Des « Confessions » au questionnaire de Proust

Published by Nicolas Ragonneau on

La Papeterie Gallimard reprend le questionnaire de Proust sous la forme d’un charmant carnet petit format, précédé d’une courte introduction de Jean-Yves Tadié. L’occasion de revenir sur la création d’un mythe qui, au fond, doit très peu à Marcel Proust lui-même, sinon ses réponses…

Le questionnaire de Proust rejoint la gamme Marcel Proust de la papeterie Gallimard, aux côtés du carnet de dessin et du cabas À la recherche du temps perdu. De petit format, ce carnet joliment fabriqué en deux couleurs fait un « cadeau d’assiette » idéal pour les proustomanes et les amateurs de tests de personnalité, qui pourront le renseigner pour eux-mêmes et/ou le faire remplir par leurs amis. « Vendu en papeterie » à la fin du XIXe siècle sous le nom de Confessions, ce jeu britannique victorien, cousin éloigné des libera amicorum de la Renaissance, retrouve ainsi son rayon d’origine sous le nom mondialement connu de questionnaire de Proust. Mais comment, en un peu plus d’un siècle, « les réponses du petit Marcel » sont-elles devenues « le questionnaire de Proust » ? Comment une telle métamorphose s’est-elle opérée ?

Du Château Margaux pour Engels

25 juin 1887. Marcel Proust, 15 ans et demi, répond aux questions d’un album intitulé « Mes Confidences », dont on ne connaît pas le propriétaire, mais qui sera découvert en 2018 par un libraire. On parle désormais pour ce document de « premier questionnaire ». Un peu plus tard en 1887, il répond  (en français) aux questions (en anglais) de l’album Confessions de son amie Antoinette Faure, la fille de Félix Faure, qui associe d’autres camarades à cet interrogatoire. Ce jeu britannique est très populaire dans toute l’Europe et de nombreuses personnalités s’y prêtent, en français, en néerlandais, en allemand : la réponse de Friedrich Engels à la question « quelle est votre idée du bonheur ? » fut, en 1868, « Château Margaux 1848 », tandis que le comble de la misère résidait dans le fait « d’aller chez le dentiste ». Alors que le jeu Confessions est au faîte de sa popularité en Grande-Bretagne, le mot questionnaire fait son apparition en langue anglaise.

Des confessions qui n’ont rien de proustien

Personne ne le sait encore, mais l’album Confessions va servir de matrice aux futurs tests de personnalité dont l’Occident sera si friand un siècle plus tard, et qui permettront, dans leur version en ligne, aux géants du Web de collecter d’innombrables données personnelles. Ces tests servent également d’outil de recrutement pour des sectes sur Internet. Je ne m’attarde pas sur l’idiosyncrasie des réponses de Marcel Proust, qui ont été abondamment commentées, mais l’ensemble des réponses collectées par Antoinette Faure révèle un formidable instantané, un portrait saisissant de la jeunesse bourgeoise et parisienne du tournant du siècle.
Proust répond finalement à trois questionnaires : le premier en juin 1887, le deuxième en septembre de la même année et le dernier en 1893. En l’état actuel de nos connaissances, on n’a jamais trouvé la moindre mention du jeu Confessions sous sa plume. Ni dans l’abondante correspondance, et pas davantage dans ses livres. Vingt ou trente ans plus tard, s’en souvient-il seulement ? En tout état de cause, le questionnaire en lui-même n’a rien de spécifiquement « proustien » qui pourrait être vérifié dans ses livres. En revanche ses réponses sont souvent des prodromes à des motifs ou des références qu’on retrouve dans l’œuvre future : George Sand, Pline le jeune et Pompéi, etc. Et elles font les délices des biographes, alors qu’il aurait peut-être condamné cette sainte-beuverie dans les mêmes termes que son contemporain Aubrey Beardsley (1872−1898).

De toutes les nuisances mineures de l’existence, je crois qu’aucune ne surpasse l’album confessions. C’est une manière de publicité privée lamentable, une nouvelle inquisition, bien qu’il ne fasse aucun doute qu’elle soit aussi bien intentionnée que la précédente.

Aubrey Beardsley, The story of a confession album, 18891

Vers la disparition

Évelyne Bloch-Dano, dans son livre Une jeunesse de Marcel Proust, estime que « la vogue [de ces albums] va disparaître à la fin des années 1890 ». Et en effet, Alana Alexander Milne (1882−1956), l’auteur de Winnie l’Ourson, se souvient, en 1921, des Confession albums comme d’un souvenir d’enfance : « J’imagine que le livre-confession a disparu. Cela fait vingt ans que je n’en ai pas vu le moindre. Quand j’étais enfant, j’ai dit à un des inquisiteurs qui possédaient ces albums quel était mon plat préféré (du porridge, j’imagine), mon héros favori dans la vie réelle, la principale qualité que j’admire chez la femme, etc.2 ».
S’effaçant, à l’exception de quelques avatars ponctuels (notamment pendant la Grande Guerre) dans les dernières années du XIXe siècle, le questionnaire victorien pouvait en toute logique disparaître définitivement ou renaître, transformé, sous un autre nom.

