Pour saluer Sarah Bernhardt

Published by Jean-Yves Patte on

Au centenaire de la mort de Marcel Proust succède celui de la disparition de Sarah Bernhardt, une des artistes les plus adulées qui ait jamais vécu. Celle qui fut l’ami de Marcel Proust mais surtout de Reynaldo Hahn, à qui le Petit Palais consacre une grande exposition, « Sarah Bernhardt – Et la femme créa la star » (jusqu’au 27 août 2023), mérite un hommage particulier. En 1930, Reynaldo Hahn avait lui-même célébré son amie en publiant La Grande Sarah, un recueil de souvenirs, chez Hachette. Jean-Yves Patte et Nicolas Ragonneau ont sélectionné trois extraits de ces mémoires, à paraître les 23, 29 avril et le 6 mai sur le site. Et Jean-Yves Patte revient ici, en guise de préambule, sur l’admiration de Reynaldo pour Sarah.

Cent ans après Sarah Bernhardt…

… plus personne ne se souvient du jeu de la comédienne. Ne nous sont parvenus que des échos : sa voix, au travers de fragiles cylindres et de quelques disques, et quelques-unes de ses attitudes vues par des photographies, des fragments de films, ou un peu de sa vie « vraie », grâce à Sacha Guitry1. Restent des impressions encore : parmi les premières, celles de George Sand – qui trouvait qu’elle ne travaillait pas assez mais était consciente de son talent – et de Victor Hugo, visiblement épris, qui en 1872 lui avait dédicacé une photographie « À mademoiselle Sarah Bernhardt / Adoration et reconnaissance2 » et lui avoue encore avoir rêvé être son « Ruy Blas3 »… Puis viennent des bouquets et des gerbes de dithyrambes qui disent assez l’admiration qu’elle savait faire naître autour d’elle.

Dans ce concert d’éloges – contrebalancés parfois par quelques critiques et quelques pamphlets4 – tout parle de fascination, d’adoration, pour reprendre le mot de Hugo, mais peu de choses nous renseignent vraiment.
Il faut lire Mary Marquet qui s’est confiée dans ses mémoires bavards5, ou l’écouter6 : c’est une actrice qui parle, et non une adoratrice. Lorsque Sacha Guitry se souvient de Sarah Bernhardt, il fait parfaitement la différence entre celle qu’il nomme affectueusement « sa seconde mère » et l’interprète au talent immense qui « incarnait » (le grand mot est lâché) ses personnages avec une justesse qui n’appartenait qu’à elle. Cette justesse démesurée qui inspirera à Jean Cocteau l’expression de « monstre sacré ».

Sarah Bernhardt s’entretient avec Léon Abrams pendant le tournage de la Voyante. L’actrice porte des verres fumés afin de protéger ses yeux des puissants projecteurs. Nombre de scènes ont été tournées chez elle, dans son hôtel particulier du boulevard Pereire – Image promotionnelle du film, revue « Mon Ciné », 1924 

Et Reynaldo Hahn ?

On a un peu vite rangé La Grande Sarah, publié par le compositeur en 19307, au rayon des livres idolâtres… d’ailleurs on peut se demander qui, en dehors de quelques curieux, lit Reynaldo Hahn ? C’est un musicien, et non un auteur, on l’écoute plutôt…
Comme Sacha Guitry, Reynaldo Hahn sait parfaitement où commence et où finit l’amitié (un peu dévote8 ) qui le lie à la grande actrice, et où commence sa réelle appréciation des talents de la comédienne. À dire vrai, il n’est pas dupe. Il sait voir les effets, les facilités, les entêtements, mais aussi relever le génie propre de l’artiste. Et c’est bien en musicien qu’il l’écoute. En amateur fou des voix qu’il était9 : celles de l’Opéra, du Café-concert, des artistes de variété, jusqu’à la « mauvaise musique10 ». Il cerne les contours de l’art de la Grande Sarah, sent les inflexions, saisit les grâces et, il faut bien le dire, les fulgurances d’un jeu qui, de son temps, était déjà hors-normes.

La Berma : de Sarah Bernhard à Julia Bartet, une « clef » offerte par Reynaldo Hahn ?

