
Proust, à l’instar d’un Francis Bacon en peinture, travaillait-il avec des images (et dans le cas de l’écrivain, sans doute étalées autour de lui, sur son lit) ? La manière dont il emprunte aux photographies et aux reproductions incite à le penser.
La fréquentation des images révèle bien des surprises et parfois l’on voit « à retardement » des éléments qui, comme avalés par le sujet principal, se fondent dans un sfumato général et sont négligés. Et pourtant, ces détails sont riches de sens.
Ainsi, de la même manière qu’on relit un texte – la Recherche particulièrement ! – pensant y trouver quelque chose de neuf, et l’y trouver, de même, le regard posé sur un cliché peut soudain reconsidérer entièrement l’image et sa signification… et conduire à se poser soudain la question : « Y aurait-il chez Odette, quelque chose de Reynaldo Hahn » et « Y aurait-il encore du Baron de Charlus » ? Pirouette des plus sérieuses…
S’il n’est pas besoin de s’interroger sur les liens profonds et complexes qui lient Reynaldo Hahn à Marcel Proust, on bute toujours sur la présence de cet ami si essentiel au cœur de l’œuvre. C’est que la personnalité de Reynaldo Hahn y est enfouie au plus profond et, tel un souffle, un suc, du sang ou telle une sève, irrigue la pensée de l’auteur, le récit du narrateur. L’éclat de la présence de Reynaldo Hahn ressort au détour d’un mot, d’une idée, particulièrement dans les réflexions liées à la musique1, à la manière d’un feu jailli de l‘un des diamants de Boucheron, bijoutier chez lequel se ruine Saint-Loup.
Mais ne serait-ce pas réducteur ?
Reynaldo Hahn n’a‑t-il pas aussi été « la clef d’or » qui a permis à Marcel Proust d’entrer dans le monde2 ? N’a‑t-il pas été de même l’arbitre, sinon des élégances, du moins de celui des arts décoratifs le tirant du monde bourgeois vers celui de l’aristocratie du monde et des arts3 ?
Certes Marcel Proust fréquentait les musées, celui du Louvre particulièrement – et pour toutes sortes de raisons –, mais il n’avait pas complètement cette franche familiarité dont toutes sortes de « guides à l’usage du monde » donnaient des aperçus flamboyants et complexes au travers de recommandations contraintes4.
Et si donc Reynaldo Hahn était le décorateur initial de la Recherche ?
La lecture attentive des photographies5 en donne en aperçu soudain significatif.
L’amateur de photographie(s)
Musicien très recherché et homme du monde, Reynaldo Hahn, amateur de la photographie, s’est aussi volontiers plié à la vogue des clichés. Les revues de l’époque nous montrent non seulement sa personne, mais aussi offrent quelques aperçus de son cabinet de travail. Ainsi, l’on suit les évolutions des aménagements de son bureau, pièce centrale de sa création artistique. C’est une mise en abîme suivant les mises en scène des peintures du XVIIIe siècle6.
Il existe une carte postale – d’après un cliché d’Henri Manuel, ci-dessus – qui le représente chez lui, comme surpris en pleine création. C’est l’une des images les plus fameuses de cette époque, lorsqu’il habitait, avec sa mère, rue du Cirque à Paris.
L’air un peu rêveur, le bras levé, tenant une de ses éternelles cigarettes, Reynaldo Hahn parait surpris en pleine réflexion créative. Il est – avec ses grandes partitions déployées sur son bureau de travail devant le piano – le sujet central. En arrière-plan, on aperçoit une porte et l’on devine qu’elle conduit à l’appartement… tout le reste n’est que détail.
La photo appartient certes au monde de Reynaldo Hahn, mais aussi est transposée dans le celui de Proust. Un fragment du bureau du compositeur appartient à Odette et, un autre, annonce Charlus.
Le treillage doré…
« Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s’éclairait au gaz), montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’orangé et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. »
Marcel Proust – À la recherche du temps perdu – Du côté de chez Swann.
Rien n’y manque, mais à une échelle moindre. Dans le bureau de Reynaldo Hahn, pas de chrysanthèmes exubérants, mais des fleurs dans de beaux vases, beaucoup de cadres et des objets de curiosité et japonisants partout (il s’était aussi laissé séduire par cette mode) et surtout, le long du mur, sans dorure « cocotte », un treillage. Évocation miniature du vestibule menant vers de mystérieux salons où se joue le jeu de l’intimité érotisée dont le secret est préservé par le regard énigmatique et dangereusement mortifère Méduse.
Un pas du côté du baron de Charlus
Il est assez frappant de trouver encore, dans le bureau de Reynaldo Hahn, une représentation de la Méduse, ou du moins de sa tête puisqu’elle avait été séparée de son corps par Persée7.
Méduse est le symbole ambigu de la beauté féminine et de son danger. Elle charme et tue celui qui a osé soutenir son regard par le pouvoir de « pétrifier » (au sens premier du terme) par son regard où est concentré toute sa colère, toute sa force. Méduse est l’image même de la toute-puissance féminine et de la crainte même de la féminité : elle symbolise – cristallise – l’angoisse de castration, la crainte du rapport intime devenu monstrueux, et, selon Sigmund Freud8, l’interdit du sexe maternel trouve sa source même dans le regard trop enveloppant (pétrifiant) de la mère.

