Entretien avec Bénédicte Vergez-Chaignon

Published by Nicolas Ragonneau on

Benedicte Vergez-Chaignon. Photo Philippe Matsas / Flammarion

Entretien, dans le sillage de ma longue enquête sur les proustiens en Roumanie, avec l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, qui a assuré l’édition scientifique du Journal de Guerre de Paul Morand, dont le tome 2 (années 1943 à 1945, Roumanie-France-Suisse) vient de paraître, ainsi que du troisième tome d’Alias Caracalla, Amateur d’art, la suite des mémoires de Daniel Cordier. Le tout aux éditions Gallimard.

La question rituelle au seuil de tous mes entretiens : dans quelles circonstances avez-vous lu la Recherche et quelle impression cette lecture a‑t-elle faite sur vous ?
Vers 14 ans, j’ai pris Du côté de chez Swann dans la chambre de ma sœur et je me suis appliquée à lire le première page et j’ai eu mal à la tête. Disons que me débuts furent contrariés, j’ai vu le film de Volker Schlöndorff ! (Je devrais avoir honte d’avouer ça).

Vous avez travaillé sur Rebatet, Morand, Colette, on voit bien que vous êtes attirée par l’univers des lettres. Quelle place la littérature tient dans votre vie ?
La lecture et la littérature occupent une place considérable dans ma vie. J’appartiens à une famille de dévoreurs de livres. Je voudrais vivre dans une bibliothèque (avec des échelles), ce qui me ferait gagner un temps précieux. J’adore les auteurs qui ont beaucoup publié des livres qui se ressemblent ou des séries : je me sens en confiance.

Votre travail sur le Journal de guerre de Morand est-il très différent de celui effectué sur le dossier Rebatet, au moins pour L’Inédit de Clairvaux ?
Pas tellement car il s’agit d’un même travail de déchiffrement, de transcription et d’annotation. Les éditions critiques constituent une de mes tâches favorites et je suis très consciente de la chance exceptionnelle que j’ai de pouvoir disposer de manuscrits inédits.

Déchiffrer, transcrire, annoter : une page manuscrite du Journal de guerre de Paul Morand sur une enveloppe de l’ambassade de France à Bucarest. Photo Bénédicte Vergez-Chaignon.

Quel regard portez-vous sur Paul Morand diariste, d’une manière générale ?
Morand a plus ou moins été un diariste toute sa vie, sous la forme de notes, sous la forme d’un « vrai » journal ou par l’entremise de correspondances (en particulier, sa correspondance avec Jacques Chardonne est un substitut de journal). Il écrit beaucoup, très facilement et avec sincérité.

Le Journal de guerre est désormais complet et affiche environ 1500 pages au compteur. Est-ce un document homogène, ou est-ce que cet objet littéraire s’est transformé au fil des années et des vicissitudes de l’existence de son auteur ? En d’autres termes, le « projet » a‑t-il été respecté de bout en bout ?
Morand s’est relancé dans un journal en 1939, dès le début de la guerre, sous la forme de lettres régulières à sa femme. Le projet était presque d’emblée de publier cette correspondance après la guerre. Sa femme l’a rejoint en Angleterre. Il s’est donc mis à écrire à sa maîtresse, avec la même intention, même si cela devenait un peu plus délicat à publier. Les communications ayant été coupées entre la France et l’Angleterre du fait de l’invasion allemande, Morand s’est rabattu sur un journal « classique ». Revenu en France et même à Paris en 1940, il a compris qu’une telle publication serait malvenue sous l’Occupation et a cessé de tenir régulièrement son journal pour ne noter que des conversations ou des faits marquants. Et ce jusqu’en avril 1942 où il entre au cabinet de Pierre Laval, chef du gouvernement. Il se place d’emblée dans la situation de l’écrivain-témoin et écrit abondamment presque tous les  jours. Les interruptions sont dues à des empêchements matériels ou à des coups de cafard. Alors même qu’il va perdre une partie de ses biens à la fin de la guerre, il préserve tous ses journaux. Il se replace régulièrement dans la perspective d’une publication, puis comprend qu’elle devra être retardée. Par la suite – et c’est très étonnant -, il semble avoir oublié ce journal.

En quoi le Journal de guerre se différencie-t-il des autres journaux de la même époque (Garçon, Guéhenno, Werth, etc.) ?
La particularité de Morand est d’avoir tenu son journal le plus souvent alors qu’il est proche du pouvoir et bénéficie d’une vision (d’une ouïe !) assez exceptionnelle des événements. Il se vante à plusieurs reprises d’avoir un temps d’avance sur le commun des mortels informés par une presse censurée et une propagande orientée. Cet apport documentaire est paradoxalement renforcé par le fait que Morand commente peu ce qu’il rapporte et qu’il s’exprime avec une sincérité (un aveuglement ?) qui en garantit l’authenticité.

