Entretien avec Benjamin Azoulay

Published by Nicolas Ragonneau on

Benjamin Azoulay publie Abel Bonnard, plume de la collaboration aux éditions Perrin. Poète et romancier apprécié de Proust, Bonnard manifeste son adhésion au fascisme peu après la mort de ce dernier. On évoque ici le destin vichyste du bien nommé « Abetz Bonnard » (un de ses nombreux surnoms), largement méconnu, et la création de nouveaux outils lexicométriques que Benjamin Azoulay a développés avec Benoit de Courson, Gallicagram et Gallicanet.

Comment en vient-on à s’intéresser à Abel Bonnard, qui est tombé dans les oubliettes de la littérature et qui est aussi disqualifié comme collaborationniste ?
Ce sont justement ces deux éléments qui font d’Abel Bonnard un personnage digne d’intérêt car il semble avoir été négligé pour de mauvaises raisons. 
L’écrivain n’a pas marqué l’histoire littéraire et certes il n’a pas révolutionné la langue. Pourtant il compte trois avocats de choix au tribunal de la postérité : Charles Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand Céline et Marcel Proust. 
Ramuz s’intéresse surtout à la poésie de Bonnard (Les Histoires, 1908) qui réussit, selon lui, le tour de force d’un roman en vers sur un sujet des plus banals, éveillant la sensibilité sans intéresser la curiosité. « C’est dans cette poésie de la vie quotidienne », écrit le vaudois, « que Bonnard, en Flaubert du vers, réussit à produire à partir du commun une émotion neuve ».
Pour Céline, Bonnard est d’abord un grand ami et le fils de sa plus vieille muse, Pauline Bonnard. C’est le médecin de Meudon qui la soigne dans ses derniers jours à Sigmaringen, émerveillé par la culture insondable d’une femme capable de réciter, pendant des heures, les plus beaux poèmes de la littérature française. Bonnard est aussi pour Céline le dernier, mais peut-être le plus brillant, des humanistes. Malgré l’abîme stylistique entre les deux auteurs, Céline admire sincèrement l’engagement et la virtuosité de celui qu’il surnomme « l’académicien de choc ». Il écrit : « j’aime beaucoup Abel Bonnard, c’est une g[ran]d[e] âme, noble, généreuse et un admirable esprit […] Comme je regrette de ne plus le voir, comme je le voyais — trois fois par jour1 ! » Et aussi : « C’est un des plus beaux esprits français de ce temps. C’est le plus amusant des humanistes tout à fait dans la tradition, Chamfort, Rivarol, etc.2 »
Et enfin, il y a Marcel Proust, mais nous allons y revenir. 
Quant à son rôle dans l’histoire politique, il a été totalement occulté. Le surnom de Gestapette, coup de génie de la propagande résistante, a ridiculisé à jamais celui qui passait le plus clair de son temps à cribler ses contemporains d’épigrammes  assassins. Un personnage ridicule ne peut être tenu pour dangereux. Grave erreur, désormais réparée.

Il me suffit de lire une ligne de vous pour penser que nous serions d’accord sur ce qu’on écrit aujourd’hui et qui est affreux. 

