NRF en hommage à Marcel Proust. Son texte de six pages est sobrement mais pauvrement intitulé « Hommage ». Le texte commence par une véritable confession : « Quoique je connaisse à peine un seul tome de la grande œuvre de Marcel Proust, et que l’art même du romancier me soit un art presque inconcevable, je sais bien toutefois par ce peu de la Recherche du Temps perdu, que j’ai eu le loisir de lire, quelle perte exceptionnelle les Lettres viennent de faire2 ». Paul Valéry n’a donc, de son propre aveu, même pas lu l’intégralité de Du côté de chez Swann. On sait quel profit Pierre Bayard a tiré de ce confiteor, qui a nourri, avec d’autres cas, sa théorie de la non-lecture dans Comment parler des livres qu’on n’a pas lus (Minuit, 2007). La suite du texte de Valéry ne fait que confirmer sa déclaration liminaire : le poète s’y livre à une comparaison entre l’art poétique et l’art du roman, sans jamais étayer son argumentation par des exemples glanés dans la Recherche. La glose n’est pas superficielle, elle est littéralement périphérique et paraît soigneusement éviter le sujet tout en meublant. Quand la conclusion de son hommage approche, Valéry considère « que nos plus grands écrivains n’ont presque jamais considéré que la Cour » et il observe que « Le monde d’aujourd’hui n’est pas si clairement ordonné que l’était cette Cour de jadis. Il n’en mérite pas moins […] que l’inventeur des Charlus et des Guermantes y ait pris ses figures et ses prétextes3 ». À y regarder de plus près, la capitale à l’initiale de Charlus, et dans une moindre mesure à l’initiale du nom des Guermantes, dans cette citation et dans ce contexte, ont valeur de preuve. L’académicien ne semble pas vraiment savoir de quoi il parle, puisqu’il met sur le même plan, et au pluriel, « [les] Charlus et les Guermantes », comme si les deux étaient équivalents et possiblement opposables, comme s’il croyait que Charlus est le nom d’une famille ou d’une lignée à l’instar de celui des Guermantes, alors que Charlus est bel et bien un Guermantes. En choisissant au contraire le bas de casse à l’initiale, il aurait pu signifier l’antonomase, et alors l’équivalence aurait été recevable…
Valéry comme Racine, Malherbe et Mallarmé
Proust admirait sincèrement Paul Valéry, tout du moins la correspondance du premier nous autorise-t-elle à le penser. À plusieurs reprises, le romancier fait l’éloge du poète qu’il lit surtout dans la NRF des années Rivière et, à au moins deux reprises, il ose cette analogie flatteuse : « Racine ressemble un peu à Mr Paul Valéry, lequel a retrouvé Malherbe en traversant Mallarmé4. »
Et quand un hommage à Paul Valéry se prépare dans Le Divan (15 mai 1922), Proust envisage d’y participer, mais sa santé ne lui permet pas de fournir l’étude espérée5.
Proust et Valéry se sont-ils même jamais rencontrés ? Le premier assure que non, quand le second semble s’en souvenir : « D’autres parleront exactement et profondément d’une œuvre si puissante et si fine. D’autres encore exposeront ce que fut l’homme qui la conçut et la porta jusqu’à la gloire ; moi je n’ai fait que l’entrevoir, il y a bien des années6. » Valéry fait vraisemblablement allusion à leurs années de jeunesse quand, en compagnie de Léon Blum, Pierre Louÿs, Fernand Gregh, Daniel et Philippe Berthelot, Valéry et Proust faisaient partie de l’Académie canaque sous le patronage de Marie de Hérédia, autoproclamée Reine des Canaques. Proust devait convoquer les membres de cette anti-Académie française et dresser les procès-verbaux, mais on ignore si cet aréopage s’est formé autrement que de façon virtuelle. Près de 35 ans plus tard, et sept ans après la mort de Proust, la Société des Amis de Proust première génération est créée le 10 juillet 1929. Henri de Régnier en est le président (jusqu’à sa mort en 1936), et le bureau se compose alors de Reynaldo Hahn et Paul Morand (vice-présidents), Paul Brach (secrétaire général), Charles Catusse (trésorier), Robert Proust (archiviste). En 1932, Paul Valéry remplace Régnier pour une réunion, sans qu’on sache trop quel était son rôle dans l’association.
Un enthousiasme feint ?
