Quand Leclerc utilise Proust pour sa communication

Published by Nicolas Ragonneau on

Affiche publicitaire pour les espaces culturels Leclerc

Avec Proust et sa madeleine, la culture n’est jamais très loin de la gourmandise, ni des courses alimentaires. L’agence BETC, spécialisée dans la publicité et la communication de marques, l’a bien compris en proposant une astucieuse campagne d’affichage pour Leclerc, qui relie le rayon pâtisserie de ses hypers et ses Espaces culturels en utilisant le prestige et la puissante notoriété de Marcel Proust… et de Gallimard.

Dans un précédent article, De la madeleine de Commercy à la madeleine de Proust, je montrais que la Recherche, en faisant naître le mythe littéraire de la madeleine, avait en quelque sorte dépossédé la petite ville de Commercy de son histoire gastronomique. Ou tout du moins en avait affaibli le rayonnement local.

L’importance de la madeleine en GSA

Je montrais également l’importance de la madeleine pour le chiffre d’affaires des hypermarchés et des supermarchés (la moyenne et la grande distribution) dans le segment « pâtisserie industrielle traditionnelle ». La madeleine est la véritable star du rayon avec 40% de parts de marché. Le gâteau de poche progresse toujours et porte le dynamisme de l’ensemble du rayon de la GSA (Grande Surface Alimentaire). Avec la poésie et l’imagination délicates qui n’appartiennent qu’aux commerciaux des industriels de l’alimentaire, Matthieu de Garidel, directeur développement des ventes chez StMichel, déclarait dans un article de LSA paru en mai 2018 : « le linéaire de la pâtisserie traditionnelle ne grandit pas assez vite. La part d’offre ne correspond pas au chiffre d’affaires généré. La pâtisserie traditionnelle rapporte 45 € par semaine par mètre contre 31 € pour le biscuit, qui est surdimensionné dans le rayon ». 

Relier l’alimentaire et le culturel

En 1973, Michel-Édouard Leclerc ouvre le premier rayon consacré aux bien culturels dans ses hypermarchés et, quelques années plus tard, il innove en séparant volontairement son offre culturelle du reste des rayons de la GSA. Et si l’enseigne fait campagne à la fin des années 70 contre le prix unique du livre, comme son concurrent la FNAC, elle finit par en tirer profit pour tisser un important et solide réseau de GSS (Grandes Surfaces Spécialisées). De façon assez ironique, c’est pourtant le ministre de la culture de 1981 qui inspire à Leclerc son concept novateur : « L’idée des Espaces nous est venue suite à un échange avec Jack Lang, qui m’avait assuré qu’il fallait choisir entre la défense de Goethe et celle des supermarchés. Et non justement ! » disait-il au Figaro en 2014. Le premier Espace culturel ouvre à Pau en 1989, mais l’enseigne prend son véritable essor à partir de 2000 et compte aujourd’hui 220 magasins, presque tous situés dans les galeries marchandes abritant les hypers. Autre particularité, les Espaces sont situés pour la plupart dans des villes de moins de 80 000 habitants, occupant des zones de chalandise d’où la FNAC et Cultura sont absents.

Partez acheter des madeleines.
Revenez avec du Proust.

Leclerc est un client important de l’agence BETC (Havas), chargée de la publicité et de la communication corporate. L’agence a remporté la compétition lancée en janvier 2018, une grosse prise puisque Leclerc est le 12e annonceur français en termes de budget de communication. « Partez acheter des madeleines. Revenez avec du Proust » : pour sa campagne d’affichage de fin 2019, les « créas » — comme on dit dans le jargon — ont eu l’idée de rapprocher le rayon alimentaire, en l’occurrence la pâtisserie avec les madeleines, des Espaces culturels Leclerc. Astucieux quand on veut signifier qu”  »on ne fait plus les courses de la même façon » avec Leclerc, puisque les Espaces culturels sont situés à quelques tours de roues de caddies des caisses des hypers. L’agence matérialise en quelque sorte la ligne invisible, symbolique et pourtant bien réelle qui relie le rayon madeleine de la GSA au rayon « classiques de la littérature » de la GSS. On part du principe que les problématiques et/ou motivations d’achat se chevauchent, ce que le graphiste de BETC a traduit en faisant déborder d’un plan sur l’autre (celui de l’affiche sur celui du livre) la typographie en lettres capitales. On reconnaît sans peine la collection blanche de Gallimard, essentialisée et aveugle, réduite à ses simples filets et codes couleurs, dont on utilise ici tout le prestige plus que centenaire.

La Recherche en Espaces culturels Leclerc

Évidemment, on est dans la sémiologie et dans le symbole, et pas dans une réalité de marché effective. Car je serais curieux, d’une part, de connaître les ventes effectives de la Recherche dans les Espaces culturels et, d’autre part, de connaître le taux de détention de la Recherche dans la collection Blanche. Ce taux doit être proche de zéro, les Espaces culturels ne possédant presque pas de référence de fonds au format « géant », ce dernier étant réservé aux nouveautés. En d’autres termes, on doit trouver la Recherche en édition de poche dans les Espaces culturels, voire en Quarto, mais c’est à peu près tout. Cependant cette question est caduque désormais, tout simplement puisqu’on peut tout commander sur le site Internet de l’enseigne et se faire livrer en magasin.

Que dire enfin du slogan, sinon qu’il est très rhétorique, mais qu’il s’adresse surtout aux clients de la GSA davantage qu’au lecteur amateur de librairies ? En effet, on n’imagine pas un authentique lecteur apprécier l’article partitif « du », qui fait qu’on achèterait « du Proust » comme on achète du sucre, du sel ou de la lessive. « Tu as mis du Proust dans ta liste ? N’oublie pas Le Temps retrouvé, on n’en a plus ».


1 Comment

Guz · 10 mars 2020 at 8 h 13 min

Bravo

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