Les notes frontales de Morand auxquelles se mêlent des pages de fulgurante intuition, dignes de l’écrivain qu’il est, montrent le (dys)fonctionnement de la machine gouvernementale, le jeu des amitiés et des inimitiés d’une façon extraordinairement éclairante.

Qu’est-ce que l’historienne a appris en travaillant à l’édition scientifique du Journal de guerre, qu’elle ne sût déjà ?
Tout simplement, je ne savais pas que Morand avait appartenu au cabinet de Pierre Laval. Je croyais qu’il avait été seulement ambassadeur.
J’ai appris énormément sur la manière dont Laval travaillait, ou plutôt ne travaillait pas. J’ai compris grâce à cette vue directe sur ses méthodes pourquoi il n’y a pas d’archives Laval. Les aperçus donnés par Morand sur les dernières semaines à Vichy, au début de l’été 1944, sont très intéressants car à ce moment, il n’y avait plus grand monde sur place.
Les notes frontales de Morand auxquelles se mêlent des pages de fulgurante intuition, dignes de l’écrivain qu’il est, montrent le (dys)fonctionnement de la machine gouvernementale, le jeu des amitiés et des inimitiés d’une façon extraordinairement éclairante.
Dans sa naïveté (Morand ne sait pas reconnaître un espion sous son nez), il révèle la présence très précoce des Allemands à Vichy, bien avant l’invasion de la zone libre (novembre 1942). Enfin, son journal apporte des éléments d’information nouveaux sur ce qui se savait à Vichy des buts réels de la déportation des Juifs de France.

Morand prépare sa défense dès 1943. En quoi s’arrange-t-il avec les faits ? Et que risquait-il selon vous s’il avait été arrêté et traduit en justice en France ? En dehors de la question de l’épuration intellectuelle, le trafic de devises et d’or paraît sur le plan pénal un fait assez grave, et connu de ses adversaires politiques à Bucarest…
Morand commence à préparer sa défense lorsque que le Comité français de la Libération national, depuis Alger, prend une ordonnance annonçant que tous les membres des gouvernements depuis le 17 juin 1940 et les très hauts-fonctionnaires seront poursuivis pour intelligence avec l’ennemi. Il traite de deux aspects de ses activités. D’abord, il se dédouane en tant qu’écrivain en « oubliant » certains de ses textes et en minimisant la nature des périodiques où il a publié. C’est une défense classique : je suis un artiste, je ne fais pas de politique. D’autre part, il se réfugie, en tant que fonctionnaire, derrière l’obéissance et le serment qu’il a dû prêter à Pétain. Là non plus, rien d’original.

Que risquait-il ? On ne le saura jamais vraiment puisque Morand choisit un exil volontaire de précaution. « Banni, tu t’es banni toi-même. » Il redoute en priorité d’être interné et de voir ses biens confisqués. Tout ce qui va lui arriver, c’est une révocation du ministère des Affaires étrangères (qu’il parviendra quelques années plus tard à faire casser sur la forme par le Conseil d’État). Il ne fait même qu’une extrêmement brève apparition sur la liste des écrivains « interdits » du CNE à l’automne 1944. Quant aux trafics qui se sont – ou ne sont pas produits – en Roumanie quand il était ministre plénipotentiaire, ils ont été de toute façon recouverts d’une manière inespérée pour Morand par la marée communiste qui a submergé l’Europe centrale et orientale. Pas question de coopération de la justice roumaine !

Il fait une liste de juifs qu’il dit avoir aidés. Vous qui connaissez bien la vie de Colette pendant les années noires, en quoi Morand a‑t-il aidé Maurice Goudeket à échapper à la déportation ?
D’abord, la liste elle-même est surtout une liste de juifs que sa femme Hélène Morand a aidés ou essayé d’aider. Connaissant personnellement des Allemands, très germanophile, Hélène Morand a régulièrement fait jouer ses relations pour aider des personnes en difficulté, alors même qu’elle était furieusement antisémite. Mais on n’est bien placé pour aider que si on est bien accueilli à l’intérieur d’un système, et pas si on en n’est un opposant. Je rappelle à cet égard que Fernand de Brinon, représentant du gouvernement français en zone occupée et farouche partisan de la Collaboration, a sans doute été le Français qui a sauvé le plus de vies sous l’Occupation…
Le Journal de Morand nous permet de voir que ses interventions personnelles sont rares et sont infructueuses dès lors qu’il s’agit d’intercéder auprès des Allemands et non des Français.

