Entretien avec Adeline Wrona & Marie-Ève Thérenty

Published by Nicolas Ragonneau on

Produits et objets dérivés littéraires, fétichisme, marchandisation de la littérature, naming et branding, marketing personnel et mise en récit de l’écrivain ou de l’éditeur, etc. : Adeline Wrona et Marie-Eve Thérenty, respectivement professeure en sciences de l’information et de la communication à Sorbonne université (Celsa) et professeure de littérature française à l’université de Montpellier 3, sont spécialistes de domaines qui, il y a encore quelques décennies, auraient été jugés indignes de l’Université. Les deux confrères et amies, après avoir consacré un colloque au thème « Objets insignes, objets infâmes de la littérature » (dont les actes sont téléchargeables gratuitement) publient L’écrivain comme marque (Sorbonne Université Presses), un ouvrage collectif passionnant sur un sujet qui remonte au moins au début du XIXe siècle et que Proust exemplifie à bien des égards.

Vous n’échapperez pas à la question qui ouvre tous mes entretiens. Quelle a été votre expérience de lectrices de la Recherche ?
Adeline Wrona
 : À cette question on ne peut répondre qu’à titre individuel. Pour ma part, ce fut une expérience d’immersion, l’année de mes 17 ans : plusieurs mois à vivre avec le narrateur, en ne lisant rien d’autre que ces volumes Gallimard, dont la matérialité a beaucoup joué — l’édition blanche, NRF, en dix volumes de petite taille, qui m’avaient été offerts par mon père. Cette œuvre immense me semblait à portée de main, tant les volumes, maniables et légers, se prêtaient à une lecture rapide et en série. 

Marie-Eve Thérenty : C’est en fait une question assez personnelle, qui implique de dévoiler un peu de mon intimité familiale. Dans mon enfance et mon adolescence, ma mère, effrayée par ma boulimie de lecture, avait souhaité limiter cette activité. Mais, curieusement, elle ne me limitait pas en temps mais elle n’autorisait qu’un livre par jour. Cette contrainte a abouti à me faire sélectionner les livres à la bibliothèque en fonction de leur épaisseur et non véritablement de leur contenu. J’ai donc avalé, à la file, toute la Comédie humaine, les Rougon-Macquart, la Recherche et aussi une édition rouge complète des romans de Sand, ce qui a abouti à me  faire considérer toutes ces œuvres pendant longtemps comme une sorte de continuum monstrueux. J’ai eu une « illumination rétrospective » inverse de celle du narrateur dans La Prisonnière lorsqu’il a fallu non pas unifier mais séparer ce qui était confondu dans mon esprit. Je ne suis pas sûre d’y être entièrement parvenue aujourd’hui.

« Tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur » écrit Sainte-Beuve dans « De la littérature industrielle ». Au fond, Warhol ne fera que mettre à jour cette affirmation, plus d’un siècle plus tard, avec son fameux « quart d’heure de célébrité » ?
La formule de Warhol radicalise celle de Sainte-Beuve, car on passe de la notoriété d’auteur à la célébrité sans qualité ; dans les deux cas, et à plus d’un siècle de distance, on décèle un double jeu subtil avec les contraintes propres à la civilisation médiatique. Sainte-Beuve dénonce la démocratisation de la notoriété comme il fustige la « littérature industrielle » — tout en pratiquant à haute dose l’écriture journalistique, surtout quand cela renforce sa candidature à l’Académie française. Warhol dénonce de façon très lucrative la production d’objets en série, tout en se prêtant volontiers, sur commande, aux portraits des plus grands capitaines d’industrie, tel le patron de Fiat, Gianni Agnelli.

[…] ce qu’on appelle le capitalisme médiatique se caractérise par une confusion des rôles entre industrie du contenu et industrie de la médiatisation […]

