Bloch, Proust et les cadavres exquis de Google Translate
2019 n’est pas que le centenaire du Goncourt proustien, c’est aussi l’année des aptonymes. Après le bréviaire de la Recherche du temps perdu signé François de Combret en février, c’est au tour de Bloch, Ricardo Bloch, de publier un livre sur Proust. Si À la Recherche du texte perdu (Philippe Rey) est sans doute l’ouvrage proustien le plus amusant de l’année, ce n’est pas forcément le plus vain.
Le 8 novembre dernier, je trouve ceci dans l’édition en ligne de Livres Hebdo, le magazine des professionnels du livre : « Lors des 36es Assises de la traduction littéraire à Arles (8 au 10 novembre), l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) organise le 10 un débat sur la » traduction automatique : du rire aux larmes « . Si la production initiale a pu donner des résultats cocasses, les progrès sont suffisants pour que ces logiciels commencent à être utilisés couramment dans la documentation technique, laissant craindre un usage prochain en littérature selon l’ATLF ».
Corriger des robots
Je dois dire, à mon grand dam, que l’ATLF a un train de retard. En effet, au printemps dernier, une amie brésilienne, traductrice du français vers le portugais, m’apprend au téléphone qu’elle abandonne la traduction de ses romans destinés à la jeunesse pour passer des concours et se lancer dans l’aventure de l’enseignement en France. Comme je m’étonne de cette reconversion, elle me dit qu’elle est en a assez de corriger des robots. Et elle m’explique que plusieurs éditeurs, au Brésil, utilisent désormais des traducteurs automatiques et que le rôle des traducteurs humains se résume à redresser la production tordue de ces intelligences artificielles, avec la dégradation du prix au feuillet qu’on imagine sans trop de difficulté.
Un saut qualitatif
Je me doutais bien qu’on arriverait un jour à ce type de situation dans la République mondiale des lettres, mais je n’imaginais pas qu’on y parviendrait si vite. Pourtant, la qualité des traducteurs automatiques a connu ces dernières années un saut qualitatif spectaculaire que chacun peut apprécier en utilisant Google Translate, DeepL ou les traducteurs embarqués de Facebook et Twitter. La plus active des proustiennes américaines en ligne, Marcelita Swann, fait un usage immodéré de la traduction automatique pour permettre aux anglophones de lire les très nombreuses ressources en français. Avec des résultats très intéressants.
Le retour de Babel
Au Japon, les commerçants utilisent fréquemment de petits boîtiers qui traduisent instantanément l’anglais des clients en japonais parfaitement intelligible : même la lingua franca paraît désormais dispensable dans les transactions basiques. À ce titre, l’anglais au Japon dans ces circonstances n’est pas plus utile que le français ou tout autre langue officielle de l’ONU. De façon paradoxale, la technologie va peut-être engendrer une rebabélisation du monde… justement, le Poisson Babel, cette oreillette qui permet de comprendre toutes les langues dans Le guide du voyageur galactique de Douglas Adams (1978), a cessé d’être un fantasme de science-fiction.
Et puis, au moment même où je rédige cet article, un de mes amis me raconte qu’il vient d’assister à un « mariage Google Translate » : les mariés ne parlent pas la même langue, se connaissent depuis six mois et ne communiquent que via l’outil de traduction…
Nul ne sera épargné
On a beau me répéter, et de manière absolument péremptoire, qu’une machine ne pourra JAMAIS reproduire les nuances de la langue, ses ambiguïtés, l’infinie combinaison des segments qui forment la syntaxe, etc., je reste sceptique et inquiet car les ordinateurs ont été créés précisément pour assurer des tâches complexes, et non des tâches simples et binaires comme beaucoup le croient encore. Ainsi aucune activité humaine, aucune catégorie et aucun emploi ne semble vraiment à l’abri des robots pensants.
Vers une traduction indépassable
Et en ce qui concerne la traduction, notamment de prose romanesque, on peut imaginer qu’il ne s’agit que d’une question de temps et de quantités de données longues et profondes (les big data). Mieux, des ordinateurs, en agrégeant la plupart des traductions d’un texte donné, parviendront assurément à proposer des versions très convaincantes. Imaginons un ordinateur qui compile et analyse à la fois le texte original de Du côté de chez Swann et l’ensemble des versions espagnoles disponibles : on pourra, selon toute vraisemblance, obtenir un jour une traduction idéale et indépassable de ce texte en castillan (je ne parle pas, ici, de l’espagnol d’Argentine ou du Mexique, qui ferait évidemment l’objet de nuances et de particularismes).