Léonce Peillard & le « questionnaire Marcel Proust »

La suite de l’histoire, qui reprend en 1924, est bien retracée par Évelyne Bloch-Dano au début de son livre-enquête : le fils d’Antoinette Faure, André Berge, exhume l’album Confessions de sa mère, découvre les réponses de Marcel Proust et publie cette trouvaille en décembre 1924 dans la revue Les Cahiers du mois. Puis, en 1949, c’est André Maurois qui évoque pour la première fois ces documents biographiques dans son livre À la recherche de Marcel Proust, utilisant, également, pour la première fois, le mot « questionnaire ». Trois ans plus tard, Léonce Peillard, éditeur chez Hachette des revues BIBLIO et Livres de France, souhaite inclure dans ses fascicules des études littéraires :

« Un jour où il rend visite à André Maurois […] celui-ci lui suggère : “pourquoi ne poseriez-vous pas aux auteurs que vous allez étudier les questions auxquelles répondait jadis Marcel Proust ?” Et c’est ainsi que, dès 1952, Livres de France puis BIBLIO  vont demander à des auteurs contemporains de répondre au “questionnaire Marcel Proust” comme le nomme Léonce Peillard, doué d’un indéniable sens commercial. Il s’agit du second questionnaire, auquel s’ajoutent trois items issus de Confessions.3 »

Le questionnaire Marcel Proust est né, et avec cette formule, l’ambiguïté qui perdure encore aujourd’hui : Marcel Proust serait l’auteur du questionnaire lui-même. À l’époque, Léonce Peillard se contente de juxtaposer « questionnaire » et « Marcel Proust », et l’expression demeure pendant plusieurs années, consolidée par l’anthologie qu’il publie en 1969 chez Albin Michel : Cent écrivains français répondent au « Questionnaire Marcel Proust ».

Le facétieux Roger Nimier

Parmi les cent contributions, Roger Nimier se distingue par le plus drôle des hommages à Marcel Proust, puisqu’il répond comme s’il était Proust lui-même, mais le Proust de la maturité, le Proust auteur de la Recherche, ajoutant un quatrième lot, fictionnel, de réponses à l’album Confessions. Extraits choisis.

Quel est pour vous le comble de la misère ?
Perdre le temps.

Votre idéal de bonheur terrestre ?
Albertine, prisonnière sans être incarcérée.

Votre musicien favori ?
Reynaldo.

La couleur que je préfère ?
Celle des petits pans de mur.

Roger Nimier

Mais l’expression heureuse de Peillard va connaître une métamorphose, qui scelle définitivement son succès mondial. Pour savoir à quel moment le « questionnaire Marcel Proust » devient le « questionnaire de Proust », j’ai dû faire un détour par la base de Google Books, qui rassemble la plupart des livres numérisés dans de nombreuses langues, et qui permet, grâce à un outil statistique dénommé le Ngram Viewer, d’évaluer la biblio-notoriété de certains noms et expressions. 

Figure 1. Occurrences de questionnaire Marcel Proust et questionnaire de Proust dans la base Google Books (domaine français). Source : https://books.google.com/ngrams

Les recherches en français sur les occurrences « questionnaire Marcel Proust » et « questionnaire de Proust » (fig. 1) montrent très précisément que les courbes se croisent en 1975 : à partir de ce millésime, l’expression « questionnaire de Proust » supplante définitivement le « questionnaire Marcel Proust ».

Presse : naissance d’un nouveau type d’article

La presse a sans doute aucun joué un rôle majeur dans cet avatar : à partir des années 60, un questionnaire de Proust apparaît dans L’Express et dans Le Point, créant en quelque sorte l’antichambre d’un nouveau genre d’articles, qui deviendront aussi des marronniers, majoritairement dans la presse féminine : le test de personnalité des hebdos et des mensuels auquel on répond sur la plage. Et la formule s’exporte : le quotidien de Francfort Frankfurter Allemeine Zeitung propose une version en langue allemande dans les années 80, « comme le fait le magazine Sunday Correspondent, sur le conseil du romancier Gilbert Adair, qui remarque astucieusement que “l’avantage des questionnaires, d’un point de vue économique, était que pas une seule des personnalités [qui acceptaient de répondre] n’attendait la moindre rémunération”.4″.