Le placement de produit dans des textes, à l’inverse la présence de la littérature dans l’univers de la publicité, l’écrivain comme marque ou l’écrivain se servant de sa notoriété pour apposer sa griffe sur un produit ne sont pas des phénomènes nouveaux. Quelles sont les étapes historiques de la rencontre entre marketing, branding, publicité et littérature ?
Il est difficile de décider des moments de rupture dans ce qui ressemble plutôt à un processus progressif. La définition du droit d’auteur, en 1793, constitue à coup sûr un terminus ab quo ; puis le développement du roman-feuilleton, après 1836, accentue le phénomène, puisqu’il s’agit d’une innovation assurant aux auteurs des revenus réguliers et parfois conséquents, tout en valorisant fortement une signature individuelle, au cœur d’une page de journal dont les articles sont souvent anonymes. Chaque innovation médiatique transforme les modes de fabrication de la célébrité littéraire : les premières interviews autour de 1880 sont des interviews d’écrivains ; parmi les premiers programmes de télévision, dans les années 50, on trouve des émissions littéraires ; enfin les réseaux sociaux offrent aux auteurs du XXIe siècle de nouvelles vitrines. Tout cela affecte directement le marché de la littérature et transforme le marketing éditorial, depuis les bandeaux « Vu à la TV » jusqu’aux « bookfaces » pratiqués par les éditeurs et les libraires en imitation des modes visuelles lancées sur les plateformes.

Dans votre texte d’introduction, vous soulignez que la propriété littéraire et artistique et la propriété industrielle constituent les deux branches de la propriété intellectuelle. Cette frontière, qui a commencé à s’effacer avec la multiplication des journaux au XIXe siècle, ne cesse de se faire plus poreuse. Tout récemment, Joël Dicker a annoncé qu’il quittait les éditions de Fallois pour créer sa propre maison d’édition, qui sera lancée fin 2021. La marque de Fallois a permis la naissance de la marque Dicker, mais deux marques sur un même livre, c’est une de trop ?
Notre livre met en lumière en effet des jeux de concurrence entre « marque auteur » et « marque éditeur », ou même « marque média ». Quand Alexandre Dumas crée un journal intitulé Le Mousquetaire, il procède à un déplacement de cet ordre — lui qui « habitait » le rez-de-chaussée des journaux avec la case feuilleton, s’offre un journal tout entier à sa gloire. Les éditions de Minuit se caractérisent par la mise en sourdine de la figure d’auteur, au profit d’une maison d’édition très fortement identifiée à son fondateur ; à sa disparition, Jérome Lindon devient le titre d’un livre, signé par Jean Échenoz, auteur maison. La période actuelle accentue probablement ce phénomène, car c’est l’ensemble des industries culturelles qui traversent des mutations de grande échelle : ce qu’on appelle le capitalisme médiatique se caractérise par une confusion des rôles entre industrie du contenu et industrie de la médiatisation, et ce sont les intermédiaires les plus indépendants qui en pâtissent le plus, à commencer par les éditeurs.

De plus en plus d’écrivains s’affranchissent des éditeurs classiques, notamment pour l’exploitation de leurs œuvres en numérique. Parallèlement, l’autoédition explose. Connus ou inconnus, les auteurs se voient toujours davantage comme des micro-entreprises (et donc potentiellement des marques) qui souhaitent et peuvent s’adresser directement à leur lectorat. Est-ce qu’à terme, comme bon nombre de groupes et de musiciens ont quitté les majors (ou en ont été évincés), créé des labels et des maisons de production, les auteurs peuvent suivre un tel mouvement, menaçant aussi les maisons d’édition historiques ?
C’est une conséquence de ce capitalisme médiatique que nous évoquions dans notre réponse précédente, et du développement des plateformes. Indéniablement, il existe de nouvelles voies pour donner à lire des textes qui n’auraient pas trouvé leur place chez les éditeurs dits classiques. Et quelques succès spectaculaires accréditent une sorte de nouvelle promesse démocratique : Fifty shades of grey aux États-Unis, les premiers livres d’Agnès Martin-Lugand en France (Les Gens heureux lisent et boivent du café), constituent des cas emblématiques de ces livres au départ sans éditeurs qui trouvent leur public. Mais pour ces deux succès, combien de milliers d’échecs ? Et surtout, il est bien rare qu’un auteur auto-publié ne cède pas, le moment de la reconnaissance venu, aux propositions d’éditeurs bien en place ; Agnès Martin-Lugand est maintenant publiée chez Michel Lafon. La logique de concentration propre aux industries culturelles contemporaines n’épargne pas le monde des lettres, et c’est sans doute cela qui menace vraiment l’écosystème éditorial aujourd’hui, plus que l’apparition de micro-éditeurs dont la viabilité semble assez fragile.

