Entretien avec Laure Murat

Published by Nicolas Ragonneau on

Photoportrait de Laure Murat
Laure Murat par Philippe Matsas / Robert Laffont

2022 était l’année de Proust, roman national. 2023 sera celle de Proust, roman familial (Robert Laffont).
Le nouveau livre de Laure Murat, plus libre que jamais, est une magnifique réussite. À la fois histoire d’une lecture de la Recherche (en l’occurrence de plusieurs lectures), récit d’une émancipation, chronique sociologique ou ethnologique, il distille un plaisir hypnotique et jubilatoire, réussissant le tour de force d’être à la fois drôle, pudique, lumineux et bouleversant, tout en s’inscrivant dans une tradition qui va de Josef Czapski à Hélène Waysbord, en passant par Varlam Chalamov, Natalia Ginzburg ou Saul Friedländer. Comme eux, et différemment d’eux, Laure Murat attend un baiser du soir qui jamais ne viendra.

Je vais déroger à la question rituelle qui ouvre tous mes entretiens : je ne vais pas vous demander quelle a été votre première lecture de la Recherche ni quel effet cette lecture a produit sur vous, car c’est tout le sujet de votre nouveau livre.
J’aimerais plutôt que vous me disiez combien de fois vous l’avez lu, et pourquoi selon vous ce roman est «
la relecture » par excellence.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne suis pas sûre de savoir avec exactitude combien de fois j’ai lu la Recherche (intégralement s’entend, parce que par petits bouts, c’est incalculable). Je n’ai pas la date précise de la première fois mais c’était approximativement à la fin des années 80, dans l’édition de la Pléiade de Clarac et Ferré, donnée par mon père qui venait d’acquérir l’édition de Jean-Yves Tadié (1987). La deuxième fois, dans l’édition Folio, c’était pour les besoins de ma thèse sur le « troisième sexe ». Je me souviens très bien de cette période où j’étais à Boston pendant deux mois, dans un froid glacial, en 2004, à recopier tous les passages qui concernaient de près ou de loin l’homosexualité (j’ai toujours dans mon ordinateur ce fichier interminable, qui m’a été très utile lorsque j’ai fait mon premier séminaire sur Proust à UCLA). Je pensais que la troisième fois était celle de l’été 2022, en vue de Proust, roman familial. Mais mon ex-compagne, avec qui j’avais passé l’été 2014 en Ombrie, m’a assurée récemment, et sans hésitation, que je relisais la Recherche tout en préparant mon livre sur… la relecture, basé sur un questionnaire rempli par 100 grands (re)lecteurs (Relire. Enquête sur une passion littéraire, Flammarion, 2015). Je suppose que c’était mes travaux pratiques à moi. Mais il est étrange que j’aie totalement gommé cet épisode – il est vrai que je n’allais pas très bien à cette époque. Donc, pour vous répondre un peu plus succinctement : j’ai lu la Recherche quatre fois en entier.
Ce qui en fait certainement le roman que j’ai le plus relu, n’ayant pas, personnellement, de goût particulier pour la relecture. En revanche, la pratique me passionne en théorie, dans ce qu’elle mobilise : l’idée de la reprise (au sens de Kierkegaard), ce « ressouvenir en avant », comme une répétition créatrice de différence et de plaisir dans le même.
Que la Recherche soit le livre de la relecture par excellence tient à plusieurs raisons, énumérées par plusieurs interviewé·es dans le chapitre que je consacre à la Recherche dans Relire. D’une part sa longueur, qui empêche de l’absorber entière, si bien qu’il faudrait y revenir à peine terminée. Mais c’est aussi ce à quoi invite le narrateur : reprendre depuis le début un livre dont il se déclare désormais l’auteur. C’est un cheminement en boucle, la structure même du livre figurant un ouroboros, image du serpent qui se mord la queue. D’autre part, la Recherche est inabsorbable d’un coup en raison de sa richesse : l’intelligence des raisonnements, la beauté des images sont impossibles à intégrer et à reproduire à moins de relectures assidues. C’est aussi le livre de la digression, de la dérive, tout en étant celui de l’addiction (de la jalousie maladive, des désirs interdits, du voyeurisme, etc.), cocktail fatal pour y revenir sans cesse. D’ailleurs, je crois qu’on ne relit pas la Recherche, contrairement à la vieille plaisanterie. On la lit à chaque fois. J’ai été sidérée de découvrir autant de choses lors de ma dernière lecture – dont mon lien généalogique avec les Guermantes ! Et je n’ai aucun doute qu’une cinquième lecture m’apporterait beaucoup.