Finalement, Méduse tantôt invoquée ou suggérée au fil de la Recherche ne serait-elle pas révélatrice sinon d’un troisième sexe, du moins d’une autre façon d’envisager le sexe ?
« Méduse ! Orchidée10 ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organe mâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. »
Marcel Proust – À la recherche du temps perdu – Sodome et Gomorrhe
Le rôle de la photo
… treillage doré, sexe ou pas, la vraie question n’en demeure pas moins la photographie. S’il est bien établi que l’œuvre entière de Proust se nourrit d’images et de références iconographiques majeures11, il devient de plus en plus urgent de se pencher sur le rôle de la photographie. Non de celles qui fixent des reproductions d’œuvre fameuses (Les filles de Jethro12 en tête) mais de celles qui constituent un décor ou le souvenir d’un décor, voire une « banque » d’éléments propres à constituer un décor nouveau.
Il y aurait, chez Marcel Proust, une vision boulimique et insatiable, vaguement inavouable, qui se retrouvera chez le peintre Francis Bacon qui « détourne, greffe et coagule »13 les images photographiques, sans jamais en révéler toujours l’origine. Si Bacon joue à cache-cache avec sa collection d’image, Marcel Proust n’ose – ou ne songe – s’y référer explicitement, comme si ce médium, encore nouveau au tournant des XIXe et XXe s. n’avait pas encore acquis assez de poids « artistique » et souffrait encore du dédain de l’épithète « de pratique mineur » qui lui avait été accolé.
Et pourtant, on le sait maintenant, l’œil photographique de Marcel Proust existe. En dehors des clichés ordinaires, il a été sensibilisé – et nourri d’images – par Reynaldo Hahn, compris la puissance évocatrice des « vues lumineuses » par Mariano Fortuny14 ou le prince Edmond de Polignac15…
Ainsi en un seul cliché, celui d’un ami cher, sinon le plus cher, recevons-nous une invitation à chercher des références nouvelles.
- Leblanc (Cécile), Proust écrivain de la musique, Brepols – 2017. ↩︎
- Blay (Philippe), Reynaldo Hahn, Fayard – 2021 ↩︎
- Particulièrement les salons de Madeleine Lemaire ↩︎
- Telles celles prodiguées par Pierre Boitard (publiant aussi sous le pseudonyme de Louis Verardi) : Guide-Manuel de la bonne compagnie, du bon ton et de la politesse, Passard éd. – 1851 ↩︎
- Que complète non seulement la lecture de la correspondance avec R. Hahn, mais encore avec sa sœur Maria, amie proche et qui, par son mariage avec R. de Madrazo (1899) permettra à Marcel Proust d’enter en contact direct avec la création de Mariano Fortuny. ↩︎
- Telles les scènes d’intimité des peintres hollandais ou des scènes de genre des maîtres du XVIIIe siècle. ↩︎
- Histoire de Méduse et Persée, dont le récit sera fixé par Phérécyde d’Athènes, au Ve s. av. J‑C. ↩︎
- Freud (Sigmund), la tête de la Méduse (1922), in : Freud, Résultats, idées, problèmes, II, P.U.F, 1985 ↩︎
- Franz von Stuck (1863−1928), peintre symboliste allemand, fondateur de la Sécession de Vienne. Il a peint cette « Medusa » en 1892 (Museen der Stadt, Aschaffenburg – Allemagne) ↩︎
- Allusion au pouvoir sensuel des Catleyas d’Odette ! ↩︎
- Karpeles (Eric), Le Musée imaginaire de Marcel Proust, Thames & Hudson (Trad. française) 2017. ↩︎
- Peinture du cycle de l’Histoire de Moïse de Botticelli. « Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro » (M. Proust, Du côté de chez Swann) ↩︎
- Marakis (Annie), https://www.anniemavrakis.fr/2022/06/23/la-methode-photographique-de-francis-bacon-et-lintraitable-realite/ ↩︎
- Patte (Jean-Yves) Les Venise de Marcel Proust et le voyage de 1900 en compagnie de Reynaldo Hahn et Marie Nordlinger, in Bulletin Marcel Proust n°73 – 2023. [et erratum dans le numéro suivant] ↩︎
- Le prince Edmond de Polignac aimait à projeter des images des lieux qui l’avaient inspiré durant ses auditions de Musique [Kahan (Sylvia) et Mauriac-Dyer (Nathalie), Quatre Lettres inédites de Proust au Prince de Polignac », Bulletin Marcel Proust N°53 (décembre 2003) ↩︎
magnfique !
Depuis le temps que je m’intéresse à la Recherche (sur laquelle j’ai écrit un petit livre paru aux Editions de l’Art Bouquine), j’ai rarement lu un texte aussi éclairant sur Proust.
Bravo et merci !
Bravo, et Merci pour ces photos et cet article passionnant !
Bravo pour cet article !