Entretien avec Kazuyoshi Yoshikawa
Le professeur Kazuyoshi Yoshikawa est bien connu des proustiens du monde entier : il a consacré toute son existence à la lecture, à l’étude et à l’enseignement de la Recherche. Je me faisais une joie de le revoir à Paris en mars dernier après notre rencontre au Printemps proustien en 2019, mais le coronavirus a tout gâché, comme il a gâché pour le professeur ce qui devait célébrer la fin de son magistral travail de traduction d’À la recherche du temps perdu — la troisième en japonais — commencé il y a plus de dix ans pour l’éditeur Iwanami (Tokyo). Invité par Antoine Compagnon pour 4 conférences exceptionnelles au Collège de France, il n’a pu en prononcer q’une seule avant que le confinement ne soit décrété, puis a dû rentrer à Tokyo.
Mais nous n’allions pas en rester là : la rencontre s’est transformée en échanges réguliers par mail, avec l’entretien que je vous livre ici.
Vous n’avez pas pu achever votre cycle de conférences au Collège de France et vous êtes rentré au Japon, passant d’un confinement à un autre. Quelle est la situation japonaise à l’heure actuelle et comment vivez-vous ce confinement ?
C’est dommage que je n’aie pu faire que la première intervention du 9 mars portant sur ma traduction de la Recherche en japonais. À la suite de la fermeture du Collège de France et des frontières des pays européens, j’ai été obligé de quitter la France dès le 17 pour rentrer à Tokyo. Mais, grâce à l’obligeance du Professeur Antoine Compagnon, les textes (et les fichiers de powerpoint) des trois autres conférences annulées ont été mis en ligne sur le site du Collège. J’ai donc pu publier l’aboutissement de mes dernières recherches qui portent sur la mondanité, sur la judéité et l’homosexualité, ainsi que sur le sadomasochisme dans le roman de Proust.
Au Japon, la situation du coronavirus était assez stable jusqu’à la mi-mars, mais depuis la dernière décade du mois de mars le nombre publié de contaminés a augmenté d’une manière spectaculaire. Le gouvernement japonais a décrété l’état d’urgence le 7 avril. Mais ici, les mesures de confinement sont moins sévères qu’en France. On voit d’ailleurs une nette amélioration de la situation depuis une dizaine de jours. De toute façon je mène une vie de confinement volontaire depuis mon retour à Tokyo, à l’exception de la promenade journalière d’une heure et d’une sortie pour les courses. Un peu comme avant d’ailleurs : j’étais souvent enfermé chez moi dans mon bureau depuis ma retraite en 2012, surtout durant ces dernières années consacrées à ma traduction de Proust…
C’est une question souvent évoquée mais votre avis m’importe : pourquoi selon vous la Recherche est si populaire au Japon ?
À la recherche du temps perdu est très connu au Japon, comme d’autres grands classiques modernes, Dostoïevski, Kafka, et tant d’autres. Je ne sais pas si Proust est ici plus lu que Dostoïevski, mais j’ai l’impression qu’il est bien accueilli parmi les lecteurs cultivés de mon pays. La littérature de grande masse est très développée ici : il existe plusieurs écrivains dont chaque nouveau titre se vend à plus de cent mille exemplaires. Proust ne peut pas être considéré comme populaire par rapport à ces producteurs de best-sellers. Mais pour un écrivain difficile, il est relativement bien accueilli, le premier volume de ma traduction consacré à « Combray » s’étant vendu, en dix ans, à quarante mille exemplaires.
Si Proust est ici bien accueilli, je crois qu’il est à la fois familier et nouveau pour les lecteurs japonais. Ses plus grands charmes font écho à la tradition de la culture japonaise. Formés par la poésie traditionnelle (le waka et le haïku en particulier), les Japonais sont prédisposés à apprécier chez Proust sa description originale de la nature liée aux variations climatiques et saisonnières. Le Japon a par ailleurs une longue tradition du roman d’analyse qui remonte au Roman de Genji du XIe siècle, écrit souvent avec des phrases longues, où l’on peut retrouver la finesse de l’analyse psychologique proustienne. La notion du temps qui passe, chère à Proust, domine également la littérature japonaise fortement imprégnée du bouddhisme, qui met l’accent sur le caractère éphémère de toute chose sur la terre. Toute l’histoire du Japon a vu des lettrés et artistes se retirer du monde en ermites et se consacrer à la littérature et aux arts : cette tradition aide à comprendre la prédominance de la littérature et des arts dans le roman de Proust. Mais le succès de Proust au Japon doit aussi à sa nouveauté, qui réside d’une part dans son innovation stylistique et de l’autre dans ses réflexions innovatrices sur la vie et sur les arts, à cette nouveauté qui bouleverse notre vision du monde. Cette nouveauté me semble pourtant accessible à tout le monde. La Recherche n’est pas une œuvre d’avant-garde. Le succès de Proust, partout dans le monde d’ailleurs me semble-t-il, s’expliquera par le fait qu’il est à la fois traditionnel et novateur, et se trouve en ce sens « entre deux siècles » selon l’expression d’Antoine Compagnon.