Le titre de Proust, roman familial m’a semblé tomber sous le sens, puisque le livre s’efforce de dénouer une série de questions à partir d’un constat : je suis née dans le milieu aristocratique décrit par Proust, lequel a connu mes arrières grands-parents (des deux côtés), dont les noms figurent dans la Recherche.

Proust, roman familial est un titre fort habile aux implications infinies, qui ne saurait mieux le désigner. Vous a‑t-il en quelque sorte servi de programme d’écriture ou l’avez-vous choisi a posteriori ?
Le titre de travail a longtemps été Proust ou la consolation. Jusqu’à ce que je découvre en cours de route (au tiers du manuscrit environ), à force de recouper les noms réels (de ma famille) dispersés dans l’œuvre de Proust avec les personnages de fiction auxquels ils sont liés, que le duc et la duchesse de Guermantes étaient… mon oncle et ma tante. Gros choc. Que signifie descendre d’une figure inventée – ou de se réclamer d’elle comme aïeule ? J’ai compris à ce moment-là que j’étais, sans l’avoir voulu, en plein « roman familial », ce concept inventé par Freud qui désigne la recomposition imaginaire des liens familiaux. Tous les enfants ou presque se réinventent des parents, une autre famille, fantasment qu’ils ont été adoptés, etc. Pour ma part, je n’ai jamais douté une seconde être la fille de mon père. En revanche, la fille de ma mère, j’en étais nettement moins sûre. À la pré-adolescence, je me suis même prise à penser que j’étais la fille cachée de Jeanne Moreau, dont mon père avait été jadis l’amant, à l’époque où il était le producteur des films de Louis Malle. C’est dire quel point la névrose est inventive.

Le titre de Proust, roman familial m’a semblé tomber sous le sens, puisque le livre s’efforce de dénouer une série de questions à partir d’un constat : je suis née dans le milieu aristocratique décrit par Proust, lequel a connu mes arrières grands-parents (des deux côtés), dont les noms figurent dans la Recherche. Que produisent ces interactions entre la réalité et la fiction ? Proust, roman familial est avant tout ce qu’on appelle une lecture située. Socialement, mais pas seulement. Ce que j’essaie entre autres de montrer, c’est en quoi l’analyse proustienne de l’aristocratie, loin de m’enfoncer dans une confusion au fond superficielle entre la littérature et la vie, a au contraire constitué pour moi l’instrument d’une désaliénation sociale et d’un apprentissage du réel.