La Berma de Marcel Proust est un personnage « composite » comme tant d’autres dans la Recherche. Elle triomphe au fil des volumes puis devient la figure d’un génie usé et douloureux qui se survit11. Elle personnifie aussi la figure de la dévotion filiale, esclave presque de sa fille et de son gendre.
Il y a de cette personne-là dans Sarah Bernhardt. Reynaldo Hahn l’a perçu, sinon partagé avec Marcel Proust. La grande actrice traine dans son sillage – et parce qu’elle le veut bien – une troupe de parasites plus ou moins efficaces. Par ailleurs elle adore son fils Maurice qui, il faut bien l’avouer, vit entièrement à ses crochets ! Pour lui, pour sa famille, Sarah mourra sinon en scène, du moins lors du tournage de son dernier film La Voyante en 1923. 

« Ce soir, Adrienne Lecouvreur. […]

Quelle conception mesurée de l’art ! […] dès son entrée, au deuxième acte, dans son beau costume de Roxane, le manteau d’Orient sur les épaules, le turban et le voile au front, tenant à la main le petit exemplaire de Racine en maroquin, appliquée, attentive, calme et sérieuse, la voix posée, distincte, la diction claire, soigneuse, je vis qu’elle avait transformé son âme encore une fois, et que ce n’était plus Sarah, mais réellement Adrienne.

« Que cherchez-vous donc ? lui demande l’abbé, frivole et papillotant.

- La Vérité. »

Dans cette réplique, Sarah met une grâce sérieuse qui est toute la nature du personnage, qui est le la de ce  » diapason normal « , sur lequel elle accordera l’ensemble de son interprétation. Dans tout cet acte, qui n’est que de douceur et de tranquillité, avec au plus deux ou trois élans, ne cesse de régner l’équilibre du sentiment et du ton.

Julia Bartet dans le rôle d’Adrienne Lecouvreur – 1888 – Cliché Nadar 

Et je me rappelle alors Bartet, dans ce même rôle, Bartet qui excelle dans la dignité pudique, le calme, la concentration sentimentale.

Mais Sarah apporte à la même idée du personnage des moyens qui ne sont qu’à elle. Dans l’exécution, une aisance sans pareille. Et puis, elle est, ce soir, d’une jeunesse incroyable. […] Je me dis que j’ai une vision de la Sarah de jadis, de celle qu’on me cite toujours, qu’on oppose quelquefois à celle d’à présent ; c’est la poésie fugitive et chantante, l’ombre lumineuse, la Sarah de Dona Sol, de Zaïre, celle dont Félicia Mallet me disait :

« Il me semblait impossible qu’elle fût palpable… C’était une fumée, une vapeur… »
Reynaldo Hahn, La Grande Sarah, Chapitre II.

Si dix années justifient cette différence, Sarah Bernhardt est née en octobre 1844 et Julia Bartet en octobre 1854, c’est surtout l’écart « du jeu » qui marque les esprits. Celui de Julia Bartet opte pour une vision plus naturaliste de la diction, une plus grande douceur, un abandon.
C’est ainsi du moins que la livre Reynaldo Hahn. Non en rivale ou opposée chimérique, mais en contrepoint – encore un mot de musicien – à l’art si personnel et nonpareil de Sarah Bernhardt.

Et Réjane ?

Curieusement, il n’est question qu’une seule fois de Réjane dans tout l’ouvrage de Reynaldo Hahn :

« Elle [S. Bernhardt] parle de Réjane, qu’elle aime, qu’elle admire infiniment et à qui elle trouve « vraiment un joli corps de femme » »

Que penser de cette affirmation (si brève !) ? Si Reynaldo Hahn est un inconditionnel – raisonnable – de Sarah Bernhardt, doit-il l’être aussi de Réjane ? Il y a une discrétion volontaire dans cette absence. Il connaissait lui-même très bien la grande artiste et avait même composé pour elle, comme il l’avait fait pour la Grande Sarah12

« Détail amusant : au premier acte de la Suzeraine, on entendra dans la coulisse, une chanson de Pagello – du Pagello de George Sand ! – mise en musique par M. Reynaldo Hahn »

Serge Basset, Mme Réjane à Londres, Le Figaro 12 juin 1906. 

