Proust en catalan : entretien avec Valèria Gaillard
À Barcelone, une autre cathédrale, non moins imposante et légendaire que celle de Gaudí, est en cours de construction : depuis plus de 10 ans, Valèria Gaillard traduit À la recherche du temps perdu en catalan. Cette journaliste spécialisée dans la culture et brillante polyglotte, secrétaire générale et cofondatrice de l’Associació Catalana d’Amics de Marcel Proust, a également traduit en catalan la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo (Club Editor), J’accuse d’Émile Zola (Angle Editorial) et Les années d’Annie Ernaux (Angle Editorial) . Elle évoque dans cet entretien sa monumentale traduction en cours, alors que El costat de Guermantes est paru fin 2019.
Quand avez-vous découvert la Recherche ? était-ce en français ?
Je l’ai découvert chez moi quand j’étais jeune. Dans la grande bibliothèque de ma mère il y avait la version en espagnol de Pedro Salinas publiée chez Alianza (la première, d’ailleurs qui aie été faite de la Recherche en 1917). J’étais très curieuse à propos de ce livre mais, dès que je commençais à le lire, il me tombait des mains. En fait, je l’ai lu directement en français beaucoup plus tard. Le vrai détonateur a été la lecture de Génies, de Harold Bloom, qui en parle. Alors je me suis dit : « allez, on essaye à nouveau ! ». C’était en 2002. J’ai lu la Recherche dans l’édition Folio et je n’ai pas pu arrêter la lecture jusqu’au Temps retrouvé. J’étais complètement absorbée par le roman : tout un voyage après lequel je n’étais plus la même, j’étais devenue proustienne !
Quel a été votre sentiment après l’avoir lu ?
Voilà, j’étais éblouie. J’ai eu le sentiment d’irréalité, le même qu’on a en sortant du cinéma, d’autant que j’étais plongée dans la fiction de ce roman qui me découvrait la réalité avec une épaisseur nouvelle, plus riche, empreinte d’une signification élargie. Sans doute, c’était un coup de foudre, une espèce de rencontre avec un génie qui me montrait la vie avec toute sa complexité, mais aussi avec toute sa beauté, une rencontre avec un ami d’un autre temps : je me sentais moins seule (au sens existentiel). Qu’est-ce qu’on peut dire de mieux d’un ouvrage d’art ?
Quelle est l’histoire du texte en catalan ?
La Catalogne a été toujours un pays qui regarde et suit de près la culture française, et en ce début de XXe siècle plusieurs intellectuels, comme Josep Pla, ont lu la Recherche en français. En catalan il y a eu plusieurs traductions. Jaume Bofill i Ferro a fait une première traduction d’Un amour de Swann en 1932, mais dans les années vingt l’écrivain Miquel Llor avait fait une traduction de Du côté de chez Swann, qui est resté inédite. Ensuite, il y a eu un long vide à cause de la guerre civile et de la dictature franquiste, qui a interdit le catalan. En 1986, Joan Casas a traduit Le Temps retrouvé (Edicions 62), et dans les années 1990 est apparue la première traduction complète chez Columna, avec la traduction de Jaume Vidal Alcover, un écrivain majorquin. La traduction a été finie par Maria Aurèlia Capmany, aussi écrivaine et activiste culturelle féministe. Actuellement, il y a deux traductions en cours : celle de Josep Maria Pinto, chez Viena Edicions, et la mienne, chez Proa, du Grup 62. Monsieur Pinto a traduit déjà cinq volumes, et moi trois (publiés en 2011, 2013 et 2019).
Comment en êtes-vous venue à le traduire ?
C’est un de mes amis, traducteur ami et écrivain lui-même, Lluís Maria Todó (traducteur de Flaubert) qui m’a encouragée à le traduire en me disant qu’un tel projet pouvait seulement être réalisé par quelqu’un qui aimait beaucoup Proust, parce qu’une maison d’édition ne pourrait pas payer pas le vrai coût d’un travail aussi titanesque…
Il faut dire qu’alors, il n’y avait aucune traduction vivante en catalan, parce que celle de Vidal Alcover avait reçu de mauvaises critiques : elle était faite dans un catalan très — disons — « majorquin ». Alors j’ai commencé le voyage de traduire la Recherche, surtout dans un désir de me plonger dans l’ouvrage et de l’étudier à fond. Il ne faut pas oublier l’importance que Proust lui-même attribuait à l’art de la traduction. Là je me remets à La Venise intérieure d’Edward Bizub. En tout cas, quand je me suis mis à traduire vers 2007, j’avais déjà parlé avec Grup 62 et j’avais un contrat pour la publication de ma traduction.
Le financement d’une traduction comme celle-ci est toujours compliqué. Comment est-il assuré ?