Couverture de Proust, roman familial de Laure Murat

Ce livre, c’est une façon de payer votre dette (mot que vous employez vous-même) à Marcel Proust ? Et quelle est cette dette ?
Elle est double, sinon triple. Proust m’a d’abord dessillé sur mon milieu social, dont il m’a donné le mode d’emploi. Il m’a montré sa vacuité, que je sentais mais n’identifiais pas. Il a mis des mots sur un savoir empirique muet et un malaise que je ne parvenais pas à formuler. Cela a été une étape cruciale, car j’ai compris à ce moment-là que la source de mon désarroi s’enracinait dans un double mouvement inextricable : le prestige revendiqué et la beauté des formes dans lesquelles je vivais masquaient en réalité le vide sidéral du fond, doublé d’une complaisance pour le mensonge social à peu près permanente. Ce fut un sauvetage.
La deuxième étape a trait à l’homosexualité. Lorsque je suis sortie du placard, ma famille m’a unanimement désavouée et tourné le dos. Soit. Je savais à quoi je m’attendais en décidant de parler. Il n’en reste pas moins que cette violence, pour être supportable, requiert une certaine élaboration – je ne veux pas dire « explication », car cela suggèrerait que la brutalité de cette exclusion serait justifiable. Or j’ai trouvé chez Proust un secours inespéré, dans la façon dont il universalise le sujet minoritaire. Dit autrement : Proust, en érigeant l’homosexuel·le en sujet universel, ramène la marge au centre et, ce faisant, relativise la norme. Ce fut un deuxième sauvetage, dans ce sens qu’il me réintégrait dans l’humanité dont ma famille, considérant l’homosexualité « contre nature » (je l’ai entendu), m’avait exclue.
Enfin, la Recherche – ça a l’air bête à dire comme ça – m’a initié au sondage du réel et à ses profondeurs. Avant de le lire, je vivais dans une fiction, une forme de propagande destinée à entretenir un mythe, où toute velléité, tout désir est subordonné à la loi de la reproduction sociale. La recherche du réel auquel Proust nous engage, dans tous les domaines de la vie, est une formidable libération, dont l’effet de consolation est impossible à démonétiser. 

Parlons un peu de la langue de Proust, roman familial. C’est un livre très enlevé, nerveux, avec de très belles trouvailles. On sent que vous souhaitiez aussi adopter un style aussi clair et abordable que possible, de façon à ce que le sujet (foisonnant, et finalement complexe à résumer) intéresse un maximum de lecteurs, et pas seulement les proustiens stricto sensu. Est-ce que c’était une volonté affichée de votre part ?
Oui. Dans tous mes livres, j’essaie d’être aussi claire que possible, et j’évite à tout prix le jargon, que je déteste. C’est même une obsession. Elle tient à ce que les choses sont au départ très confuses dans mon esprit et que je m’efforce de les déplier pour le lectorat comme je l’ai fait pour moi-même. Par ailleurs, j’ai dans mon entourage des gens qui n’ont jamais lu Proust. En expliquant le plus simplement possible comment Proust m’a sauvée, à l’aide de chapitres assez courts et une certaine « pulsation » dans le rythme d’ensemble, j’espère encourager les récalcitrants à le lire et à être sauvés (ou libérés, ou désaliénés, ou consolés, etc.) à leur tour. J’irai même plus loin : ce livre s’adresse peut-être d’abord à celles et ceux qui n’ont jamais lu Proust plus qu’aux proustiens professionnels, à qui je n’ai rien à apprendre, sinon à partager une expérience, certes singulière. Mais toutes les expériences le sont. J’aimerais que ce livre soit une courroie de transmission, et qu’il donne même envie à d’autres de raconter comment Virginia Woolf, Arthur Rimbaud, Cervantes, Annie Ernaux, que sais-je, les ont sauvés. On est beaucoup plus solide après avoir lu Proust et c’est se priver d’une extraordinaire opportunité que d’ignorer son œuvre.

D’une façon générale, j’ai un faible accusé pour les gens drôles, comme l’était mon père. Ce dernier était lié depuis l’enfance à une femme que j’ai adorée, Liliane de Rothschild (1916−2003), et qui était sans doute la femme la plus drôle que j’aie connue. Lorsqu’elle est morte, on a découvert qu’elle avait laissé des instructions pour le menu du déjeuner de son enterrement.