L’assemblage de ces quelques faits biographiques et cette implication dans la vie associative ont toutes les apparences d’un enthousiasme durable de la part de Paul Valéry. Cependant ce mirage se dissipe définitivement à la lecture d’un ouvrage d’Henri Mondor, médecin, spécialiste de Mallarmé et ami de Valéry, académicien et premier président de la Société des Amis de Marcel Proust deuxième génération. Un auteur-chirurgien que plus personne ne lit vraiment. Dans Propos familiers de Paul Valéry (Grasset, 1957), Mondor rassemble des notes prises la plupart du temps sur le vif de 1925 à 1945, soit une vingtaine d’années passées dans l’intimité de Valéry. C’est un document assez unique sur la vie de l’Académie française, notamment pendant les années d’Occupation. Les conversations de haute volée y côtoient les potins et les discussions légères et spontanées. Et 17 ans après l’hommage de Valéry dans la NRF, celui-ci, à l’oral, ne s’embarrasse pas de circonlocutions tout en confirmant sa non-lecture de la Recherche, sauf que l’éloge funèbre se transforme en assassinat.
« Dur à avaler »
En mars 1940, Henri Mondor rend visite à Valéry, atteint d’une grippe assez sévère et celui-ci, bien que diminué, applique les finitions sur le cercueil de Marcel Proust : « Ces jours-ci, j’ai essayé de la lecture […] Ceci dit, il y a de très jolies choses dans Proust ; mais le reste, presque tout pour moi, est dur à avaler. Non pas par quelque obscurité7 ; mais à cause de mon manque d’appétit pour ces plats d’autrefois.
Je n’avais jamais essayé, ai-je besoin de le dire, lisant si peu, rien même… Mais quelques-uns, vous peut-être, me répétaient :”profitez d’un séjour au lit, d’une fracture immobilisante, d’une maladie très bénigne8.” L’occasion de cette grippe m’ayant paru bonne, comme on dit abusivement, j’ai lu Proust pendant une semaine. Peu chaque jour ! Que c’est déglingué ! Et du Goncourt, un peu partout. Avec ça, trop de pédérastie, musquée ou masquée, comme ils voudront, pour une substance assez maigre et même avec ses amplifications magnifiques, un peu passée. Et puis, tous ces Lucien, Robert de M., Marcel, toutes ces vieilles cocottes fin de siècle m’em…9 »
On ne saurait être plus clair et péremptoire. En juin 1943, invité chez François Mauriac en compagnie des frères Tharaud, le fossoyeur Paul Valéry ajoute une ultime pelletée de terre sur la bière du romancier : « Trop long pour moi, qui lis si peu. Nous étions aux antipodes, Proust et moi ; j’y reste. Comme d’Annunzio, qui avait tant lu et savait beaucoup, Proust me montre cent choses de notre temps qu’il a parfaitement retenues et su utiliser ; mais sa pente mémoriale ne m’entraîne pas.
Le succès Proust révèle que sa grande fortune littéraire ne pouvait être réservée à ceux que Victor Hugo disait sans passé parce qu’ils ne lui paraissaient pris que par le présent. J’en suis10. »
Amen.
- William Marx a établi l’édition du Cours de Poétique en deux tomes (Gallimard, 2023), qui rassemble l’intégralité des cours de Valéry au Collège de France. ↩︎
- Hommage à Marcel Proust, Nouvelle Revue Française, 1er janvier 2023, p. 117. ↩︎
- Hommage à Marcel Proust, Nouvelle Revue Française, 1er janvier 2023, p. 122. ↩︎
- Lettre à Maurice Montabré, vers juin 1920, tome XIX de la Correspondance de Marcel Proust, édition de Philip Kolb (Plon, p. 290). Voir aussi l’Intransigeant du 3 août 1920, où la formule est reprise presque mot pour mot. ↩︎
- Germaine Pavel verra dans Valéry et Proust deux poètes du sommeil. Voir son étude en deux parties dans les Bulletin Marcel Proust de 1960 et 1961. ↩︎
- Hommage à Marcel Proust, Nouvelle Revue Française, 1er janvier 2023, page 117. ↩︎
- Le choix de ce substantif n’est peut-être pas anodin : le jeune Proust avait publié un texte, « Contre l’obscurité », où il s’opposait à Mallarmé dans le numéro 75 de La Revue Blanche, 15 juillet 1896. ↩︎
- L’opportunité d’une maladie « immobilisante » pour lire la Recherche est devenue un cliché, et un sujet de plaisanteries. Robert Proust regrettait sérieusement qu’on ne lise la Recherche qu’à l’occasion d’une jambe cassée ou d’une longue immobilisation. Cette situation correspond à l’expérience du héros d’Une lecture de Roland Cailleux. Jósef Czapski, atteint de la fièvre typhoïde, avait lu la Recherche à Londres, pendant sa convalescence, avant les années de guerre. ↩︎
- Propos familiers de Paul Valéry (Grasset, 1957), pages 94–95. ↩︎
- Propos familiers de Paul Valéry (Grasset, 1957), page 178. ↩︎
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