Le cas du mari de Colette, Maurice Goudeket, est assez particulier. Il est arrêté directement par les Allemands en décembre 1941 lors de la rafle dite des notables. Il n’est pas un notable, d’ailleurs, mais le mari d’une célébrité. Colette remue le ban et l’arrière-ban de ses connaissances, des connaissances de ses connaissances, écrit partout à tout le monde pour avoir de ses nouvelles et obtenir sa libération. Elle a sollicité tant de personnes qu’il devient très difficile de savoir qui a agi et qui a agi efficacement. Nombreux sont ceux qui revendiqueront la libération de M. Goudeket, avec une certaine bonne foi (Sacha Guitry, Robert Brasillach, José Maria Sert…). Le plus probable est que cette libération a été obtenue par Suzanne Abetz, la femme de l’ambassadeur allemand Otto Abetz, qui était française et grande admiratrice de Colette.

Et Crémieux, qui figure aussi sur cette liste ?
Morand déteste Benjamin Crémieux et ne souhaite faire aucun effort pour lui.

Ce deuxième tome montre une dilatation des entrées du Journal de guerre, qui ne couvre « que » 25 mois environ. Vous l’expliquez par le « retour de la littérature » et un plus grand temps libre ?
Les deux raisons se rejoignent pour donner de l’ampleur à l’écriture quotidienne de Morand qui, pour une part, s’ennuie beaucoup et n’a pas grand-chose d’autre à faire.
Mais il garde aussi son désir de témoigner, ne pouvant que constater l’ampleur et la précipitation des événements de la guerre. Et il éprouve un grand besoin de réflexion sur lui-même, sur ce qui l’entoure, sur son passé et son avenir. « Il y a une moment où on est acculé face à face avec soi-même », écrit-il en juillet 1945.

Parlez-moi un peu de Daniel Cordier. Comment avez-vous travaillé avec lui pour Alias Caracalla ?
Je n’ai pas travaillé avec lui sur Alias Caracalla, ou très peu. J’ai travaillé avec lui sur sa suite biographique consacrée à Jean Moulin. J’étais étudiante. Il m’a recrutée pour trois semaines et je suis restée dix ans.
C’était compliqué pour moi de travailler sur Alias Caracalla parce qu’Alias Caracalla était sa vie intime et, quoiqu’il ait admirablement bien accepté la critique sur son travail, c’était plus compliqué pour moi d’intervenir dans son autobiographie.
Il a fallu sa mort, alors que restait une grande quantité de manuscrits inédits, pour que je reprenne la suite avec La Victoire en pleurant et avec Amateur d’art.

Est-ce que vous parliez d’art et de littérature avec lui ? Évoquait-il parfois Michaux, ou Proust ?
Nous parlions énormément du travail sur Jean Moulin, du petit déjeuner au dîner. Il n’y avait pas beaucoup de place pour le reste. Il ne parlait jamais de Michaux, dans lequel il souhaitait voir essentiellement l’artiste graphique et non l’écrivain. Or, il était entendu que je n’y connaissais rien en art contemporain (ce qui est vrai). Je savais à quel point Gide avait compté pour lui. Il m’a d’ailleurs offert son Journal. Il m’a  aussi offert des livres d’Alphonse Daudet, qu’il avait lus avec plaisir. Nous nous disputions à propos de Mauriac, que j’aime beaucoup, et qui représentait pour lui tout ce qu’il détestait de Bordeaux (sa famille paternelle). Il avait lu la Recherche en Angleterre en 1940 ou 1941, après l’avoir dédaignée pendant des années parce que sa grand-mère lui recommandait chaudement Proust mais avait, dans le cercle familial, la réputation d’avoir un goût médiocre en littérature.

Combien de tomes restent à paraître dans la suite Alias Caracalla ?
Il y aura encore un volume en 2025. Je travaille dessus en ce moment, mais je ne peux vous révéler le titre car je n’en suis pas encore sûre.

Avez-vous d’autres projets historico-littéraires à venir, que vous pourriez dévoiler ici ? Je crois savoir que vous souhaitiez travailler sur l’Académie française. Est-ce toujours d’actualité ?
Oui, je continue à travailler sur l’Académie française pendant la Seconde Guerre mondiale. Et je croise les doigts pour que la Providence m’offre encore d’autres manuscrits à découvrir.

Categories: Entretiens

1 Comment

Merville · 5 janvier 2024 at 12 h 59 min

Magnifique travail effectué sur le journal de guerre de Paul Morand.

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