Lettre de Marcel Proust à Abel Bonnard

La route de Bonnard croise celle de Proust. Quels rapports entretiennent les deux écrivains ?
Les deux hommes semblent partager les mêmes critères esthétiques et peut-être les mêmes références. Leur idée du roman est identique. Proust, écrit à Bonnard, ayant reçu le livre de son « ami » : « Je ne peux vous dire avec quel plaisir j’ai reçu le Palais Palmacamini. Un plaisir qui n’allait pas sans tristesse. Je l’ai tant aimé qu’il a fait vraiment partie de ma vie, qu’il reste lié à des espérances qui se sont évanouies, à un bonheur qui est détruit. Vous avez probablement appris — j’en ai tant parlé ! – l’admiration que j’avais (que j’ai toujours !) pour ce livre. Et vous n’avez guère dû vous en soucier, ce que je comprends. Vous avez tant d’admirateurs. Mais je ne suis pas tout à fait pareil aux autres. J’admire autant qu’eux les morceaux célèbres qu’ils préfèrent. Mais je leur préfère encore, à ces morceaux parfaits, des pages plus difficiles peut-être à citer, à réciter, parce qu’elles ont quelque chose de volontairement indéterminé, de trop continu pour être arrêté, fixé, de trop vrai pour ne pas déconcerter d’abord par leur simplicité. […] La situation finale du palais Palmacamini est une des plus belles que je sache dans un roman. » 
Dans une autre lettre, il écrit : « il me suffit de lire une ligne de vous pour penser que nous serions d’accord sur ce qu’on écrit aujourd’hui et qui est affreux. Personne ne sait plus ni lire, ni écrire ou presque personne. »
Bonnard et Proust ont, semble-t-il été mis en relation par Marie Scheikévitch. Quand Proust écrit à propos de son ami à cette confidente, c’est pour dire : « Je l’admire et je l’aime, vous le savez3. » Ou encore : « Si vous voyez Bonnard, dites-lui combien j’aime son roman. Ce qui en fait la plus grande valeur est naturellement ce qu’on n’aperçoit pas, ce qui fait qu’on est peut-être injuste pour lui. Mais il a eu la noblesse de préférer cette beauté cachée. Je parle bien souvent de son livre mais particulièrement volontiers avec vous qui l’admirez et l’aimez4. »

Est-ce qu’on connaît l’avis d’Abel Bonnard sur À la recherche du temps perdu ?
Oui, ayant achevé la lecture des Jeunes Filles en fleurs, il écrit ainsi à Proust : « Ce plaisir, c’est de recommencer avec vous l’exploration merveilleuse du réel. Vous ramassez tout ce que nous avions cru dédaigner parce qu’en vérité nous n’avions pas su le retenir ni le connaître, et vous nous faites voir que ces cailloux rejetés ce n’était rien de moins que des rubis et des perles. Vous sauvez la nacre même des émotions les plus fugitives et quand vous aurez achevé votre ouvrage, il y aura vraiment un univers à vous, où vous régnerez comme un Enchanteur5. »
Il lui écrit une autre lettre, particulièrement touchante, en septembre 1922, quelques jours avant la mort de l’auteur de la Recherche : « Comment pouvez-vous supposer que je puisse ne pas aimer vos livres ? Vous savez que chaque fois que vous avez eu la bonne grâce de m’en envoyer un, je vous ai témoigné assez vivement l’admiration qu’ils m’inspirent. Parmi les œuvres modernes, il en est peu dont je sois plus heureux qu’elles aient été faites, qu’elles existent et que je puisse m’y retirer. Vos livres ont à mes yeux la complication raffinée, l’émail mystérieux, la spirale intime de certains grands coquillages. Vous êtes un Enchanteur. Mais comme, pour penser à vous, je dépasse parfois même tout le plaisir que vous me donnez, je me demande souvent comment vous allez, je souhaite que votre santé s’améliore et que vous puissiez librement vous promener dans cet univers, avec votre sensibilité aiguë et votre curiosité merveilleuse6. »

À la différence de bien des personnalités du premier vingtième siècle, Bonnard a été fidèle à ses idées réactionnaires précoces. Comment le situer sur l’échiquier politique et littéraire de l’extrême-droite ?
Bonnard s’est fait une éducation politique nationaliste. Admirateur de Barrès, il est très tôt farouchement anti-républicain. Dans les années 1930, il multiplie les morceaux de doctrine contre le régime en place. Son pamphlet contre les Modérés va synthétiser avec brio la critique contre le système issu de la Révolution. C’est une formidable charge contre la droite modérée, terrorisée par les socialistes et domestiquée par les radicaux. À la sortie de prison de Maurras en 1937, c’est Bonnard qui préside aux festivités et célèbre le félibrige. L’année suivante il organise son élection à l’Académie et s’en fait le parrain. Mais, pour Bonnard, cette proximité avec le camp réactionnaire doit permettre de l’attirer vers le fascisme. L’auteur des Modérés apparaît, en effet, dès la création du Parti Populaire Français, aux côtés de Doriot. Il monte régulièrement à la tribune pour mettre sa légitimité et sa virtuosité au service de ce qu’il veut être une révolution anthropologique.