Dans un monde où l’attention est devenue un bien rarissime, où la concurrence entre les modes de divertissement et de culture est très rude, mais aussi où la pandémie actuelle ne laisse que peu de place aux inconnus entre les grands noms et les classiques, va-t-on assister à un storytelling de plus en plus important, à une mise en avant de la personne même de l’auteur, surtout en ligne ?
C’est un phénomène croissant mais pas nouveau. L’incarnation de l’auteur, comme le montre la présence des écrivains à succès sur les plateaux de télévision ou leurs photographies dans les magazines, est médiatiquement essentielle mais surtout fait vendre les livres. Choisir la discrétion est une solution qui peut s’avérer coûteuse. Ou alors il faut le coup de génie d’Elena Ferrante et choisir de faire de son invisibilité une sorte de mystère qui a contribué au succès de sa saga. L’examen de la couverture de presse des auteurs qui se vendent bien montre que leur visibilité dans les médias mainstream passe effectivement, à travers portraits, enquêtes et interviews, par la production d’un storytelling collectif émis conjointement par les écrivains eux-mêmes, par les maisons d’édition et relayé la plupart du temps par les médias. Cette technique communicationnelle rapproche les best-sellers d’autres produits commerciaux, culturels ou non, qui font aussi l’objet d’une politique de marque (branding). Dans les cas les plus réussis, ce storytelling se métisse avec l’univers diégétique des œuvres et constitue une sorte de fiction intermédiaire qui tient à la fois du discours biographique et de ce que Henry Jenkins appelle le transmedia storytelling, c’est-à-dire une œuvre dérivée et participative sur plusieurs supports, à haute valeur médiagénique, et sans doute aussi à haut potentiel commercial. Ce n’est pas avoir mauvais esprit, je pense, que de dire que le succès des livres de Camille Kouchner et de Vanessa Springora s’explique en partie ainsi.

L’auteur doit avoir « une bonne gueule d’écrivain » écrivez-vous. La question de la marque-auteur recoupe celle du prestige, de la postérité et de la figure de l’écrivain. Vos travaux sur la marque, mais aussi sur la marchandisation de la littérature, remettent en cause la figure sacro-sainte de l’écrivain, ses représentations canoniques.
Nous souhaitons surtout montrer que la canonisation de l’écrivain a pour corollaire aussi paradoxal qu’inévitable sa marchandisation. On n’a jamais autant célébré la figure d’auteur qu’au moment où on la transforme en objet médiatique, commercial et appropriable. Le cas le plus emblématique de cette double face propre au grand écrivain est sans doute celui de Victor Hugo, dont la mort constitue à la fois un événement national, donnant lieu à cette consécration symbolique suprême qu’est la panthéonisation, et un événement commercial portant à son paroxysme la production des « hugobjets », selon la formule inventée par son gendre Paul Meurice.

Avec la vogue du tourisme littéraire, un véritable fétichisme de l’objet madeleine qui est en quelque sorte la version grand public de l’anamnèse proustienne, s’est mis en place.

Proust concentre tous les cas d’école qui vous intéressent. Quand et comment, selon vous, est-il devenu une marque ?
Sans doute, Proust est devenu une marque dès 1919 lors de la polémique pour le prix Goncourt qui a fait le buzz autour de son œuvre, mais surtout autour de sa personne. La presse fait le portrait d’un excentrique, d’un reclus, d’un pervers littéraire, d’un hurluberlu,  d’un vampire qui préfère le lait au sang. Il faudrait qu’un spécialiste de Proust fasse l’histoire de la manière dont cette marque a évolué. Ce qui est sûr est que prospère, aujourd’hui, tout un marché éditorial, touristique, gastronomique greffé autour de Proust. Avec la vogue du tourisme littéraire, un véritable fétichisme de l’objet madeleine qui est en quelque sorte la version grand public de l’anamnèse proustienne, s’est mis en place. A Illiers, modèle du Combray de Du côté de chez Swann, la « maison de tante Léonie » reçoit plusieurs milliers de visiteurs par an et la pâtissière vend des centaines de madeleines par semaine. C’est la même chose à Cabourg. Le site lamadeleinedeproust développe tout un storytelling informé, une sorte de branding littéraire autour de la pâtisserie. C’est ressenti comme une marque de luxe comme l’a montré l’émotion qui a saisi l’ensemble de la presse tout dernièrement lorsque la publication des manuscrits de Proust a révélé que dans l’une des premières versions du texte, la madeleine n’était qu’une vulgaire biscotte. Cette marchandisation coexiste très bien avec la patrimonialisation de l’écrivain par exemple au musée Carnavalet où est présentée depuis la réfection de l’institution une nouvelle évocation de la chambre de Proust.