C’est d’ailleurs une collaboration artistique qui s’étire sur plusieurs saisons, comprenant des saisons de concert… mais cette amitié n’a ni le même feu, ni la même profondeur qu’avec Sarah Bernhardt.
Réjane « appartient » donc plus à Marcel Proust. Il fut de la première, en 1888 au Théâtre de l’Odéon à Paris, de Germinie Lacerteux, pièce adaptée du roman des frères Goncourt, où son jeu, si simple en apparence, a conquis le public.
Plus que Julia Bartet, elle est la « vraie rivale » de Sarah Bernhardt. On pourrait presque parodier les vers de Phèdre de Jean Racine :

« Charmant[e], jeune, traînant tous les cœurs après soi13 »

Car elle est plus jeune (née en 185614 ), elle est vive, spirituelle, aborde un répertoire plus léger avec un feu qui remporte l’adhésion populaire plus aisément que le jeu de Sarah Bernhardt. Et, comme elle, elle triomphe aux Etats-Unis et est aussi sollicitée par le cinéma naissant pour quelques bobines !
Certes les deux artistes ne rivalisent pas dans le même répertoire, mais elles se partagent les mêmes auteurs, dont Victorien Sardou, et surtout les mêmes faveurs – ferveurs ! – du public. Impardonnable ?

« Tandis qu’autour d’un parterre d’épaules nues les jeunes gens s’étouffaient aux embrasures des portes, dans les parfums chauds, nous autres, vieux habitués un peu grognons, nous nous tenions au frais dans un petit salon d’où l’on ne pouvait rien voir, et où la voix de mademoiselle Réjane ne nous parvenait que comme le bruit légèrement strident du vol d’une libellule. »

Anatole France, L’Étui de Nacre ((Anatole France, L’Étui de Nacre – Leslie Woods -, Calmann-Lévy, 1899.))

Marcel Proust connaît bien Réjane, et est aussi ami avec Jacques Porel, son fils. Un temps, le temps de recevoir les épreuves du Côté de Guermantes, il séjourna chez la grande actrice. Il lui fut sans doute facile d’ajouter à l’âme de la Berma quelques traits empruntés à son amie… qui en 1881 avait joué dans Odette, pièce aujourd’hui oubliée de Victorien Sardou15. Mais ceci est une autre histoire. 

« On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique, ou sur le coup par les acclamations du parterre. »

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

  1. Ceux de Chez nous, Film de Sacha Guitry, 1915 []
  2. Vente de la maison ADER, 22 & 23 février 2022. []
  3. Sacha Guitry, cf. supra. « À ma reine dont j’eusse voulu être le Ruy Blas » (Victor Hugo []
  4. Marie Colombier, les Mémoires de Sarah Barnum, à Paris, chez tous les libraires – 1883. []
  5. Mary Marquet, Ce que j’ose dire, Jean Dullis – 1975. []
  6. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00019424/mary-marquet-sur-quelques-grands-acteurs-d-hier []
  7. Reynaldo Hahn, La Grande Sarah – souvenirs –, Hachette – 1930 []
  8. La grande actrice avait même tricoté de ses mains une écharpe de laine pour le soldat Hahn, durant la première guerre mondiale. []
  9. Reynaldo Hahn, Du Chant, Pierre Lafitte, 1920 []
  10. ((« Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne […] » Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, Calmann Lévy – 1896. []
  11. Le Temps retrouvé est très cruel envers la Berma… []
  12. Comme il l’avait fait en 1905 en composant un Madrigal pour Angelo tyran de Padoue (drame de Victor Hugo) représenté au théâtre Sarah Bernhardt []
  13. Jean Racine, Phèdre – Acte II scène 5. []
  14. Elle mourra d’un arrêt cardiaque en 1920. []
  15. En 1935, un film du même nom a été tiré de la pièce de Sardou : Odette ou Déchéance, production franco-italienne de Jacques Houssin et Giorgo Zambon []
Categories: Proustiana

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