Vous soulignez son adhésion enthousiaste et précoce au fascisme, qui lui vient de sa fréquentation régulière de l’Italie et de sa connaissance de la langue italienne. Avait-il rencontré Mussolini, comme il rencontrera Hitler un peu plus tard ?
Nous n’en savons encore rien. Une chose est sûre, Bonnard a beaucoup fréquenté les salons, romains et vénitiens, avant-guerre, mais aussi au moment de la marche sur Rome. Il ne manque donc rien des événements et exprime une profonde admiration pour le Duce qu’il compare volontiers à D’Annunzio au détriment de ce dernier. Ainsi, lorsque Hitler arrive au pouvoir, il ne peut être que enthousiaste. Il part en mai 1937 à Berlin pour découvrir le régime nazi et rencontrer le Führer. Si bien qu’au lendemain de la défaite, il est déjà converti à la doctrine de l’Occupant.

Bonnard avait écrit un Éloge de l’ignorance pendant l’entre-deux-guerres. En tant que ministre de l’Éducation nationale sous Vichy, quel est son programme et qu’a‑t-il pu mettre en œuvre ?
Bonnard est résolument anti-intellectualiste. Il déclare volontiers  à propos de Descartes qu’« il faut le faire passer par la fenêtre » comme vestige d’une république déchue et d’un rationalisme rendu obsolète par le romantisme allemand. Pour lui, cette épuration intellectuelle est même un passage obligé pour éradiquer l’esprit républicain qui perdure malgré l’avènement de l’État français. 
Bonnard promeut une école plus technique et plus sportive aussi pour produire une élite de l’action, « l’élite obscure », gouvernée par une « élite éclatante ». Mais son projet de jeunesse unique mise au pas à la mode allemande se heurte à un refus catégorique de Pétain, qui lui préfère une très vague « jeunesse unie ». Quant à l’exaltation de la force par le sport, elle est rendue impossible par le rationnement calorique et bientôt abandonnée. Ne restent alors que quelques projets de propagande cinématographique dans les écoles auxquels le ministre sacrifie quelques heures d’écriture avant ses réunions du matin.

Un de ses surnoms, qui devient célèbre sous l’Occupation comme vous le soulignez plus haut, est « Gestapette ». Pourtant, rien dans vos recherches ne permet d’affirmer que Bonnard était homosexuel, ou bisexuel. Certaines de ses liaisons avec des femmes, comme la comtesse Murat, sont attestées. D’où vient cette réputation tenace ?
En effet, rien ne dit que Bonnard ait été homosexuel : ni fiche des renseignements généraux, ni correspondance, ni témoignage, alors que sa relation avec la comtesse Thérèse Bianchi-Murat est plutôt bien documentée. Cette réputation tient à deux éléments : l’ambiguïté entretenue par les manières et les déclarations du personnage d’une part et l’opportunité formidable, identifiée par la Résistance, de battre en brèche à la fois l’ordre moral vichyste et la figure virile du Maréchal Pétain. La Belle Bonnard, la grande maîtresse de l’Université, autant de sobriquets qui font mouche et installent dans les esprits ce qui n’est qu’une rumeur.

Que sait-on de son exil en Espagne et des ses occupations à Madrid ?
Bonnard atterrit en Espagne avec Laval le 2 mai 1945. Enfermé à Montjuïc, le poète essaye en vain de dissuader le « Président » de rentrer en France. Après sa condamnation à mort par contumace en 1945, Bonnard craint de plus en plus pour sa vie. À sa sortie de Montjuïc, il s’installe avec son frère à Madrid. Il tente de gagner l’Amérique du Sud, mais alors que le navire est au milieu de l’Atlantique, il est dérouté et rappelé par Franco qui ne peut, vis-à-vis de la France, favoriser la fuite des collaborateurs. Bonnard rentre en France en 1958 pour la révision de son procès. De nouveau condamné par une peine infamante, mais non afflictive, si bien qu’il ne peut réclamer son fauteuil à l’Académie et rentre alors en Espagne. Il y vit de quelques chroniques de moraliste, continue à fréquenter à l’occasion d’anciens amis comme Morand. Il y meurt en mai 1968, sans avoir osé publier de nouvel ouvrage.

Votre livre est aussi une superbe vitrine pour les outils lexicométriques, open source, que vous avez développés récemment avec Benoît de Corson. Pouvez-vous les présenter brièvement ?
Ce livre utilise Gallicagram, notre site web qui permet d’étudier l’évolution de l’usage des mots au cours du temps dans les archives de presse de Gallica. 