Que pensez-vous de ce moment important de l’histoire littéraire, de cette transsubstantiation de trois marques, de cette communion sous les trois espèces qui unit, en 1919, Proust, le prix Goncourt et la NRF (qui deviendra peu après Gallimard) ?
En fait, il s’agit d’une consécration mutuelle : les trois marques s’inventent largement ensemble. En décembre 1919, Gaston Gallimard vient depuis quelques mois de donner son nom à la maison d’édition de la Nouvelle Revue Française et de prendre son indépendance par rapport à Gide ; le coup de force du prix Goncourt le consacre définitivement et lance une série de trentre-sept prix Goncourt en un siècle. Proust, lui, après la parution de Du côté de chez Swann chez Grasset et son échec au Prix de l’académie en 1913, a joué de tout son réseau pour voir son livre consacré. Après le prix, Proust entre définitivement dans la famille de la NRF et il reçoit de toutes parts des honneurs. Quant au prix Goncourt, il n’est pas encore la marque, voire la franchise, qu’il est devenu : en 1919, sa dramaturgie est encore assez rudimentaire, comme l’a montré Thierry Laget, ils sont donc les premiers bénéficiaires de leur choix.

Dans l’épisode de la madeleine, Proust écrit Petites Madeleines avec des capitales à l’initiale de chaque substantif. P comme Proust et M comme Madeleine (Marcel ?). Que vous inspire cette monogrammisation ?
C’est une belle logique de condensation sémiotique, dont les spécialistes du branding ont décrit le rôle essentiel dans le fonctionnement de la marque. Si ce n’est que le déchiffrement de cette connotation est malgré tout réservé aux spécialistes.

Jacques Letertre, directeur de la Société des Hôtels littéraires, qui compte les hôtels Swann, Flaubert, Marcel Aymé, Rimbaud, Vialatte et Jules Verne, annonce 20% de réservations supplémentaires après le re-branding du Swann à Paris. Quels sont selon vous les bénéfices d’une telle opération de naming ?
Il y a ici de toute évidence la capitalisation sur une logique narrative qui est fondamentale dans ce que les chercheurs appellent la « mise en marque ». La « culturalisation » des productions marchandes — et l’hôtellerie en fait partie — vise à effacer le caractère commercial sous des valeurs symboliques ; ici on « raconte » par avance une expérience au cours de laquelle le client peut se rêver en héros de roman. C’est bien sûr une recherche de distinction, caractéristique de la société de consommation : l’abondance fait peser sur l’offre le risque de la standardisation.

À l’été 2020, à Cabourg, une mascotte représentant Proust, portant un masque, invitait les habitants et les touristes à respecter les règles d’hygiène et les gestes barrières. Proust n’est plus seulement une effigie sur un cabas, un badge ou un poster, il devient un agent de la sécurité et de l’ordre publics. Que vous inspire cette anecdote où un écrivain devient une mascotte municipale ?
C’est un exemple tout à fait savoureux, qui évoque ce qu’Yves Jeanneret appelle la « polychrésie des êtres culturels » : les figures de la culture se réinventent sans cesse dans leurs réappropriations successives, et on ne saurait nier la dimension finalement créative de ces phénomènes, aussi incongrus soient-ils.

Il y a tout juste 50 ans, Illiers devenait Illiers-Combray pour commémorer les 100 ans de la naissance de Proust. A‑t-on un équivalent dans le monde d’une telle soumission du Réel à la fiction ?
Il y a de très nombreux exemples de lieux réinventés par la référence aux œuvres de fiction qui sont censées y prendre place. Le cas du château d’If à Marseille est aussi un bel exemple : on y scrute les traces de l’évasion de Monte-Cristo…  Mais l’omniprésence de l’écrivain portugais Pessoa dans la ville de Lisbonne représente un exemple bien plus fascinant encore : ce nom est en effet, en lui-même, une création fictionnelle, puisqu’il signifie « personne » en portugais. L’auteur l’a choisi, parmi d’autres hétéronymes, pour se dissimuler et esquiver les effets de personnification. Lisbonne devient donc la ville dont l’auteur emblématique est personne…

Categories: Entretiens

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