L’humour (et différents types de comique, jusqu’au burlesque) est bien présent dans ce livre. Est-ce que c’est quelque chose dont vous aviez envie depuis longtemps, et qui vous permet d’adoucir un peu les moments plus graves du texte ?
Les deux. Parmi les écueils nombreux qui menaçaient ce texte, il y avait le risque de laisser penser que je pleurnichais sur mon sort de pauvre petite fille riche. Très peu pour moi, même si la cruauté et la brutalité ne sont l’apanage d’aucun milieu social. C’est aussi un choix opportuniste et pédagogique : l’humour, et en particulier l’autodérision que je place au sommet de la pyramide comique, innerve et allège en même temps. Il pointe très précisément le problème tout en le déplaçant. Parce qu’il se construit sur la distance émotionnelle, il instruit plus efficacement, et plus légèrement surtout, que le pathos – qui a ses vertus : j’adore Les Misérables et j’ai une passion têtue pour Victor Hugo. L’humour, par touches, m’est apparu comme un correctif idéal à la solennité un peu lourde et au sentiment de surplomb immanquablement attachés à l’histoire de l’aristocratie, c’est-à-dire d’une domination culturelle extrêmement longue.  Cela étant dit, instiller de l’humour est une solution difficile à trouver et à mettre en œuvre à l’écrit, c’est une sorte de ciselage, qui joue sur l’ellipse, le raccourci, voire la formule (qui est l’issue la plus facile). La recherche d’un « effet » de drôlerie, quand il est réussi, produit toujours un soulagement, parce qu’il dédramatise en très peu de mots. En anglais, on dirait qu’il est : « uplifting » (réjouissant), qui littéralement vous « tire vers le haut ». Le contraire d’un effet « plombant », en somme. Il était indispensable, ne serait-ce que pour mon propre équilibre, de trouver quelques échappatoires de cet ordre pour faire un récit qui, par endroits, ne prête pas forcément à rire.
D’une façon générale, j’ai un faible accusé pour les gens drôles, comme l’était mon père. Ce dernier était lié depuis l’enfance à une femme que j’ai adorée, Liliane de Rothschild (1916−2003), et qui était sans doute la femme la plus drôle que j’aie connue. Lorsqu’elle est morte, on a découvert qu’elle avait laissé des instructions pour le menu du déjeuner de son enterrement. Tout était noir dans l’assiette (truffe, pâtes à l’encre de seiche, gâteau au chocolat). Le résultat c’est que, même dévastée par sa mort, je riais lors de ce déjeuner aux couleurs du deuil. L’humour, c’est aussi cela : une générosité qui peut atteindre au comble de l’élégance, surtout d’outre-tombe. D’ailleurs, quand je pense à elle, ce qui m’arrive souvent, je ris, en me souvenant de ses traits d’esprit. C’est merveilleux, non ?

Votre livre est aussi le récit de deux branches familiales aristocratiques, la chronique d’une généalogie. Est-ce qu’auparavant, dictée peut-être par votre prédilection pour l’archive, vous vous étiez intéressée d’aussi près à l’histoire de vos aïeux ?
Pas du tout. J’ai même tout fait pour m’en tenir soigneusement éloignée. D’autant que ma mère avait déjà écrit une biographie de Colbert (Colbert, Fayard, 1980) à partir d’archives inédites conservées dans sa famille, et qu’un oncle projetait d’écrire sur le 8e duc de Luynes (1802−1867), un homme d’une immense culture surnommé « le savant », ce qu’il n’a jamais accompli. Côté Murat, toutes les archives avaient été données aux Archives nationales, et je n’avais pas du tout envie de me pencher sur la légende napoléonienne – ce que ma mère, là encore, avait déjà fait avec son premier livre (Napoléon et le rêve américain, Fayard, 1976). Cela me fait penser que j’ai tout de même écrit un livre intitulé L’Homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, 2011), dont le sujet n’avait néanmoins rien à voir avec mes ancêtres, sinon dans le fantasme : comment délire-t-on l’histoire dans les asiles psychiatriques au XIXe siècle ? Ce livre, je voulais le dédier à la mémoire de mon père, mort en 1998. J’ai dû y renoncer. Comment dédier un livre avec un titre pareil à un homme qui se prénommait lui-même Napoléon ?
J’ai vécu dans un monde saturé par le récit toujours recommencé de l’histoire familiale et je n’avais qu’une idée, c’était d’aller voir ailleurs. Ce que j’ai fait, en m’intéressant à l’histoire de la littérature, des questions de genre et de la psychiatrie. Cet ailleurs s’est aussi matérialisé géographiquement, « à l’autre bout de monde », puisque je vis à Los Angeles depuis 2006, ce qui n’est pas tout à fait un hasard. Aux États-Unis, où ces questions généalogiques ne disent rien à personne, on ne me renvoie jamais à mes origines sociales, ce qui est reposant.
Jusqu’à l’écriture de Proust, roman familial, je ne parlais pour ainsi dire jamais de ma famille. Si bien qu’avec la publication de ce livre, j’ai presque l’impression de vivre une deuxième sortie du placard !