Après tant d’années passées à étudier la Recherche, à dispenser votre enseignement, qu’est-ce que votre traduction vous a appris du roman — et de Proust — que vous ne saviez déjà ?
J’ai connu Proust en 1967 à l’âge de dix-neuf ans, dans sa première traduction complète en japonais procurée par six chercheurs et écrivains. Depuis j’ai lu la Recherche plusieurs fois (au moins dans ses grandes parties), ai écrit plusieurs articles et livres à ce sujet et croyais bien connaître cette œuvre qui m’était si familière. Mais avec cette traduction de Proust, j’ai eu l’impression que j’ai vraiment lu, connu et découvert la Recherche pour la première fois. Sans doute parce que j’ai été obligé de comprendre le texte de Proust jusqu’à ses moindres détails, de l’annoter et de trouver des expressions japonaises qui lui sont adéquates. Traduire Proust, c’était pour moi la meilleure façon de lire la Recherche. Dans ma première conférence au Collège de France, j’ai évoqué quelques découvertes dues à cette traduction, mais la liste serait trop longue…
Quand on traduit toute la Recherche, on doit à la fois se concentrer sur chaque volume avec ses spécificités, mais aussi adopter une perspective plus globale, celle du roman dans son ensemble. On sait ainsi que des choix sémantiques et/ou lexicaux faits au tout début, dès Combray, auront des conséquences importantes par la suite. Aviez-vous cette contrainte à l’esprit en commençant votre travail et avez-vous été tenté de traduire par exemple « Combray » puis juste après Le Temps retrouvé ?
S’agissant du travail d’une longue haleine, la publication s’est échelonnée sur neuf ans, de 2010 à 2019. Avant la livraison du premier volume, il m’a donc fallu, pour que je puisse m’en servir sans trop de contradictions dans mes volumes suivants, trouver des méthodes de traduction et inventer en japonais un style adéquat à celui de Proust. J’ai commencé en 2006 à faire quelques coups d’essai pour traduire des longues phrases typiquement proustiennes qu’on peut trouver souvent dans « Combray ». Et j’avais en 2009 une première version complète des trois premiers volumes (comprenant Du côté de chez Swann en deux volumes et « Autour de Mme Swann » en un volume), avant de relire mon texte de « Combray » et de le livrer à mon éditeur. Je n’ai pas traduit Le Temps retrouvé tout de suite après « Combray », mais ayant traduit, avant la parution du premier volume, jusqu’à « Autour de Mme Swann », j’ai pu croire m’approprier plusieurs styles qui pourraient s’appliquer, tout au long de la Recherche, tantôt à des passages poétiques, tantôt à des conversations mondaines, tantôt à des réflexions philosophiques…
Vous avez souhaité rester au plus près de la syntaxe et de la musicalité proustiennes. En quoi la langue japonaise permet-elle cela ?
N’étant pas un linguiste comparé, je ne peux pas répondre théoriquement à cette question. Mais j’ai été formé, au moins dans mon apprentissage des langues étrangères, d’abord de l’anglais et puis du français, par une méthode ancienne, par la version en particulier. Je n’avais donc pas de difficulté à traduire en japonais des textes de français standard (le japonais s’était approprié de vocables abstraits importés d’Europe depuis l’époque Meiji). Le problème chez Proust se trouve dans la difficulté de transférer, sans rien perdre de leurs rythmes et de leurs nuances, les langages si divers et si particuliers des personnages. À quoi s’ajoute la gageure de rendre les plus longues phrases de Proust en japonais. Pour le premier, j’ai essayé de respecter différents niveaux de langue, même des fautes de langage, de chaque personnage. Pour le second, quand il s’agit surtout de longues phrases poétiques, j’ai pris le parti de respecter l’ordre d’apparition de mots dans le texte original, bien que la syntaxe du japonais soit diamétralement opposée à celle du français. Dans ce cas-là, pour être fidèle à l’enchaînement des images d’origine, j’ai été obligé d’abandonner la méthode classique de la version qu’on voit souvent au Japon en classe de français. En ce qui concerne la musicalité proustienne, je me suis efforcé de rendre son rythme, mais j’avoue qu’il est presque impossible de traduire sa résonance phonique. Mais j’ai parfois trouvé, pour traduire certains jeux de mots prononcés par des personnages, un couple de mots équivalent, qui combine la correspondance sémantique avec les termes français, et la parenté phonique entre eux. Pour cela, j’ai parfois modifié à titre exceptionnel le texte original, légèrement. Ainsi on peut dire : traduire, c’est trahir, mais pour être plus fidèle à l’original…
Votre traduction comprend des images encyclopédiques. Une traduction littéraire avec ce genre d’iconographie n’a je crois, pas d’équivalent, au moins en Occident. Qui a eu cette idée et quel est le rôle de ces images ?