Fig. 1 : Fenêtre d’ouverture du site Gallicagram, logiciel open-source et open-data, librement accessible en ligne à l’adresse : https://shiny.ens-paris-saclay.fr/app/gallicagram 

Le logiciel trace des courbes de notoriété. Pour Bonnard, on retrouve les moments forts de sa carrière : premier recueil de poèmes (1906), premier roman (1913), accession à l’Académie (1932−1933), nomination au ministère (avril 1942).

Fig. 2 & 3 : Les courbes produites par la requête « Abel Bonnard » dans Gallicagram pour les périodes 1900–1939 et 1940–1945 (Gallica/Presse/Français/N‑grammes/Mois/Lissage=1).

L’usage de la presse permet de s’approcher au plus près des phénomènes politiques, non seulement parce que c’est le genre par excellence de l’événement, mais aussi parce que son traitement mensuel (Gallica) ou hebdomadaire (Le Monde) permet de suivre la chronique à une échelle temporelle très fine. Cette approche quantitative permet bien d’autres types d’études. Déterminer la postérité des écrivains de l’entre deux guerres en recensant la totalité des études parues sur plus de 800 d’entre eux, établir le réseau social de tel personnage en analysant automatiquement les chroniques mondaines, classer les ministres de Vichy selon leur notoriété, cartographier les occurrences d’un terme, sont autant de méthodes totalement nouvelles qui permettent d’éplucher sans effort une quantité phénoménale d’archives.

Fig 4 & 5 : Répartition géographique des mentions d’Abel Bonnard dans la presse française durant l’Occupation à deux périodes successives. Lecture : entre le premier juillet 1940 et le 17 avril 1942 (veille de sa nomination au ministère), Abel Bonnard est apparu dans 4 à 8% des journaux édités à Paris contre moins de 4% des journaux édités à Lyon.

Évidemment, le logiciel permet d’illustrer une démonstration (courbe de notoriété).  Mais au-delà de ces évidences, il permet d’appréhender des phénomènes que l’historien n’approche généralement que par impression, parce qu’ils résultent d’une quantité d’informations si importante qu’elle ne peut être démontrée sans un recours aux chiffres.

Concrètement, en quoi Gallicagram vous a aidé à écrire cette biographie d’Abel Bonnard ?
Ce type d’approche est utile pour quatre tâches qu’on peut classer de la plus simple à la plus complexe : l’exploration, l’illustration, la démonstration et l’induction. 
Gallicagram a d’abord été un bon outil de recherche. En cliquant sur un point saillant de la courbe proposée, le logiciel renvoie immédiatement vers les occurrences dans Gallica, ce qui permet de chercher directement au bon endroit. 
Évidemment, le logiciel permet d’illustrer une démonstration (courbe de notoriété).  Mais au-delà de ces évidences, il permet d’appréhender des phénomènes que l’historien n’approche généralement que par impression, parce qu’ils résultent d’une quantité d’informations si importante qu’elle ne peut être démontrée sans un recours aux chiffres. A cet égard, les graphiques suivants sont éloquents. Le premier montre que la carrière littéraire de Bonnard s’est construite sur un public bourgeois, voire réactionnaire, si l’on en juge par la tendance des titres de presse qui le mentionnent le plus (Le Figaro, Le Journal des débats, Le Gaulois, L’Action française). Le second révèle le soutien inconditionnel des doriotistes à Bonnard (Le Cri du peuple, L’émancipation nationale) dans les temps de l’Occupation qui préparent son arrivée au ministère. Le troisième prouve la constance de ce soutien au cours de cette période.

Fig. 6, 7 & 8 : Les dix titres de presse figurant le plus fréquemment Abel Bonnard jusqu’à la veille de son élection à l’Académie française le 16 juin 1932 (gauche) ainsi qu’entre le début de l’occupation et la veille de sa nomination au ministère (droite). Le dernier graphique présente la répartition chronologique des occurrences par titre de presse sur cette même période (ci-dessous).

