« Une conversation comme une anémone de mer » : l’hommage d’Elizabeth Bibesco à Proust

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Elizabeth Bibesco pose pour Edouard Vuillard, 1919. Photo J. Salomon

Elizabeth Bibesco (1897−1945) rendait hommage à Marcel Proust en anglais dans les colonnes de l’hebdomadaire britannique The New Statesman (a weekly review of Politics and Literature) le 22 novembre 1922, quatre jours après la mort de l’écrivain. Voici le beau texte, inédit en français, de l’autrice anglaise.

Edouard Vuillard, Princesse Elizabeth Bibesco, 1919–1920, retravaillé en 1934, huile sur toile, 93 x 75 cm, coll. part.

Elizabeth Asquith a fait irruption dans la vie de Marcel Proust comme elle fit irruption dans sa chambre du Boulevard Haussmann un soir de janvier 19191. Elle n’est pas encore connue sous le nom d’Elizabeth Bibesco : les fiançailles avec Antoine Bibesco (de 22 ans son aîné), auxquelles assistent l’écrivain, ont lieu deux mois plus tard. Elizabeth et Antoine se marient le 29 avril 1919 à Londres, dans l’église Sainte-Marguerite de Westminster.
Lady Asquith était la fille de Herbert Henry Asquith, ancien premier ministre du Royaume-Uni de 1908 à 1916 et de Margot Tennant, mondaine et écrivaine. Amie précoce de George Bernard Shaw, elle suit une partie de ses études en Seine-et-Marne, aux Ruches, le pensionnat pour membres du gotha dirigé par Marie Souvestre. Elle publie, à partir de 1921, des nouvelles, des romans et des poèmes2. Dans cet autre bal de têtes qu’est son pastiche de Saint-Simon, Proust fit son portrait : « Mlle Asquith, qui était probablement la plus intelligente d’aucun, et semblait une de ces belles figures peintes à fresque qu’on voit en Italie, épousa le prince Antoine Bibesco, qui avait été l’idole de ceux où il avait résidé3. » Partout et par tous, de Paul Morand à Mihail Sebastian, le romancier roumain, Elizabeth Bibesco sera louée à maintes reprises pour son intelligence et son esprit. Son mariage avec Antoine ne fut pas vraiment du goût de sa famille, qui n’avait que mépris pour un Valaque, ce que le prince avait dû rapporter à Marcel Proust : « Seuls, un peu d’Anglais mal instruits, crurent que Mlle Asquith ne contractait pas une assez grande alliance4. » Vingt ans après, à Bucarest, Mihail Sebastian écrit dans son Journal : « Il [Antoine] m’a raconté qu’Asquith [le père d’Elizabeth] avait été très chagriné en apprenant qu’Elisabeth allait épouser un Roumain :
— Pour lui, c’était comme si elle avait épousé un Chinois*5. »

Lady Asquith. Life Collection © Time Inc.

Le 5 juin 1920 naît la seule fille du couple, Priscilla. La vie des Bibesco est rythmée par la carrière diplomatique d’Antoine à Londres, Washington, Madrid, Bucarest… une trajectoire idéale pour observer la montée du fascisme en Occident. En 1933 la famille s’installe en Roumanie et passe son temps entre le domaine de Corcova, Bucarest et le palais des Brancovan-Bibesco à Mogoșoaia. Priscilla quitte ses parents et la Roumanie en 1940 pour rejoindre Beyrouth en auto-stop. Elle ne reverra jamais sa mère, qui meurt d’une pneumonie dans la Roumanie occupée désormais par l’Armée Rouge en avril 1945, tandis que son père regagne la France par le train, laissant derrière lui et pour toujours ses biens, ses souvenirs, quelques amis roumains et la sépulture de son épouse. Elizabeth repose dans le caveau familial de Mogoșoaia.

le dernier vers de Lady Asquith, Princesse Bibesco en guise d’épitaphe : « Mon âme a gagné la liberté de la nuit ». Détail d’une image d” Andrei Stroe, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons

MARCEL PROUST, par Elizabeth Bibesco

« MARCEL PROUST est mort ». Lire cela dans un journal me semblait un abus de confiance. C’est le prix à payer quand on aime des personnages publics, de voir soudain apparaître en caractères durs et froids un nom que vous avez murmuré, chéri et enveloppé dans les chauds replis de l’intimité. Ils sortent de la pièce éclairée par le feu dans laquelle vous les avez connus, soudainement dépossédés, n’appartenant ni à eux-mêmes ni à vous, mais au monde, un enfant trouvé, un pauvre sur les tarifs publics de l’admiration. Lorsque j’ai rencontré Marcel Proust pour la première fois, il avait écrit Swann et je ne l’avais pas lu6. En fait, je me suis assise à côté de lui sans les préparatifs qui sont des préjugés, ou les anticipations qui sont des frustrations — je savais qu’il avait écrit un livre, je me souvenais qu’il avait fait l’objet d’une critique dans le Times Literary Supplement7 qui m’avait laissé des impressions, des impressions heureusement trop vagues pour piloter notre conversation. Doucement, délibérément, il m’a attiré dans le cercle magique de sa personnalité avec la certitude ultime d’un regard qui n’a pas besoin d’être touché pour être scellé. Comment décrire le sentiment qu’inspirait sa conversation ? Comme une anémone de mer, elle ne cessait d’aspirer et de s’ouvrir. En sa compagnie, les pensées ressemblaient à ces cercles de papier serrés dans les diablotins de Noël qui, plongés dans l’eau, se transforment en fleurs8. Insensiblement, vous étiez attiré dans cette toile d’araignée complexe d’acier irisé ; son esprit, s’entrelaçant avec le vôtre, répandait des motifs d’ombre et de lumière sur vos pensées les plus intimes. Marcel n’a jamais été un monologuiste. Parfois, il parlait longuement, mais il vous faisait toujours sentir que vos pensées accompagnaient ses paroles. Vous ne l’interrompiez pas, car vous faisiez tellement partie de ce qu’il disait qu’un mot aurait été une séparation. Lorsqu’enfin vous disiez quelque chose, il vous regardait et le reflet de votre idée s’ébauchait sur son visage.

Quand il parlait, il écoutait vos pensées ; quand vous parliez, il vous donnait les siennes. Il ne se levait jamais avant le dîner, et même rarement. Pour le voir, il vous fallait réserver des espaces dans votre vie comme on pose un sac sur un siège dans un wagon de chemin de fer. Il vous invitait toujours à dîner au Ritz. Il avait été amoureux d’une personne qui vivait là9 ; il en avait pris l’habitude. Bien plus fidèle qu’une passion passagère, le maître d’hôtel était un ami très cher10. Le dîner était toujours exquis sans être superbe, discret mais extrêmement cher. Il s’asseyait dans son manteau de fourrure dans le restaurant étouffant, buvant du café noir et ne mangeant rien — « Comme c’est impossible de lire Swann ! Je viens d’essayer * », puis « Racontez-moi la vérité sur le Lord Mayor de Cork, Céleste (son enchanteresse femme nécessaire* qui lui servait de bonne) et sa sœur sont d’un avis différent.* » 

Nous sommes entrés dans le salon et avons discuté jusqu’à onze heures et demie. Les lumières ont commencé à s’éteindre. « Rallumez ! Car je veux partir, mais je ne veux pas avoir l’impression qu’on me congédie*. » 

Après dix minutes d’une lumière si brillante qu’elle nous aveuglait, nous sommes partis. Deux heures plus tard, la sonnette de ma porte d’entrée retentit. Marcel est entré. « Je n’avais pas fini ma conversation* », expliqua-t-il, et il resta à parler jusqu’à quatre heures du matin.

Ses relations avec le monde étaient un étrange mélange de goût exagéré et de dégoût exagéré. Il lui procurait des délices et des haines, dont chacune me paraissait démesurément grande. Dans le cas d’amis déloyaux, il recherchait les preuves de leur perfidie avec la science d’un détective à la recherche d’indices ou la passion d’un amant à la recherche de marque d’affection. Mais c’était de la curiosité, pas de la vengeance. Sa malveillance s’évanouissait dans la certitude.

Une personne très distinguée souhaitait le rencontrer. Il a été convenu qu’il viendrait après le dîner. À 22h08, la conversation était morte de mort naturelle. À 22h45, elle souffrait d’une résurrection contre nature. Personne n’ayant rien à dire, chacun s’évertuait à dire quelque chose. À 23h15, Marcel Proust arrive. Il s’adresse à la dame (dont les prétentions à la célébrité n’étaient pas intellectuelles) en la priant de l’excuser de son retard.

« Monsieur Proust, vous écrivez * ? »

Souriant vers le bas (s’il vous aimait, il souriait vers le haut), « Peu, rarement, difficilement, jamais*. »

« Comme vous me ressemblez peu* », s’exclama-t-elle triomphalement. « Moi j’écris très facilement. »

Après, je lui ai demandé : « Hereusement [sic] elle m’a parlé de ses livres et pas des miens*. »

Je me souviens très bien de la dernière fois que je l’ai vu. J’étais en Amérique et il m’avait écrit ses merveilleuses lettres, comme de la dentelle, écrites d’abord dans un sens, puis dans l’autre. Il était malade et je suis allé le voir après le dîner. D’abord, il y avait l’antichambre hideuse et froide, où tout ce qui pouvait être uni était un motif et tout ce qui pouvait être plat était une excroissance. Au milieu se trouvait un portrait de son père sur un chevalet11. Dur, verni et laid, il ne permettait, comme le reste de la pièce, aucun compromis avec la beauté. Le froid était si intense que l’on se sentait comme un poisson qu’on garde au frais. Enfin, on m’a fait entrer dans sa chambre. Il y avait les murs en liège que je connaissais si bien, qui aidaient, ou étaient censés aider, son asthme12, et il y avait l’affirmation résolue qu’une chambre est un lit et une salle d’attente, quelque chose que l’on quitte avec ses pensées et où l’on revient avec ses douleurs. J’essayais d’exprimer quelque chose de très compliqué, en m’excusant parce que mon français était à la traîne, bien que je sache que même en anglais, il s’agissait de pensées qui ne réquisitionneraient pas les mots. Il a souri d’une moitié de bouche, comme il le faisait toujours lorsque son esprit vous donnait une bénédiction. « Vous colonisez la langue française* », dit-il. Devant nous, il y avait des biscuits et du champagne. Et je me suis sentie comme je me suis toujours sentie avec lui, comme si j’étais entrée dans un étang — l’étang de sa personnalité dans laquelle on se déplace lentement et avec extase, détaché de la vie. Pris dans sa toile étincelante, filant toujours plus loin dans les airs sur un fil de sa fantaisie, on restait toujours soi-même, parce qu’il aimait qu’on soit soi-même, et parce que dans l’abondance de sa générosité, il nous avait créés à son image.