Le questionnaire de Proust de Trump

En faisant du questionnaire une rubrique mensuelle à partir de 1994, Vanity Fair le consacre définitivement comme le sommet de l’esprit, de la culture et du bon goût (?) en soumettant notamment Donald Trump à l’exercice en 2004. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il annonce de bien des façons le personnage histrionique et narcissique que le monde apprendra à connaître après son élection en 2016. Ubu-Trump annonce le programme dans son questionnaire de Proust. Ironie du sort, il rêve pour lui-même d’une mort assez proche de celle de Félix Faure (ou ai-je l’esprit vraiment mal placé ?), et à la question « quels sont vos écrivains favoris ? » il ne semble pas en mesure d’en citer le moindre — sinon lui-même.

Qu’est-ce qui vous déplait le plus dans votre apparence ?
Que je sois différent de ce que j’étais à 33 ans.

Quelle est la personne vivante que vous méprisez le plus ?
Je méprise beaucoup de personnes vivantes.

Si vous pouviez changer quelque chose de vous-même, que serait-ce ?
Mes cheveux !

Comment aimeriez-vous mourir ?
Joyeusement au lit.

Donald Trump

Évolution du mot questionnaire

Le mot questionnaire, transparent dans de nombreuses langues romanes et même en anglais, promettait ainsi, associé à Proust, une grande fortune internationale. En anglais, « questionnaire », évidemment emprunté au français, est apparu dès le XIXe et sonne comme une revanche à l’anglomanie du tournant du siècle.

Figure 2. Occurrences de Proust questionnaire dans la base Google Books (domaine anglais britannique). Source : https://books.google.com/ngrams

Figure 3. Occurrences de Proust questionnaire dans la base Google Books (domaine anglais américain). Source : https://books.google.com/ngrams

Les graphes ci-dessus (fig.2 & fig.3) montrent que la biblio-notoriété de l’expression Proust questionnaire en anglais britannique et américain décolle vraiment à partir de 2005, sans doute sous l’effet conjugué de la presse traditionnelle et de l’Internet. 

Anglais : Proust questionnaire 
Espagnol : cuestionario de Proust
Italien : questionario de Proust
Portugais : questionário Proust
Allemand : Proust Fragebogen

Le questionnaire de Proust de Pivot

Cependant, c’est bel et bien la télévision qui va asseoir définitivement la célébrité du questionnaire de Proust, sous un nouvel avatar. Bernard Pivot adapte le questionnaire pour les besoins de son émission Bouillon de culture au début des années 90, bientôt imité par James Lipton aux USA. Ces deux personnalités médiatiques ont beau dire qu’il ne s’agit pas de questionnaires de Proust, rien n’y fait : tout le monde a en tête ce mythe que plus personne n’arrive à démêler. J’avais bien envie d’échanger à ce sujet avec Bernard Pivot, bien seul à sa table de dédicaces pendant le Printemps Proustien (2019), son accueil fut si glacial et si peu amène que je le laissai vite à ses ruminations.
Une telle popularité, apportée par la télévision, dont l’avènement entraîne le lent et inexorable déclin de la lecture, interroge : a‑t-elle apporté le moindre nouveau lecteur à l’écrivain ? A‑t-elle décuplé sa gloire (im)marcessible ? Le questionnaire de Proust, bien davantage, est une question de prestige, de mode et de vanité. On veut se comparer à cet étalon, on veut son quart d’heure de célébrité, on veut éventuellement rejoindre l’anthologie des réponses plus ou moins spirituelles qui grandit à l’infini.

LIRE : Le Questionnaire de Proust, éditions Textuel (2016).

  1. C’est moi qui traduis []
  2. C’est moi qui traduis []
  3. Évelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust, Le Livre de Poche, 2019, p.20 []
  4. Evan Kindley, Questionnaire, Bloomsbury, 2016. C’est moi qui traduis []

2 Comments

Aurellyen · 16 octobre 2020 at 18 h 17 min

Comment faire le tour quantitatif d’une question littéraire : cet article en devient encore une référence.

Un point de désaccord a priori, qui demanderait une recherche de type proustonomique pour vérification. Je ne pense pas que « la télévision, dont l’avènement entraîne le lent et inexorable déclin de la lecture. » Mon petit doigt me fait penser qu’il existe plus de lecteurs qu”  »avant » (la télévision ?), et plus de livres produits.

    Nicolas Ragonneau · 16 octobre 2020 at 18 h 47 min

    Dans l’absolu, je pense que tu as raison. En littérature hélas, le déclin des grands lecteurs commence avec la télévision, lorsque que le taux de pénétration dans les foyers s’élève. La TV dans une certaine mesure remplace le livre comme divertissement et comme source de savoir et d’éducation. Je n’invente pas cela, ce sont les sociologues de la lecture qui le disent.

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