Votre description de l’aristocratie est terrible : un monde vide, profondément corseté, où les émotions sont systématiquement refoulées car contraires à la bienséance. Pour 99,9 % des personnes vivant dans ce pays à la fin du XXe siècle, c’est un monde aussi inconnu que les Papous filmés dans La Vallée, le film de Barbet Schroeder. Est-ce que vous vouliez le documenter un peu à la façon d’une anthropologue ?
Je ne crois pas. En tout cas, ce n’est pas comme ça que je l’ai envisagé. Je me suis surtout attachée, dans le premier tiers du livre, à faire un récit qui donne le contexte élémentaire pour ce qui va suivre, à savoir : comment Proust a changé ma vie, ce qui est le sujet de Proust, roman familial. Mais avant, il fallait savoir, même rapidement, ce qu’avait été ma vie et planter le décor a minima, raconter le monde de mon enfance et les principes d’une éducation, sinon le lectorat n’y aurait rien compris et n’aurait pas pu voir le rapport avec la Recherche. Cela a peut-être été la partie la plus difficile pour moi, car il fallait garder la bonne distance par rapport à une histoire à laquelle, d’emblée, je suis collée (c’est mon enfance, ce sont mes origines) et totalement détachée (je ne vois plus ma famille depuis trente ans et je vis, en quelque sorte, sur une autre planète, à des années lumières de leurs préoccupations). Cet écart s’est creusé assez tôt, puisque je suis partie de chez mes parents à l’âge de dix-neuf ans. À l’époque, j’avais trouvé un studio dans le quartier de la République à Paris. Une cousine m’avait dit : « Pour moi, la République, c’est la Chine » – prenons la formule comme une image plutôt que comme un commentaire politique. En me lançant dans ce livre, je craignais constamment d’exagérer, dans un sens ou dans un autre. Pour m’en sortir, je me suis attachée à sélectionner les traits pertinents de mon éducation qui viendront instruire en creux la lectrice de la Recherche que je suis devenue. J’ai opté pour une narration sobre, qui évite de trop nombreuses généralités sur un milieu et privilégie non pas le jugement moral ou la critique sociologique, mais le monde sensible. J’ai fait un violent effort de mémoire (que j’ai mauvaise) pour me souvenir, en toute subjectivité, de sensations de mon enfance et de mon adolescence, avec une phrase de Mallarmé en tête : « Peindre non pas la chose mais l’effet qu’elle produit ». Ce qui est contraire à mon tropisme d’historienne et d’essayiste, qui relève de temps en temps la tête pour cadrer le récit. 
Après, c’est surtout de Proust qu’il s’agit ou plutôt de ma lecture, disons, informée, orientée, de la Recherche et des effets prodigieux de ce livre.