© 1922, Elizabeth Bibesco, The New Statesman

* En français dans le texte. Notes et traduction de Nicolas Ragonneau.
Remerciements : Pyra Wise, Mathias Chivot (Archives Vuillard, Paris), Anthony Bulger. 

  1. Correspondance de Marcel Proust établie par Philip Kolb, tome XVIII (année 1919), p. 88 année. ↩︎
  2. Pour une analyse de l’œuvre d’Elizabeth Bibesco, et notamment l’influence de Marcel Proust sur son style, voir Mihaela Mudure, PRINCESS ELIZABETH BIBESCO :
    A NOVELIST OF THE 1920S
    2022 ↩︎
  3. Marcel Proust, Pastiches et mélanges, L’imaginaire Gallimard, p.77 ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Mihail Sebastian, Journal (1935−1944) (Stock, 1998), p. 453. ↩︎
  6. Cette rencontre a dû avoir lieu en janvier 1919 dans l’appartement du Boulevard Haussmann, deux mois avant les fiançailles de Lady Asquith avec Antoine Bibesco. ↩︎
  7. Vraisemblablement en décembre 1913, suite à la parution de Du coté de chez Swann chez Grasset. ↩︎
  8. Allusion probable à la fin de Combray dans Du côté de chez Swann et plus précisément au jeu japonais des morceaux de papier trempés dans un bol de porcelaine. Les diablotins en question sont sans doute des Christmas crackers. ↩︎
  9. Il s’agit d’Henri Rochat. Voir l’article de Pyra Wise, « Henri Rochat, des nouvelles du « dernier prisonnier de Marcel Proust », Le cercle de Marcel Proust III, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Honoré Champion, 2021. ↩︎
  10. Olivier Dabescat. Lire l’article de Pyra Wise : Olivier Dabescat : du Ritz à l’autre côté de chez Swann ↩︎
  11. Il s’agit du portrait d’Adrien Proust peint par Laure Brouardel en 1891, désormais dans les collections du musée Carnavalet ↩︎
  12. Explication évidemment fantaisiste : Proust souffrait de misophobie, les parois de liège étaient donc destinées à étouffer les bruits extérieurs. On peut voir un vestige de ce revêtement, tel une fresque pompéienne, au musée Carnavalet, Paris. Les vertus acoustiques du liège sont réelles, et il est utilisé pour la fabrication de deux éléments essentiels : les bouchons de vins et les poignées de cannes à mouche. Il est à noter qu’il faut un minimum de 25 ans pour pouvoir effectuer une première levée de liège sur un chêne. Une plaque de liège est littéralement un morceau de temps. Perdu ou retrouvé ? ↩︎
Categories: Proustiana

7 Comments

Madeleine Gardin · 15 décembre 2023 at 12 h 00 min

où sont les notes ?

    Nicolas Ragonneau · 15 décembre 2023 at 12 h 01 min

    Bonjour, où lisez-vous cet article ? Dans un navigateur ou dans un mail d’abonnement ?

Francois Beaume · 16 décembre 2023 at 9 h 47 min

Très belle traduction et très beau texte ! Merci !

Elyane Dezon-Jones · 16 décembre 2023 at 14 h 08 min

Un grand service rendu aux non anglophones

    Patricia · 17 décembre 2023 at 14 h 37 min

    Beu texte autant par les expressions – entrer comme dans un étang – , par l idée de l amitié entre les 2 personnages , par les réflexions sur le deuil au moment de la lecture rapportant l’amortit de Proust , également par la personnalité de cette princesse au destin étonnant .On aimerait en savoir plus .
    Merci beaucoup .

christophe dujardin · 17 décembre 2023 at 10 h 05 min

« Rallumez ! Car je veux partir, mais je ne veux pas avoir l’impression qu’on me congédie ». Superbe exemple du génie de la formule, de la répartie et de l’extrême sensibilité de M.Proust.

Aurélie · 17 décembre 2023 at 19 h 37 min

Merci de partager ce trésor. On voit combien les relations de Proust étaient riches et profondes. Quelle chance pour cette princesse de l’avoir connu et d’avoir été à la hauteur de cette amitié.

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