De même, je savais que Bonnard avait sombré dans l’oubli et que peu de travaux lui étaient accordés, mais il m’était difficile de le situer parmi ses pairs au regard de la postérité littéraire. Pour répondre à cette question, j’ai constitué une liste de plus de 800 auteurs de l’entre-deux-guerres encore vivants au début de l’Occupation, pour lesquels j’ai dénombré les travaux qui les ont pris pour sujet. Cocteau arrive bon premier, précédant Sartre, Bergson, Gide, Valéry et Claudel. Mais si l’on avait intégré Proust au graphique, il aurait écrasé Cocteau avec plus de 1900 ouvrages publiés à son sujet et référencés dans la base IdRef. Quant à Bonnard, il est relégué à la 155e place sur 877.

Fig. 9 : Liste des auteurs de l’entre-deux-guerres encore vivants en 1940 qui sont à ce jour le sujet du plus grand nombre d’ouvrages selon l’IdRef. Si Proust était intégré à cette liste, il prendrait aisément la première place avec plus de 1900 ouvrages publiés à son sujet.

Enfin, concernant la sociabilité mondaine de Bonnard, il m’était possible de disposer de quelques noms, mais impossible de me faire une représentation précise de ses fréquentations. Impossible non plus de peser les relations entre elles à partir d’évocations éparses. J’ai donc procédé par induction pour faire émerger des pistes d’analyse de la masse des données. L’idée étant de reconstituer le réseau mondain du plus brillant causeur de l’avant-guerre en réalisant une analyse robotisée des chroniques mondaines de l’époque. Le résultat sous forme d’un nuage de noms donne une bonne idée de ses fréquentations. Evidemment le système peut être reproduit pour n’importe quel personnage et n’importe quelle époque.

Fig. 10 : Le réseau mondain d’Abel Bonnard avant la Grande Guerre dans la presse numérisée de Gallica. 

Méthode : 1. Extraction du texte de tous les numéros de presse datés d’avant 1914 disponibles sur Gallica contenant la mention « Abel Bonnard ». 2. Isolement des 800 caractères entourant la mention « Abel Bonnard » dans le texte de chacun de ces numéros. 3. Suppression de tous les passages ne contenant pas les termes suivants : comtesse, marquise, duchesse, baronne, princesse – afin d’augmenter la probabilité de traiter uniquement les chroniques mondaines. 4. Reconnaissance des noms de famille. 5. Génération d’un nuage de mots ou chaque nom prend une taille proportionnelle à la fréquence dénombrée.

Et Gallicanet ?
Ce que je viens de vous présenter est donc l’ancêtre d’un système beaucoup plus complexe : Gallicanet. Cet algorithme ne se concentre plus sur un personnage en particulier, mais prend en entrée une liste d’environ 200 noms à partir de laquelle il va produire un véritable réseau social du passé. Ce graphe de réseau a une construction assez complexe. Il est composé de nœuds dont la circonférence est proportionnelle au nombre de liens. Ces liens sont une représentation graphique de la proximité des personnages deux à deux au sein du corpus de presse de Gallica pour la période choisie (ici l’entre-deux-guerres). Ainsi, quand deux personnages sont souvent évoqués ensemble, leur lien est plus épais que si c’est rarement le cas. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’à partir de cette simple proximité dans les textes on puisse produire un réseau qui représente assez fidèlement le champ littéraire de l’époque. Tandis que les écrivains les plus notoires (Gide, Mauriac, Duhamel) sont situés au cœur de la nébuleuse, les avant-gardes se détachent à l’avant-garde du graphique !

Fig. 11 : Reconstitution du réseau social des écrivains de l’entre-deux-guerres par l’algorithme Gallicanet fondé sur la recherche des cooccurrences dans la presse française entre le 11 novembre 1918 et le premier septembre 1939.