Pour vous, il n’y a pas d’ambiguïté, la Recherche est, entre autres choses, une peinture féroce de l’aristocratie. Comment a‑t-on pu le voir autrement ?
Il y a des raisons à cette méprise. Il y a peu, je disais à une amie combien la Recherche était la critique la plus terrible de l’aristocratie que je connaisse, et elle m’a regardée avec des yeux ronds, incrédule (pour rester polie). Deux minutes plus tard, je comprenais qu’elle s’était arrêtée à À l’ombre des jeunes filles en fleurs, ce qu’elle me confirmait. Vous êtes bien placé pour le savoir : les lecteurs du cycle complet ne sont pas si nombreux (525 000 lecteurs francophones, selon vos propres estimations). Or la Recherche est aussi le grand livre de l’inversion, dans tous les sens du terme : Proust le dit lui-même, tous les personnages s’avèrent à la fin l’inverse de ce qu’ils étaient au début. Résultat, l’aristocratie encensée à travers la magie des noms, la figure immarcescible de la duchesse de Guermantes dont le narrateur est amoureux, les manières exquises de Robert de Saint-Loup etc., tout s’effondre à partir du Côté de Guermantes. Mais encore faut-il arriver jusqu’au Temps retrouvé pour le comprendre.

Une autre raison possible, c’est que Proust « comprend » tout. Dans les deux sens du terme : il saisit tout intellectuellement et englobe, incorpore toutes les opinions, pour mieux analyser les fluctuations de la pensée dans le temps et de l’opinion dans le grand kaléidoscope de la société. Si bien que, sur bien des sujets, chaque « camp » essaie de le récupérer et qu’on n’arrête pas de débattre, à vide, pour savoir s’il était prosélyte de l’homosexualité ou homophobe, sioniste ou antisémite, etc. Dans le même ordre d’idées, il a donné suffisamment de grain à moudre avec certaines de ses descriptions enchanteresses du faubourg Saint-Germain, pour qu’on le considère comme un chantre de l’aristocratie. Mais il faut bien comprendre que cet éloge des sommets sert en réalité un raisonnement destiné à mieux précipiter l’aristocratie dans sa chute. Car le portrait final de cette classe, et de « ses festins de barbares », est sans appel.

Enfin, il y a cette tarte à la crème, le fameux snobisme de Proust, irréductiblement attaché à sa personne et à son œuvre. Il faudrait faire ici tout un développement, qui excèderait le format de cet entretien, pour détailler cette question. Disons pour aller vite que le snobisme, auquel Proust a sans doute cédé dans sa jeunesse, est devenu chez l’écrivain un instrument d’analyse au service d’une des œuvres les plus lucides de la littérature française. Le portrait brillant qu’il fait de l’aristocratie au début de la Recherche est un portrait en quelque sorte attendu, qui reproduit une légende : le jeune narrateur est « ébloui ». Mais quand on est ébloui, par définition, on ne voit rien. Or la Recherche est l’histoire d’un long dessillement, notamment sur ces machines à délirer que sont la jalousie et le snobisme. Vue à travers ce prisme, l’aristocratie devient un objet d’étude, une construction imaginaire démystifiée, dont la réalité, insiste Proust jusqu’au bal de tête, n’a rien à voir avec la légende. Ou plutôt si : la réalité, n’en déplaise aux snobs – et aux aristocrates donc ! –, est le contraire de la légende.

Categories: Entretiens

12 Comments

Ruth Brahmy · 24 août 2023 at 10 h 22 min

Passionnant entretien. Laure Murat transmet une énergie et une force magnifiques. J’aime son obsession de la clarté. On ne peut que commander son livre après avoir lu cet entretien, ce que je vais m’empresser de faire.

    christophe dujardin · 26 août 2023 at 10 h 12 min

    Je partage l’avis de Ruth. Merci Nicolas pour ce brillant entretien qui corrobore les excellentes critiques du livre de Laure Murat. Bien à vous

      Chaillot · 7 novembre 2023 at 12 h 28 min

      Laure Murat a parlé dernièrement dans un entretien au Monde, du milieu social dont elle est issue, et j’ai trouvé justes ses propos sur ce « monde vide de forme » dont je viens également à un niveau plus modeste toutefois. Ce rejet viscéral de sa mère envers l’homosexualité est d’autant plus frappant qu’il est notoire que Charles d’Albert de Luynes, ancêtre de la princesse Inés Murat, était le favori de Louis XIII. Voilà un passionnant sujet de psychogenealogie.

