Sur les lettres inédites de Proust à la NRF

Published by Thierry Laget on

Thierry Laget a lu les lettres inédites de Marcel Proust à la NRF publié par La Lettre de la Société des Lecteurs de Jean Paulhan, transcrites et annotées par Jürgen Ritte. Des documents d’une grande importance pour l’histoire éditoriale de la Recherche.

Le dixième cahier de la Société des Lecteurs de Jean Paulhan, Jean Paulhan et ses environs, publie des lettres inédites de Proust à Jacques Rivière, Gaston Gallimard et Jean Paulhan, récemment retrouvées parmi les papiers de ce dernier. Quand on sait l’importance de celles qui sont déjà connues, quand on découvre que celles-ci ne le cèdent en rien du point de vue de l’intérêt à celles qu’a publiées Philip Kolb, on ne peut qu’être interloqué de les voir paraître dans la revue d’une association d’amis d’écrivain plutôt que sous la forme d’un livre. Or, elles devaient à l’origine être publiées par les éditions Claire Paulhan, mais les trop nombreuses instances qui régissent la révélation des inédits ne l’ont pas toutes permis, préférant le caractère confidentiel de ces cahiers qui, certes, dirigés par Bernard Baillaud, éditeur chez Gallimard des Œuvres complètes de Jean Paulhan, sont d’une très haute tenue intellectuelle et littéraire, mais sont moins faciles à trouver en librairie et risqueraient de passer inaperçus au-delà d’un certain cercle si l’on ne se mettait pas en devoir de signaler leur existence chaque fois qu’on en a l’occasion. Craignait-on que cette publication, sous l’élégante livrée des éditions Claire Paulhan, fît de l’ombre à quelque chose ? Mais à quoi ? À quoi de moins élégant ? Rien de bien nouveau ne vient du côté de la correspondance de Proust. On attend, on guette, on ne voit que l’internet qui poudroie et les archives qui rougeoient.
Il se peut cependant que la rareté finisse par alimenter l’abondance, car ces textes, retranscrits et annotés par Jürgen Ritte, seront bientôt repris dans un Cahier de l’Association des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, puis, chez Gallimard, dans un volume de lettres retrouvées : trois éditions originales au lieu d’une. Voici donc la première.

« Le culte dû au dieu Gaston »

Ces lettres sont capitalissimes, en effet, pour l’histoire de l’édition de l’œuvre de Proust et celle de La Nouvelle Revue Française. Elles semblent rédigées par deux personnes qui ne communiquent guère entre elles : Proust s’adresse à ses éditeurs, et Marcel à ses amis. Le premier paraît tyrannique, le second est exquis.
Ainsi, Proust se démène pour que chaque exemplaire imprimé de son livre trouve preneur en librairie, il réclame des épreuves, négocie la grosseur des caractères, la finesse du papier. Il corrige, en passant, une importante coquille (erreur figurant aujourd’hui encore dans toutes les éditions d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, y compris les mieux informées, et que nous ne divulgâcherons pas pour laisser au lecteur le plaisir de la découvrir in situ). Ironique, il évoque le « culte dû au dieu Gaston », qu’il exerce lui-même « diligemment ». 

« Le sabotage constant de mes textes »

Parfois — souvent —, la mauvaise humeur l’emporte. Dans ses bons jours, il écrit : « Je suis désolé d’avoir l’air d’un auteur pointilleux (et c’est sans doute cela qui me fait traiter comme un enfant qu’on gâte mais à qui on cache la Vérité) ». Il est moins conciliant quand il s’est levé du pied gauche : « Le sabotage constant de mes textes et mes éditions depuis que je suis à la N.R.F., sans parler du reste, n’est pas très encourageant ». Cela n’impressionne pas Jacques Rivière, qui rassure Jean Paulhan : « L’état d’esprit où vous me dites qu’est Proust en ce moment […] me fait de la peine, mais ne m’inquiète pas outre-mesure, car il est à peu près chronique. Si vous voyiez Proust plus souvent, vous y seriez habitué. »

« La visite amicale de votre silence »

Quant à Marcel, il faut admirer la délicatesse avec laquelle il propose à Rivière de lui offrir de l’argent, ou l’élégante formule par laquelle il accueille son mutisme : « je reçois de temps en temps la visite amicale de votre silence ». Il va jusqu’à lui donner une consultation médicale, se flattant plaisamment d’être doué d’un excellent diagnostic (« Mon frère me disait l’autre jour que sur je ne sais combien de p[oin]ts différents, la science vient tardivement de corroborer ce que mon instinct réfléchi avait affirmé avec la plus grande netteté il y a plus de 15 ans. Je ne veux pas y mettre l’amour propre que certains écrivains ont pour leur talent de cuisiniers. Mais je vous assure que le peu de bien que Brissaud a fait autrefois à ses malades venait de petites recettes que je lui communiquais en causant »), et recommande notamment au directeur de La NRF d’engloutir quatre repas copieux par jour et de faire analyser ses urines.

On trouve enfin dans ces lettres des leçons qui valent pour tous les jours, aujourd’hui comme hier, et dont devraient s’inspirer ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont à prendre la parole en public, qu’ils soient écrivains, journalistes, critiques, académiciens, professeurs, députés, sénateurs, ministres, rappeurs, blogueurs, twittos, animateurs de télévision ou piliers de bistrot : « On ne peut pas obscurcir une idée en l’approfondissant, ou alors c’est qu’on ne l’approfondit pas. Il y a un autre cas, c’est celui où le lecteur appelle clarté le degré d’obscurité où il vit lui-même. »

Categories: Proustiana

5 Comments

Ruth Brahmy · 6 novembre 2022 at 11 h 22 min

Merveilleux article, si bien écrit, cher Nicolas ! Les extraits de Proust sont délicieux. Quel dommage en effet que les merveilleuses éditions Claire Paulhan n’aient pu les obtenir ! Je serai obligée d’acheter le livre, à moins qu’elles ne soient incluses dans la correspondance complète que Plon republie enfin et que j’ai – follement pour mes finances – commandée : toi qui sais tout sur ce qui se publie, sais-tu si Plon a pu inclure ces lettres ? Une supplique pour finir : révèle-nous la coquille des JFF, je ne peux pas attendre !!😅

    Nicolas Ragonneau · 6 novembre 2022 at 15 h 05 min

    Ruth, la correspondance chez Plon ne reprendra aucune des lettres parues après l’édition princeps. C’est une réédition dite « homothétique ».

Jean-Christophe Antoine · 6 novembre 2022 at 15 h 22 min

La réédition Plon corrigera-t- elle des erreurs dans les notes de l’équipe de Kolb ? Je pense par exemple au faux dîner de fiançailles en juillet 1904, des mauvaises interprétations de la thèse d’Armand de Gramont etc.

Cactus · 6 novembre 2022 at 17 h 36 min

Passionnant merci pour l’ensemble de votre œuvre Nicolas

    Nicolas Ragonneau · 7 novembre 2022 at 13 h 54 min

    En l’occurrence il faut remercier Thierry Laget ! je n’ai fait que mettre en ligne sa contribution.

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