Quels ont été les retours du monde de la recherche sur Gallicagram, et quelles sont les évolutions ou enrichissement de l’outil prévus ?
Les retours des chercheurs sont très positifs. Ils n’ont jamais adopté Google Ngram Viewer car l’outil avait une conception opaque, reposait sur des métadonnées de mauvaise qualité et ne donnait pas d’accès direct au corpus, c’est-à-dire au contexte des mots d’où émanent les courbes. Gallicagram est fondé sur ces exigences et nous espérons que ces gages d’intégrité scientifique permettront de convertir ou du moins d’initier les chercheurs en sciences humaines et sociales à la quantification. Ce mouvement semble être en train de s’amorcer, peut-être sous l’effet d’un renouvellement générationnel. Quoi qu’il en soit, beaucoup d’universités parisiennes nous ont fait le plaisir de nous inviter pour présenter le logiciel aux étudiants et nous les en remercions.
Gallicagram est né il y a trois ans. A l’origine, c’était un algorithme rudimentaire qui demandait une bonne connaissance en programmation pour être utilisé. Nous en avons fait un site internet utilisable par tous sans connaissance particulière, grâce à une interface graphique intuitive. Le logiciel s’est enrichi de nombreux corpus (plus de 50 aujourd’hui) de natures très différentes (presse, livres, corpus scientifiques, paroles de chanson) et ce dans de nombreuses langues différentes. L’idée maîtresse est que la délimitation stricte d’un corpus préside à la qualité des analyses. Plutôt que d’utiliser des giga-corpus comme le propose Google, nous avons démontré que l’usage de corpus restreints et homogènes permet d’approcher beaucoup plus finement les phénomènes historiques, sociaux ou lexicaux. Le site propose aussi de plus en plus d’options de visualisation différentes. La diversification des types de graphe permet d’observer des phénomènes différents à partir des mêmes données. Par exemple, l’usage des courbes entraîne une saturation visuelle au-delà de 4 ou 5 mots. En remplaçant les courbes par des bulles on peut placer jusqu’à une vingtaine de mots sur un graphe sans le saturer, et l’on peut augmenter ce nombre jusqu’à 100 en utilisant l’analyse en composantes principales qui permet de réaliser de véritables frises chronologiques.
Multiplication des corpus, diversification des visualisations, intégration de nouveaux outils d’analyse : ce sont ces trois chantiers que nous continuons de mener à la fois. Dans les mois qui viennent, Gallicagram va s’enrichir de trois nouveaux corpus interrogeables instantanément : la base de revues scientifiques Persée, la base de sous-titres de films OpenSubtitles et la Collection Baudoin de textes juridiques de la période révolutionnaire. Nous allons aussi mettre à jour les corpus de Gallica (dernière màj. en 2021). Du côté des visualisations, nous allons créer un détecteur de pics pour permettre la création de frises chronologiques automatiques à partir de listes de mots et intégrer au sein même de Gallicagram une fenêtre de mise en contexte des occurrences pour les recherches dans Gallica qui fonctionnera aussi sur les textes versés à Retronews (contrairement au site de la BnF). Enfin, du point de vue des outils, nous allons tenter de lancer de vastes opérations de calculs sur nos bases de données massives pour changer de paradigme et passer à l’induction. Il s’agirait essentiellement de deux projets : la détection automatique des émergences et des mots tombés en désuétude d’une part et d’autre part la détection des corrélations pour les 100 000 mots les plus utilisés sur notre période. 

Fig. 12 : Les fruits de saison selon Gallicagram. Moyennes mensuelles
pour une liste de 15 fruits dans la presse numérisée de Gallica sur la
période 1788–1950.
Fig. 13 : Analyse en composantes principales dans Gallicagram des tables
de fréquence d’une cinquantaine de mots liés à la Révolution française
dans la presse numérisée de Gallica pour la période 1788 (bleu) – 1805
(rose).
  1. Louis Ferdinand-Céline et Charles-Antoine Deshayes, Lettres à Charles Deshayes : 1947–1951, Bibliothèque de littaréture française contemporaine de l’université Paris 7, 1988, p.87. []
  2. Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009, p. 957 []
  3. Lettre de Marcel Proust à Madame Scheikévitch écrite peu après le 5 février 1922. Philip KOLB, Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, coll. « Correspondance de Marcel Proust », 1970, p. 61-Tome 21. []
  4. Lettre de Marcel Proust à Madame Scheikévitch écrite le 1er janvier 1914. Philip KOLB, Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, coll. « Correspondance de Marcel Proust », 1970, p. 20-Tome 13. []
  5. Lettre d’Abel Bonnard à Marcel Proust, le 29 avril 1920, Philip KOLB, Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, coll. « Correspondance de Marcel Proust », 1970, p. 252-Tome 19. []
  6. Lettre d’Abel Bonnard à Marcel Proust, le 10 septembre 1922, Philip KOLB, Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, coll. « Correspondance de Marcel Proust », 1970, p. 470-Tome 21. []

1 Comment

Madeleine Gardin · 31 janvier 2023 at 16 h 50 min

Passionnant ! (pas tant Bonard que Gallicagram !)

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