Quand Proust prenait l’apéro avec Engels
Proust était-il de droite ou de gauche ? À cette question qui continue d’agiter les milieux universitaires, le hors-série du Point et le site internet de France Culture viennent d’apporter une réponse magistrale et inattendue en nous montrant l’auteur de la Recherche prenant l’apéritif avec Friedrich Engels.
Proust était socialiste : tant pis pour l’Action Française
Passer l’éternité couché à plat ventre dans son cercueil va être abominable, car les Daudet et leurs amis de l’Action Française ont dû se retourner dans leur tombe.
Walter Benjamin, qui voyait des marxistes partout et qui avait traduit Proust avec Franz Hessel (lequel, soit dit en passant, avait toujours un projet sous le coude), avait donc raison : Proust était bien socialiste, et même marxiste-léniniste tendance juiverie internationale (comme aurait dit Céline). Et ce gros ringard de Sartre, qui voyait en Marcel l’archétype de la pensée bourgeoise, avait tort sur toute la ligne. Partant, « Les festins de barbares qu’on appelle dîners en ville » est sans doute la phrase la plus politique de toute la Recherche. À mon humble avis.
Maman ne savait pas : son petit Marcel était au congrès ouvrier
France Culture présente sur son site une photographie de Marcel Proust « attablé avec des connaissances » pour illustrer son programme du 28 juin 2019. Et, il y a quelques jours, on retrouve cette photographie en page 18 du hors-série références du magazine Le Point. Regardons cette photographie de plus près. Le quatrième personnage barbu et débonnaire en partant de la gauche n’est autre que Friedrich Engels ; à ses côtés, une grande figure du féminisme allemand : Clara Zietkin. Un peu plus à droite se trouve August Bebel, un autre socialiste allemand. Et on nous dit, dans la légende accompagnant l’image, que Proust prend l’apéritif avec des connaissances (sur le site de France Culture) ou qu’il est attablé avec des amis au début du XXe siècle (dans le Point), à l’extrême-gauche, ce qui ne peut être plus vrai puisqu’il s’agit d’une photographie prise lors du congrès socialiste international de Zürich… en 1893.
L’alcoolisme mène au socialisme
Quant à Proust, l’homme à gauche de la gauche allemande, son attitude est pour le moins relâchée : il est gentiment avachi sur sa chaise, la jambe droite posée sur une autre chaise. De là à imaginer que son maintien est dû à de trop nombreuses libations de pastis (à Zürich, imaginons plutôt du Turicum Gin), le pas est facile à franchir, même en titubant.
J’aurais bien aimé que cette image illustre un des articles de Michel Schneider, on aurait pu croire à un canular de cet ancien maoïste intitulé Proust et son double (« Proust m’a sorti d’une dépendance aux pensées totalitaires » disait-il dans un article du magazine M récemment), mais non, c’eût été trop beau, le cliché apparaît dans une contribution de Claude Arnaud, auteur par ailleurs de l’excellent Proust contre Cocteau.
En faisant une simple recherche sur Internet, j’ai retrouvé cette image (vendue à l’agence Getty et à l’agence Alamy) et sa véritable légende. Comment a‑t-on pu croire une seule seconde que l’homme très décontracté à l’extrême-gauche de l’image, avec un monocle ou un binocle, puisse être Proust ? Ou bien : pourquoi veut-on y voir Proust ? Pour les mêmes raisons sans doute, qu’on veut voir, dans le jeune homme à l’allure désinvolte invité au mariage du duc de Guiche, l’auteur de Pastis et Mélanges*…
Doublons le double
Mais ce n’est pas tout. Quitte à me faire détester du service iconographique du Point, autant faire les choses en grand. En dehors de l’apéro-socialo, il y a un deuxième double de Proust, dans le hors-série, qui n’est pas du tout lui, en page 113, une créature hybride entre un Montesquiou un peu gras, Maupassant et Robert d’Humières. Et cette fois-ci, dans un article de Michel Schneider.
Je croyais en avoir fini avec cette histoire rocambolesque, mais pas tout à fait. J’apprends de manière absolument fortuite, en lisant Madame Proust d’Evelyne Bloch-Dano, que Karl Marx est un lointain cousin de Marcel Proust, par sa mère, Jeanne Weil.
Tout s’explique.
Article mis à jour le 18 avril 2020.
*Le mot est de Thierry Laget.
1 Comment
Aurellyen · 8 juillet 2019 at 17 h 13 min
Excellent et surtout très rapide post en réaction au dernier hors-série sur Proust sorti. Je ne ferai qu’une remarque, sur la phrase la plus politique de toute la recherche, pour moi c’est plutôt la parabole de l’aquarium :
« Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). »
Le manuscrit de ce passage fait partie du placard récemment acheté par la Société des Amis de Marcel Proust, et actuellement exposé à la maison de tante Léonie.
Encore bravo pour votre œil.