Au Japon non plus : une traduction littéraire n’a en principe pas ce genre d’illustrations. C’est moi-même qui ai eu cette idée et ai choisi toutes ces images. Avant d’entamer cette traduction, j’avais consacré beaucoup de temps à la recherche sur Proust et la peinture, ce qui m’avait appris l’importance de l’iconographie que notre écrivain avait consultée pour son roman dans les publications de l’époque. Plusieurs allusions aux beaux-arts dans la Recherche sont peu compréhensibles si on ne les connaît pas bien. Il en est de même pour certains usages de l’époque dont l’iconographie s’avère d’un grand secours pour rétablir des sens oubliés ou tombés en désuétude et, souvent, pour comprendre clairement les phrases métaphoriques de Proust.
Votre éditeur a‑t-il bénéficié d’une subvention pour la traduction ?
Ma maison d’édition, Iwanami, est en quelque sorte un équivalent de Gallimard, car elle a été fondée en 1913 et a été un des premiers éditeurs de romans de Soseki. La collection « Poche Iwanami », créée en 1927, a publié depuis plus de 6000 titres, choisis parmi les classiques (tombés donc dans le domaine public) de littérature, de philosophie, de sciences sociales et parfois d’essais scientifiques. Elle publie chaque mois trois ou quatre nouveaux titres. Je ne pense pas qu’ils soient tous rentables immédiatement, car au Japon (comme ailleurs) on ne lit plus de classiques comme avant, mais la collection a plusieurs titres dont le chiffre de ventes total dépasse un million d’exemplaires, tels que des œuvres de Soseki, de Platon, etc., ce qui lui permet je crois de lancer de nouveaux titres, sans subvention.
Comment se sent-on après ce grand voyage à travers la Recherche ? Orphelin ? Démuni ? Libre ? Quel est votre état d’esprit ?
C’était un long travail et on m’a souvent dit que ça doit être pénible d’être enfermé presque tous les jours dans son bureau pendant des années de suite. Mais personnellement je n’ai jamais fait un travail si stimulant, si joyeux, si plein de découvertes à la fois intellectuelles et artistiques. Sans doute parce que ce travail de traduction m’a permis de savourer pleinement la richesse du texte proustien et de tenter de produire en japonais ce que je croyais être son équivalent, en espérant la partager avec mes lecteurs japonais qui ont attendu avec patience chaque livraison pendant six mois ou parfois un an…Quand j’ai donné le bon à tirer au dernier volume de ma traduction à la fin du mois d’octobre 2019, j’ai eu bien entendu un grand soulagement. Pendant deux mois, j’ai été submergé d’interviews, de conférences, de fêtes avec des amis et collègues, mais après ces moments de divertissement, j’ai souffert d’une chute, d’une dépression, privé de cette joie de traduire Proust… La préparation des cours au Collège de France, le bref séjour à Paris, le brusque retour à Tokyo et une vie de confinement due au coronavirus, tout cela m’a fait oublier ce sentiment de mélancolie. Et depuis un mois, je relis ma traduction de Proust pour en faire une anthologie en un volume pour la même collection « Poche Iwanami », mais il m’est déjà difficile de croire d’avoir fait moi-même cet immense travail, comme si j’étais devenu quelqu’un d’autre…
Une question très personnelle pour finir. Qu’allez-vous faire désormais que votre traduction aurait empêché ou différé ?
Je compte faire, si la force m’en reste encore, ce qu’on m’avait demandé au cours de ces dernières années pour le public japonais et que j’avais demandé d’attendre jusqu’à l’achèvement de ma traduction. Hélas ! toujours sur Proust : outre cette anthologie, un petit livre avec des illustrations en couleur sur Proust et la peinture (ce n’est pas un travail difficile pour moi), un livre d’introduction à la Recherche destiné aux amateurs de Proust aussi bien qu’à ceux qui ne l’ont pas encore lu (c’est une mission délicate). Mais mon rêve a été, une fois la traduction finie, de lire intégralement dans son texte original du XIe siècle (j’avais lu, quand j’étais jeune, jusqu’à sa moitié dans une superbe version moderne de Tanizaki) le roman de Genji. J’ai fait, en octobre 2019, guidé par un alpiniste amateur et en logeant dans deux huttes, l’escalade d’une chaîne de montagnes Yatugadake (2700 à 2900 mètres d’altitude au centre du Japon). J’aimerais essayer, si la situation du coronavirus le permet l’année prochaine, une autre escalade dans les Alpes japonaises cette fois, bien sûr en été…
Entretien réalisé en mai 2020.
3 Comments
Guz · 17 mai 2020 at 9 h 46 min
Merci infiniment.
Bonne Continuation
Lipzyc · 17 mai 2020 at 10 h 55 min
Les grands sentiments sont universels. Ce qui l’est moins, c’est l’immense mélancolie que l’on ressent après avoir fini la Recherche et l’attachement (au sens propre) que l’on éprouve à la fois pour l’écrivain et pour l’homme, attachement qui ne nous quittera plus. Pour ma part et dans ce cas particulier, si monsieur Proust, on ne peut pas séparer l’homme de l’écrivain.
Shuangyi · 26 mai 2020 at 18 h 24 min
Hélas ! Ce fameux “désert de l’après-Proust » formulé par l’écrivaine et universitaire Anne Carson https://www.youtube.com/watch?v=ofR3Qd2E_A0 (1:03)