J’ai bénéficié de deux subventions pour la traduction de l’Institució de les Lletres Catalanes et aussi je suis allée à une résidence d’un mois à FABER, Olot, en 2017, qui m’a permis de travailler de façon intensive (je suis journaliste culturelle de presse écrite et, pendant toutes ces années, j’ai concilié les deux tâches). En plus, j’étais payée, bien sûr, par la maison d’édition, mais c’est vrai que, étant donné le nombre d’heures de travail, on ne peut pas dire que ce soit un travail bien payé. Cependant, en ce qui concerne le quatrième volume, les conditions économiques seront bien meilleures. Il faut comprendre que le marché des lecteurs catalan est assez réduit (la Catalogne a une population de 7,4 millions).
Qu’est-ce qui vous semble le plus délicat à ce stade de votre traduction ?
Pour moi le plus dur a été de respecter la complexité syntaxique du texte original tout en rendant lisible le texte dans la langue d’arrivée. C’est vrai que le catalan est une langue sœur du français, avec plein de mots très similaires. Par exemple, fromage-formatge ou écrire-escriure, mais il y a aussi les « faux amis ». Au niveau de la construction de la phrase, le catalan a aussi une structure équivalente. J’ai fait très attention à la façon dont parlent les différents personnages : je pense à Françoise, qui fait des erreurs grammaticales. D’abord il fallait être très attentive et ensuite les restituer en catalan. Dans ce processus, des travaux tels que La phrase de Proust, de Jean Milly, et (j’adore cet essai) Ce beau français un peu individuel Proust et la langue, de Sylvie Pierron m’ont énormément aidée. D’un autre côté, il y a le lexique historique, qui a été un véritable tour de force, surtout en ce qui concerne le monde des serviteurs — il n’y pas eu une aristocratie catalane similaire au XXe siècle ! — et les bas-fonds. Par exemple, je pense à mots tels que le « maître-chanteur » dont parle Charlus dans Le côté de Guermantes. Là, il m’a fallu emprunter des mots au castillan catalanisés : de « chapero », « xaper ». J’ai travaillé avec des dictionnaires tels que Le Trésor de la Langue Française et le Dictionnaire historique d’Alain Rey.
Finalement, pour conserver la musicalité de la prose proustienne, j’ai fait une dernière correction de la traduction catalane tout en écoutant l’audio book du roman (version des Éditions Thélème). Tout l’incipit de Du côté de chez Swann je l’ai traduit, d’ailleurs, comme si c’était de la poésie, c’est-à-dire en conservant le même nombre de syllabes pour chaque phrase. Et aussi j’ai mis un temps verbal, « Durant anys he anat a dormir d’hora » qui respectait le présent de la narration proustienne. Pourtant, afin d’avoir le même numéro de syllabes j’ai sacrifié le mot « temps » (« durant molt de temps he anat… ») qui fait un écho avec la dernière phrase du livre. Traduire c’est ça, finalement, prendre des décisions et prioriser au style du traducteur.
Quand on mène une telle traduction, pouvoir utiliser des versions castillanes en plus de la version originale doit quand même vous aider à faire les bons choix, non ?
C’est vrai que c’est toujours une tentation d’aller voir d’autres traductions quand on a un doute ou un passage cryptique. Dans ce cas-là, je suis allée voir non seulement les traductions castillanes (je préfère celle de Mauro Armiño, plus respectueuse de la syntaxe, à celle de Carlos Manzano) mais aussi les italiennes, les anglaises et même l’allemande (j’ai étudié plusieurs langues). Parfois c’est plutôt une question de curiosité linguistique. Mais la plupart des fois, et surtout en ce qui concerne les castillanes, une langue très proche au catalan, ont un effet plutôt toxique sur la traduction parce qu’elles peuvent conduire à « castillaniser » la traduction et contaminer le catalan, et d’empêcher ainsi d’atteindre une langue plus véritable. Le catalan est une langue traversée de « barbarismes », c’est-à-dire, des mots castillans. Moi je suis d’une génération qui, à l’école, a étudiée tout en catalan, mais le castillan, comme l’anglais d’ailleurs, est très présent : c’est une réalité sociale et comme traductrice il faut faire attention parce que les traductions créent un modèle de langue.
En tout cas, chaque traducteur doit trouver et écouter sa propre voix. La solution des énigmes de traduction, dans ce sens-là, se trouve dans le texte original même. Quand j’ai un doute, je demande plutôt à des personnes qui connaissent bien la langue française, comme l’écrivain Joan-Daniel Bezsonoff, de Perpignan, qui m’a beaucoup aidé, ou je cherche à fond dans des dictionnaires tels que Le Trésor de la Langue Française ou Le Dictionnaire Historique de la Langue Française, pour trouver des solutions. Maintes fois m’est arrivée de comprendre une chose d’une façon tout à fait différente des autres traducteurs. En ce qui concerne l’autre traduction catalane en cours, je préfère ne pas la lire pas pour éviter les interférences. Chaque traducteur, comme un écrivain, a son style.
1 Comment
LIPZYC · 25 janvier 2020 at 9 h 13 min
Je cité Valèria Gaillard : « Je
me sentais moins seule (au sens existentiel). »
C’est tellement vrai, j’irais plus loin en disant que je me sens moins seul longtemps après avoir lu la Recherche, c’est un sentiment qui dure, quelquefois même comme une deuxième conscience.