50 langues
Le très multiculturel Ricardo Bloch, artiste plasticien né au Mexique, avait-il toutes ses questions à l’esprit quand il conçut le projet de faire traduire, par Google Translate, la première page de Du côté de chez Swann dans 50 langues, puis de faire une rétrotraduction en français, toujours au moyen de Google Translate ? Pensait-il au travail de l’universitaire Pascale Roux et à ses livres (parus à la Pionnière), dont son recueil forme une sorte de parodie (jusqu’au rabat permettant de comparer le texte d’origine aux différentes versions), à moins qu’il ne soit un hommage à ce travail vertigineux ? ou tout simplement les deux ?
Le résultat est drôle, parfois navrant, parfois poétique — cette poésie qui tient autant du dadaïsme, du surréalisme que de l’Oulipo — mais toujours riche en enseignements, sans qu’on puisse forcément pousser très loin l’analyse linguistique, faute de pouvoir rentrer dans l’algorithme et voir ce que le robot de Google a dans le ventre et dans la tête.
Premier constat, certaines langues réduisent le volume du texte original dans la langue cible de façon considérable, comme l’arabe. Cette amplitude est moins observée dans les langues qui foisonnent (la plupart).
Ensuite, le mot métempsycose, très monosémique mais remplaçable, semble manquant dans certaines langues et le traducteur ne sait pas trouver d’équivalent. C’est aussi le cas du verbe recouvrer, sur lequel Google Translate sèche en arménien, bengali, etc.
Autre constat : les langues indo-européennes les plus parlées sont mieux armées que les autres, je veux dire que la traduction dans ces langues est la moins éloignée du modèle. Mais ça n’étonnera aucun des linguistes amateurs ou professionnels lisant ces lignes, vu la suprématie de ces langues dans l’espace numérique.
L’obsession proustienne de Bloch
Ricardo Bloch avait donné une première version de son livre sur son site personnel en 2018, sous le titre À la recherche du sens perdu. le corpus comptait alors 73 langues (réduit à 50 dans l’édition de Philippe Rey). En guise d’introduction, cette citation :
Si, comme disent les Italiens « Traduttore, traditore » dans le cas de Google Translate ce serait plus juste de dire « Traduttore, assassino ».
Ricardo Bloch
Mais l’obsession proustienne de Bloch le « copiateur » ne s’arrêtait pas à cet exercice de style. Il livrait également À la recherche du Proust perdu et, plus intéressant, À la recherche du Bloch perdu, « Une lecture tres personelle de quelques pages du chef-d’oeuvre de Marcel Proust » (sic) dans laquelle il limitait de façon narcissique Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs aux occurrences de Bloch dans le récit, effaçant tout le reste.
Et si Ricardo Bloch d’aventure voulait publier sous un pseudonyme, on lui suggère celui-ci, évidemment : Jacques du Rozier.
Exposition Ricardo Bloch du 25 juin au 17 juillet, galerie Clara Scremini, 99 rue Quicampoix, 75003 Paris.
Ricardo Bloch, À la recherche du texte perdu (Philippe Rey). Préface de Daniel Pennac.
L’expression « cadavres exquis de Google Translate » est empruntée à Tristan Macé.
3 Comments
Aurellyen · 24 novembre 2019 at 15 h 33 min
Eh oui, j’ai connu le moment où le calcul numérique était une discipline pour les élèves ingénieurs. Et après une année de rébarbatives règles à calcul et autres tables logarithmiques, le ministère supprima la discipline et autorisa les calculettes électroniques. Notre professeur cria à la fin du monde en général et à la fin de la beauté du calcul en particulier…
Suzanne Rohde · 29 novembre 2019 at 16 h 45 min
Tout à fait dans le Nord de la Hollande il existe un petit clan de fans la Proust . C’est maintenant pour la 3e fois que nous lisons ensemble la Recherche avec toujours la même enthouasiasme et dévotion.
Nicolas Ragonneau · 29 novembre 2019 at 16 h 46 min
Bravo. Je signale votre commentaire à Désirée et Philippe.