    Gastaldi · 27 août 2023 at 11 h 11 min

    Remarquable entretien, intelligent, vivant. Bien sûr un livre essentiel à ajouter aux incontournables !
    Merci Nicolas.
    Anne-Lise Gastaldi

    Anita Rudman · 31 août 2023 at 18 h 42 min

    Merci pour cet entretien. profond, comme d’habitude. Etant donné le travail, déjà publié, a fortiori sur MP:-) !de LM – se précipiter sur ce nouveau …précipité , sensible,des couches enfouies du temps était indispensable. Première récompense à cette nouvelle lecture ? Outre ce style « singleton « où l’humour ‚hilarant ‚le dispute toujours à l’émotion retenue ? Son rappel de votre mot-valise : » proustige »👍.Et sa signature, en réponse » proustidigitateur » 👏👏dont j’aimerais avoir le copyright:-).Enfin une formidable réponse aux « scies » habituelles sur la pseudo »aristocratidolatrie »de MP avancée par ts ceux qui n’ont pas lu « À la recherche » ! Cdlmt

christophe dujardin · 26 août 2023 at 11 h 19 min

A noter un entretien de Laure Murat par Laure Adler à la maison de la poésie le 14 septembre à 19 h

    Nicolas Ragonneau · 26 août 2023 at 11 h 39 min

    J’aurai le plaisir d’échanger avec Laure Murat et Benoît Trémolières le 13 à L’Infinie Comédie à Bourg-la-Reine.

Jack Dub · 26 août 2023 at 11 h 37 min

Passionnant ! Merci !

Beaume · 27 août 2023 at 13 h 17 min

Entretien passionnant pour une œuvre enthousiasmante ! J’aurai plaisir à découvrir son livre ! Merci ces questions si justes !

Nahla Codoni · 28 août 2023 at 10 h 49 min

Un entretien remarquable et un livre qui doit l’être tout autant.

Anita Rudman · 31 août 2023 at 18 h 24 min

Merci pour cet entretien. Profond . As usual. Important de savoir ainsi que « consolation » aura été un titre projeté au départ pour (re) parler de Proust!!!
Se précipiter sur ce précipité des couches du temps comme tt ce qu’a déjà publié LM. En particulier sur MP. Et toujours avec ce style « singleton »:humour hilarant mâtiné d’émotion contenue. Première mini récompense?clin d’œil à votre mot valise » proustige » par sa création » proustidigitateur » dont j’aimerais avoir le copyright:-)) Une réponse structurée à toutes ces scies sur « l’aristocratidolatrie » supposée de MP de ceux qui n’ont jamais lu » À la Recherche.. » en entier Cdlmt

Not Albertine · 22 septembre 2023 at 22 h 46 min

« D’ailleurs, je crois qu’on ne relit pas la Recherche, contrairement à la vieille plaisanterie. On la lit à chaque fois. J’ai été sidérée de découvrir autant de choses lors de ma dernière lecture – dont mon lien généalogique avec les Guermantes ! Et je n’ai aucun doute qu’une cinquième lecture m’apporterait beaucoup.” L.M.

Why do most readers announce, “I’ve read Proust,” but they rarely reread ?
Would they also say, “I’ve seen Chardin’s “La raie,” so why see it again » ?
Or
« I’ve already listened to Beethoven’s late quartets once, why bother a second time » ?
Laure Murat is wise : “On la lit à chaque fois.”

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